Un Roi tout nu

Chapitre 5

 

C’était une journée glaciale et pluvieuse. Le ciel, les maisons,les rues semblaient taillés en bas-relief dans un même bloc deglaise verdâtre. Les passants se mouillaient le visage. Leurssemelles buvaient l’eau du trottoir comme des éponges.

– Pouah ! Pouah ! Pouah ! fit Jeanne endescendant les marches du métro, tandis que la nappe d’air tiède etputride du souterrain atteignait le niveau de son menton etsoulevait jusqu’à ses narines une petite vague écœurante etmolle.

– Ça sent l’épidémie, commenta Fauvarque en riant derrièrele col remonté de son pardessus. On aurait mieux fait de resterchez nous.

Deux convois combles passèrent avant que Jeanne se résignât às’écraser dans le troisième.

À peine entrée elle se plaignit d’étouffer. Fauvarque voulut ladégager et marcha sur le pied d’un officier qui lui en fit de façonrogue la remarque. Aussitôt vingt regards mornes se dirigèrent verslui.

– Nous serons contents de rentrer chez nous, ce soir,marmonna Jeanne.

Ils avaient écrit à Huslin qu’ils lui demanderaient à déjeuner.L’écrivain leur avait répondu par une lettre pleine d’effusion, lesremerciant d’avoir pensé à lui et offrant de mettre à ladisposition de Jeanne une chambre où elle pût s’arranger avantd’aller chez les Sentilhes.

Vers midi, suivant une vieille habitude, Huslin se mit deboutdevant sa fenêtre, afin de surveiller l’arrivée de ses amis. Ilétait fiévreux. La pensée de revoir les Fauvarque l’avait tenuéveillé une partie de la nuit. Il avait le sentiment qu’un peu desa jeunesse revenait à lui, car il se sentait fatigué etvieilli.

Depuis de longs mois, il n’avait pas éprouvé une seule véritablejoie. Son amour pour Valentine lui avait coûté sa foi en lui-même.Elle venait bien encore le voir à intervalles réguliers et ilcontinuait à la posséder, sans toutefois dominer son esprit. Ils’était usé à vouloir lui façonner une âme qui pût sentir ets’émouvoir. Chaque jour l’essence impalpable qu’il essayait defixer fuyait davantage entre ses doigts. Et maintenant, lasse delui, sans doute, elle lui apportait un corps qui devenait aussi unechose étrangère. Contre cette forme d’albâtre rigide et tiède, ilse heurtait. Il guettait une étincelle. En vain. Alors ilcomprenait que Valentine bientôt s’en irait, sans avoir reçu sonempreinte, identique à la femme qu’elle eût été sans lui. Et cettepensée le faisait souffrir parce que son cerveau ébranlé en tiraitle présage d’une déchéance.

Il remuait ces idées lorsqu’il vit se rapprocher dans l’avenueun homme à la taille fine, aux larges épaules, et une femme au pasferme, qui se balançait en marchant. Il ne les reconnut qu’au boutd’un instant. Ce fut le battement de son cœur qui le renseigna. Ilse précipita hors de son cabinet, ouvrit la porte, et prêtal’oreille.

– Je vous ai vus… Je sais déjà… Vous êtes beaux… Vous êtessuperbes !… cria-t-il en descendant l’escalier pour accueillirplus tôt ses amis.

– Et vous ? Vous allez bien ? Vous êtescontent ? Vous avez travaillé ? demanda Fauvarque.

Huslin ne répondit pas. Il embrassa le peintre avec un plaisirfébrile, il tâta sa poitrine musclée, puis les bras d’acier deJeanne et ils entrèrent tous les trois par la porte restée ouverte.Une odeur bleue d’encens régnait dans l’appartement, décoré jadispar Fauvarque ; il n’avait point changé. Le peintre et Jeannele peuplèrent de leurs voix heureuses et de leurs yeux clairs quise ressemblaient.

– Ça sent bon chez vous… et c’est beau, beau, beau, fitJeanne en entrant. J’aime votre table espagnole. Je reconnais voscolonnes dorées de livres… Voici le canapé où l’on s’enfonce commeun fond d’un panier.

À mesure qu’elle les nommait, dans la pénombre de la pièce, latable, les colonnes de livres, le canapé, pour Huslin se couvraientde lumière. Et il se reprit à aimer et à comprendre le décor où ilvivait avec indifférence. Mais son regard manquait de gaieté. Ilsouriait d’un sourire débile.

– Vous êtes lugubre, mon cher, lugubre ; il faut vousdérider ! s’écria Jeanne.

– Vous n’êtes pas souffrant au moins ? demandaFauvarque.

– Eh ! non, je vous assure, ni souffrant ni…

– Ça sent les huîtres par ici ! fit Jeanne.

– Il se pourrait, poursuivit Fauvarque, mais je dépiste enplus un singulier fumet de venaison…

– Je ne serais pas étonnée qu’un foie gras truffé rôdâtquelque part… reprit Jeanne.

– L’arôme d’un ananas circule dans la maison.

Huslin se sentit reconnaissant à ses amis d’être là, parmi seschoses à lui et se prit à chérir en eux jusqu’à cet égoïsme qui lesrendait insensibles à sa détresse. Ils couraient comme deux oiseauxchanteurs qui s’amusent et qui ne comprennent rien à lasouffrance.

– Asseyez-vous, monsieur le mal en train, ordonna Jeanne.Voyez-vous les Sentilhes quelquefois ?

– Oui… souvent.

– Que deviennent-ils ?

– Je vois, ma chère amie, que vous ne lisez pas lesjournaux… On ne parle que du beau Carlos…

– Les journaux ? Qu’est-ce qu’il a doncfait ?

– Mais, des pas de géant, chère amie. Il dîne à l’Élysée.Il est déjà question de l’envoyer à l’Institut.

– Brave Sentilhes ! s’exclama Fauvarque dans uneexplosion de joie sincère, je suis content pour lui… et pour moiaussi, car il n’est pas mauvais d’avoir un ami qui dîne à la droitedu président… Mais qu’est-ce qu’il a fait ?… Uneexposition ?… La dernière nature morte que j’ai vue de lui,avant de quitter Paris, n’était pas mal du tout…

« Oh ! naïveté céleste ! lui répondit Huslin, enpensée, une petite nature morte explique pour toi gloire, fortune,honneurs… Si tu savais les chemins tortueux qu’il nous a fallusuivre… »

Mais il se garda de dissiper l’erreur du peintre.

– Leur nouvel appartement est bien ? demandaJeanne.

– Un appartement ! Dites un somptueux hôtel !

– Oh ! oh ! et que raconte sa femme ?

L’écrivain haussa les épaules. Son visage se contracta en unegrimace d’amertume.

– Valentine devient insupportable, dit-il d’une voix aigre.Elle est nerveuse, fière… Elle n’est plus reconnaissable… Vous laverrez cet après-midi, à moitié nue dans sa robe, au milieu d’uncercle d’adolescents stupides…

Jeanne éclata de rire :

– Vous en parlez drôlement, dit-elle.

– Bon, je vois, ajouta Fauvarque, vous êtes neurasthéniquealors que c’est notre pauvre Sentilhes qui aurait raison del’être.

– Que racontez-vous là ?…

À ce moment, Pierre, le valet de chambre, entra pour annoncerque le déjeuner était servi. Jeanne sauta à bas de son siège etvint soulever Huslin encore affaissé dans son fauteuil.

– Là, doucement, doucement ; n’allez pas trop vite,vous vous feriez du mal.

– Ah ! que n’ai-je deux lits à vous offrir !s’écria Huslin ; vous passeriez avec moi une semaine, cela meremonterait pour un an !

– Voici les huîtres, fit Jeanne en pénétrant dans la salleà manger, où les larges coquilles roses ouvertes sur la tabledégageaient l’odeur ambiguë de la mer.

– Vous avez un flair merveilleux, lui répondit Huslin. Vousvoyez les huîtres et j’avoue le foie gras. Quant à Fauvarque il aparlé de venaison et d’ananas… il n’y en a pas même le soupçon.Avez-vous au moins flairé mes crus ? ajouta-t-il ens’adressant au peintre.

– Un petit Bourgogne, fit celui-ci.

– Allez, taisez-vous. Vous n’y connaissez rien. J’énumèredans l’ordre un Vouvray, un Bas-Médoc, un Saint-Estèphe et du vinde Champagne.

Après les hors-d’œuvre fut présentée une timbale de poissonfumante, qu’on plaça au milieu de la table pour plus d’intimité.Huslin, qui servait, semblait soulever du fond de la croûte roussiedes poids énormes. Il tirait un filet de turbot, la chair blanched’un homard, des champignons sous des manteaux de sauce, et il seréjouissait d’entendre Jeanne et Fauvarque saluer au passage cesmorceaux délicats.

– Assez, criait Jeanne.

– Alors, il est pour moi ! disait Fauvarque.

– Mais Huslin ne mange pas !

– Tant pis pour lui !

Le repas s’animait. Calé dans son siège, Fauvarquedit :

– En somme, depuis un an nous avons tous bien travaillé.Sentilhes est aux étoiles, vous vous êtes enrichi, moi j’aipeint.

– J’ai vu vos dernières toiles chez…

– Des plaisanteries ! interrompit Fauvarque. Ce sontmes fresques qu’il faut voir. Car je vous l’ai dit dans ma dernièrelettre, j’ai enfin obtenu le résultat que je recherche depuisquinze ans : exalter la vie par une peinture héroïque.Remarquez bien que nous n’avions rien dans notre art qui fûtcomparable aux harmonies d’un Bach, aux strophes épiques d’unHomère ; alors que le symphoniste et l’écrivain font éclaterles spectacles du monde comme des capsules trop pleines, le peintren’a jamais dépassé, dans ses œuvres, la vision d’un hommeordinaire…

À ces mots, Huslin eut un souvenir. Jeanne qui l’observait futétonnée de son silence. Elle se rendit compte qu’il faisait effortsur lui-même pour approuver Fauvarque et n’y parvenait pas.Celui-ci reprit :

– Je suis le premier qui soit parvenu à montrer, par lemoyen de la peinture, la vie au paroxysme de sa beauté et de saforce, tout en restant simple, ce qui est mon grand souci… Mesfresques sont même tellement simples qu’on les comprend d’un coupd’œil… On les comprend trop vite… Il est venu chez nous, depuis unmois, une quinzaine de personnes… Elles sont tellement saisiesqu’elles se taisent.

Des sentiments profonds remuaient Huslin. « Mon pauvre ami,songeait-il, une horrible déception t’attend… Ai-je le droit de tecacher ce que je sais ? Tu me le reprocherais plus tard commeune trahison. » Mais l’obligation de parler lui était odieuse.Il ne s’y résolvait pas encore. Et de nouveau la tristesse creusason visage.

Pierre venait de déposer sur la table une poularde rôtie, lasalade et les légumes. Huslin versa du vin à ses convives. De plusen plus gai, Fauvarque éprouvait un grand besoin de s’épancher.

– Mon cher, s’écria-t-il, vous viendrez passer l’été cheznous… Je vous invite !… À ce moment-là, nous serons riches etles amateurs en train de courir… Je vous promets qu’ils n’aurontrien pour rien. Il faudra qu’ils déboursent de « la belleor » crépitante, gazouillante, reluisante et trébuchante. Vousrecevrez l’accueil d’un roi… Jeanne vous gâtera… Moi-même j’aibesoin maintenant d’une vie douillette… les bons petits plats… lesdraps bassinés en hiver… les linges bien fins en été…

– Vous pouvez y compter, vraiment !… fit Jeanne d’unton plaisant.

– Mais j’y ai toujours compté, avec une femme aussidélicieuse et charmante que vous.

– Prenez garde qu’une charmante et délicieuse main ne vousarrache les trois quarts d’une oreille.

– Mon premier projet, dit Fauvarque en reprenant son idée,consiste à acheter la maison que nous habitons… Elle est agréable,solide… Pour l’instant elle n’a qu’un gros abcès sur le flanc qu’ils’agit d’extirper : c’est le propriétaire… Ne croyez pasd’ailleurs que monsieur Lavoine soit un méchant homme… Depuis notreentrée, nous lui avons payé en tout et pour tout le premierterme…

– Un drôle d’individu, insista Jeanne ; j’ail’impression qu’il est très content de nous avoir chez lui.

– Parbleu ! s’exclama Fauvarque, il est malin, ilflaire la bonne affaire. Il se dit « Un jeune ménage… Unefemme charmante… Une exposition !… les voilà lancés !…ils m’achètent maison, jardin, potager à bon prix…Soignons-les ! soignons-les ! Des occasions commecelles-là ne se retrouvent pas…

– Le projet d’Henri me paraît très bien, dit Jeanne, en setournant vers Huslin. Si nous voulions plus tard nous agrandir, lepère Plomion nous céderait volontiers du terrain. En somme la seulechose que l’on puisse reprocher à cette maison, c’est d’êtreéloignée de Paris…

– Entendu, riposta Fauvarque, mais cet inconvénient, il netient qu’à nous d’y remédier. Des petites autos maintenant on entrouve autant qu’on veut… Je paye comptant, je prends la voiture…et c’est une affaire conclue.

– Qu’en pensez-vous, Huslin ? demanda Jeanne.

L’écrivain ne répondit pas. Jeanne et Fauvarque, étonnés,levèrent les yeux sur lui.

– Fauvarque, dit-il après un silence, tandis que ses mainstremblaient légèrement, ne m’appelez pas un prophète de malheur sije vous mets sur vos gardes… Il y a, je crois, une confusion… Vousavez peut-être mal interprété le sentiment de ceux qui ont été vousvoir depuis un mois…

– À quel propos me dites-vous cela ?

– À propos de vos fresques.

– Pourquoi y aurait-il confusion ? Je ne vouscomprends pas.

– Voici, reprit Huslin ; vendredi dernier, j’airencontré Demons, Martin-Beaux, monsieur Fouqueroux et monsieurDalby dans une même réunion… Tous quatre revenaient de chez vous…Et vous savez comme ils vous ont toujours exalté… J’ai eul’impression que cette fois… que cette fois…

Il n’osait plus poursuivre ! Devant lui, il voyait soudainun homme de pierre en qui toute affection était morte, des yeux dediamant éclatants et durs et une lèvre mince, tendue ; commeun arc. « Il faut parler quand même », se dit Huslin.

– Oui… mon vieux Fauvarque… Je ne sais pas si les jugementspénibles qu’ils ont portés sur vos derniers travaux ont une basequelconque, puisque je n’ai pas encore eu le loisir de me faire uneopinion personnelle mais ce que j’ai entendu m’a été désagréable,et je tiens à vous en avertir, car je m’aperçois que vous fondezbeaucoup d’espoir sur ces travaux… L’impression de nos amis est quela solitude aura exaspéré votre imagination, augmenté votreconfiance en vous… et que vos fresques sont un peu… obscures… Ilsont même dit indéchiffrables…

Fauvarque s’était dépensé jusqu’ici, sans compter. Il savait sonbut difficile à atteindre, et, pour s’éviter des défaillances,contenait ses désirs… Chaque jour ses amis pressés et fiévreux,étonnés par sa tranquillité, disaient qu’il y était parvenu ;lui répondait : « pas encore ». Et pour que Jeannene se sentît pas vieillir dans l’attente, il l’avait nourrie de sasubstance, créant sans cesse autour d’elle un mirage d’abondance etune atmosphère de gloire. Mais aujourd’hui, en pleine possession deson génie et de son calme, il avait jugé que le sommet étaitatteint. Ses espoirs pouvaient s’exprimer… Ses projets pouvaients’étaler… Il avait en main une force miraculeuse, son œuvre, devantlaquelle s’affaisseraient toutes les difficultés… Aussiregarda-t-il les discours de Huslin comme les premières embûchesfatales et les premières objections oiseuses de la vie… D’un largebalancement du bras, il les éparpilla :

– Mon cher, excusez-moi, dit-il, mais je croisqu’aujourd’hui vous vous portez mal et raisonnez plus mal encore.Votre esprit, je l’ai vu tout de suite, est porté à l’inquiétude…Demons, Martin-Beaux, monsieur Dalby et monsieur Fouqueroux, commetous ceux qui sont venus chez nous, sont émerveillés de ce que jeleur ai montré.

– Je pourrais protester là, contre ces propos, fit Huslindevenu écarlate.

– Mais non, de grâce, ne protestez pas… Vous avez seulementmal compris nos amis… Indéchiffrables… mes fresques ? Pourquoile seraient-elles pour eux, quand tous les autres les ontcomprises ?

– Nous avons même vu des marchands, hasarda Jeanne.

– Soyez assurés, dit Huslin, que nul ne se réjouira plusque moi, si vous avez déjà des résultats.

– Bien sûr, que nous en avons, s’écria Fauvarque. Alorsvous aviez cru que nous parlions en l’air, comme des enfants. Nousavons des résultats… splendides !… Le père Coustou est venunous voir la semaine dernière, avec l’idée bien nette de mepréparer une exposition pour janvier prochain. Il a regardé… Il estdevenu blême… blême ! Vous entendez ! Un coup d’œil lui asuffi : il a vu… Je me suis dit : « Ilaccepte… » C’aurait été trop simple… Notre brave homme refuse…Hilarant ! hilarant ! mon cher… hilarant ! ilrefuse…

Le peintre se mit à rire. Huslin fut pris de vertige. Il penchason visage vers la table.

– Et savez-vous pourquoi il refuse ? alors qu’ilacceptait il y a deux ans ? il ne l’a pas expliqué, mais jel’ai deviné tout de suite. S’il avait eu le malheur d’introduireune des mes fresques ou simplement une de mes dernières toiles danssa boutique, tout le reste de sa galerie croulait. Plus rien netenait… Plus rien… Plus rien ne se vendait… Et il n’avait plus qu’àpasser dix millions de tableaux par profits et pertes. C’était unmassacre !… Une hécatombe ! Une Sainte-Barthélemy destableaux, mon cher !…

– Quand même, il a été stupide ! murmura Jeanne, rienqu’avec Henri il se serait dédommagé.

La voix sonore, les bras ouverts, Fauvarque conclut :

– Eh bien, mon brave Huslin, ça, voyez-vous, c’est unrésultat plus grand que je n’avais jamais espéré !

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