Un Roi tout nu

Chapitre 5

 

Depuis vingt jours les deux ménages ne se voyaient plus.Sentilhes ayant affirmé à Valentine que Fauvarque lui avait manquéd’égards, celle-ci jugeait qu’il fallait attendre des excuses quine vinrent pas. Ils s’indignèrent, puis, inquiets, dissimulés parun rideau, lui dans son atelier, elle dans sa chambre, ilsobservaient la maisonnette. Chaque jour ils craignaient dedécouvrir un tableau de misère, de désespoir peut-être. Les voletsne s’ouvraient plus, ou bien c’était Jeanne qu’on surprendrait, aupetit matin, sortant de chez elle, pour aller rejoindre un postediscret qu’elle n’avouerait pas. Mais non, l’existence continuait àse dérouler facile, heureuse. Carlos et Valentine demeuraientsongeurs devant le miracle de cette vie.

Un matin, Valentine aperçut deux têtes blondes dans le jardindes Fauvarque, l’une toute dorée, l’autre couleur de lin :Jeanne et Renée Vidil. On eût dit deux petites filles. Leur gaîtéattira Fauvarque. Longtemps il s’emplit les yeux des jeux de samaisonnée, et Valentine, qui l’avait tout d’abord enveloppé d’unregard chargé de tendresse, se rembrunit soudain, jalouse.

– Il n’a jamais compris mon amour !

Dans la suite, bien souvent, elle fut sur le point de descendre.Elle dirait en riant : « Vous voyez ! C’estmoi… » mais elle préféra recourir à Huslin. Il avaitbrusquement interrompu ses visites. Elle lui écrivit du ton d’unevieille amie affectueuse, lui reprochant sa longue absence,s’inquiétant de sa santé et le priant de venir déjeuner. Il déclinal’invitation, car il en pressentit le mobile et jugeait nécessaireque l’amour de Valentine mûrît dans l’inquiétude. Elle froissa lebillet avec fureur, puis elle pleura dans ses mains se demandant,angoissée pour la première fois, si la porte des Fauvarque ne luiétait pas définitivement fermée.

Ce jour-là, comme elle était au Bois, au bord du lac, uneémotion subite et incompréhensible bouleversa son être. Les canotsblancs, les canards gris et les cygnes prenaient leurs ébats sur lanappe chatoyante. Elle fut saisie d’un besoin douloureux, tant ilétait profond, de rencontrer, sans perdre une seconde, quelquegrand bonheur imprévu. Elle eût couru, si elle avait osé, vers ceparadis dont ses nerfs et son cerveau étaient avides. Elle repriten toute hâte le chemin de sa maison.

En descendant la rue de Boulainvilliers, laquelle est très enpente, fébrile, elle se laissait aller dans un sautillement detoute sa personne. Elle fit un sourire à la boulangère, grande etbelle rousse, un autre à madame Lecoutre qui se trouvait à la portede sa mercerie.

– Non, je ne dois pas entrer chez les Fauvarque,songeait-elle. Ils ont eu avec Carlos une attitude impossible.Voilà des gens à qui on ne peut même pas donner un conseil. Est-ceque Jeanne, depuis trois semaines, n’aurait pas dû venir mevoir ?

Au moment de franchir le seuil de sa maison, elle pivota sur sestalons, traversa la chaussée et alla sonner à la porte d’enface.

Un pas résonna, une voix de l’intérieur répondit qu’on venait.C’était Fauvarque. Tremblante d’émotion, elle balbutia :« J’ai eu tort… » L’instant d’après, la portes’ouvrait.

– Ah ! madame Sentilhes. Vous êtes gentille d’êtrevenue nous voir.

– Je ne suis pas comme votre femme qu’on ne rencontrejamais que chez elle.

– C’est vrai, elle ne sort pas beaucoup, elle aime à resterquand je travaille… et moi-même, cela me plaît de la sentir autourde moi… Mais qu’est-il donc arrivé ? Nous nous disions :« Comment se fait-il qu’on ne voie plus madameSentilhes ? »

Le son de ces paroles, et ce jardin et cette maison donnaient àValentine l’impression d’arriver au milieu d’une fête.« Ah ! voici la chèvre… Ah ! voici les chats… »s’exclamait-elle ingénument pendant que son cœur battait :« Voici Fauvarque. Voici Fauvarque… » Et elle touchaitles bêtes, elle touchait les arbres, elle mettait le doigt sur latable massive, parce qu’elle ne pouvait pas toucher Fauvarque. Enouvrant la porte de la maison, il lui dit :

– Vous allez rencontrer monsieur Sentilhes.

– Mon mari ? s’écria Valentine stupéfaite.

– Il est déjà venu deux ou trois fois nous serrer la mainen passant.

Elle manifesta sa surprise froidement. Elle ne s’expliquait pascette perfidie et, dans le saisissement qu’elle en éprouvait, toutesa joie s’affaissa.

Carlos était assis, sa canne et son chapeau en mains. À l’entréede sa femme, il ne broncha pas. Le sourire étalé sur sa face sefixa au coin des lèvres. De son côté, elle évita de poser les yeuxsur lui. Tout à l’heure, ils s’étaient séparés amicalement. Mais,en se retrouvant auprès des Fauvarque enfin reconquis, ilssentirent l’un et l’autre qu’un froissement grave les divisaitdepuis longtemps.

– D’où venez-vous, si belle ? fit Jeanne, en attirantla visiteuse. Voyez-vous, Henri, comme madame Sentilhes estbelle ?

– Une Madone.

– Vous ne sortez donc jamais ? demanda Valentine, endétournant ses joues rougissantes.

– Pourquoi sortir ? dit Jeanne. Lorsque Henritravaille, j’ai horreur de m’en aller toute seule ; quand ilne travaille pas, nous avons le jardin… Des amis viennent souventprendre le thé à l’improviste… Aujourd’hui nous avons eu l’idée deréunir dans l’atelier les œuvres de mon mari. Voyez donc.

À ces mots, Valentine se replia sur elle-même. Ses yeux, quierraient par la pièce, s’efforcèrent à ne point voir, son cerveau àne pas comprendre. Mais soudain, prise de haine contre son maridont elle rencontra le regard anxieux :

– Je trouve ce Nu très bien, s’écria-t-elle, mais trèsbien ; d’ailleurs toutes ces études sont admirables.

Carlos était livide. Il se leva bientôt en balbutiant quelquesparoles d’excuse, et sortit, le visage préoccupé, accompagné parFauvarque.

– Qu’est-ce qu’a monsieur Sentilhes ? il devienttriste, dit Jeanne en jouant avec la chaîne que Valentine portaiten sautoir ; puis elle lui prit la main, lui fit tourner lesbagues autour des doigts et ajouta avec une nuance d’ironie quialla s’affaiblissant :

– Il s’est beaucoup inquiété à notre propos, je vous assurequ’il a tort ; j’ai en Fauvarque une confiance illimitée.

Elle disait vrai. Son existence auprès de lui était unravissement de toutes les minutes. Il savait éclairer de sérénitéses moindres actes, transformer les heures difficiles en heuresenchantées. Parfois il arrivait essoufflé d’avoir couru, ets’arrêtait les yeux si brillants, le visage si lumineux qu’elle lequestionnait.

– Qu’y a-t-il ? Pourquoi êtes-vous sicontent ?

Il répondait :

– De vous revoir.

Alors elle ne pouvait s’empêcher de l’embrasser. Il paraissaitrapporter de tels trésors en rentrant chaud de soleil et décoiffépar le vent, qu’une vraie richesse entrait avec lui et remplissaitla maison.

En entendant le véritable son du bonheur à travers le récit deJeanne, Valentine évoquait sa vie conjugale. Et la question qu’ellecraignait vint doucement s’insinuer dans son cœur :

– Et vous, chère amie ?

– Moi ?

– Oui, vous êtes heureuse ?

– Oh ! oui, heureuse…

Une boule au fond de sa gorge empêcha Valentine de poursuivre.Prise d’angoisse, elle se leva.

– Déjà ! fit Jeanne, attendez au moins que j’avertissemon mari.

– Mais non, je vous prie, ne le dérangez pas…

– Le voici.

Elle le vit, rayonnant, magnifique.

– Vous ne voulez pas me voir ? Vous êtes fâchée contremoi ? lui dit-il avec son sourire franc.

Ils marchèrent côte à côte, lentement, dans l’allée.« N’ai-je pas à lui parler ? » se demandaitValentine émue de le sentir si près d’elle.

Ce fut lui qui se pencha :

– Ne restez plus si longtemps sans venir, dit-il d’une voixd’adolescent.

– Avez-vous seulement pensé à moi pendant ces troissemaines ?

Il se mit à rire :

– Je crois bien, que j’ai pensé à vous…

Elle s’arrêta, étourdie. Son cœur battait fort. Elle attendaitun mot de plus ou un geste… Fauvarque ne voulut pas dissiper ledoute, car, s’il était content de retrouver cette femme parfumée,il avait le souci de ne lui offrir aucune prise.

– À quand ? demanda-t-elle humblement.

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