Un Roi tout nu

Chapitre 2

 

La passion chez Huslin n’était pas véhémente. Elle avait, parcontre, une intensité rare. Calmement, sans que fût troublé sonmasque pâle et sans presque remuer les lèvres, il exprimait dessentiments démesurés où se mêlaient de la cruauté, de la pitié, dusang.

Lors des promenades quotidiennes dont ils avaient prisl’habitude depuis le départ des Fauvarque, il s’imposait àValentine par une lente suggestion.

– Mon but, lui disait-il, est de vous doter d’unesensibilité. Après, vous serez mienne. Et l’amour vous élèvera àune pureté immaculée.

Il commença par lui inculquer cette connaissanceprimordiale : qu’elle était femme. Il lui en donna lasensation concrète, si totale qu’elle devint douloureuse. En mêmetemps, par mille nuances dans sa façon de lui parler ou de laregarder, il tenait présente devant elle l’idée de sa masculinité.Leurs promenades furent hantées par cette double image du sexe. Illui montra des arbres exotiques, un cyprès poilu comme une chèvredu Cachemire, un sapin bleu de la Californie, un cèdre del’Himalaya aux branches griffues, les comparant, contre le cielgris, à des lubricités de la terre.

Au musée, avec des mots brefs qui se rivaient dans le cerveau,il évoquait la sensualité dans le dessin des lèvres d’une madone.Il connaissait dans ses replis la vie intime du passé. Lesmaîtresses du Titien, de Raphaël, du Giorgione étaient pour luivivantes et familières. Il détaillait les qualités de leurs corpsrépandus sur la toile, et la courbe des cuisses déterminait à sesyeux le génie du peintre. Soudain, il murmurait sans transition,avec une gravité dont elle demeurait longtemps impressionnée :« Notre amour est un grand résultat. »

« Attendez, balbutiait-elle, ce que vous me dites m’étonne,me bouleverse… Il me semble, à mesure que vous parlez, que la viese dédouble… que je suis prise dans un mystère… »

Cependant, aux heures mêmes où elle semblait enfin conquise, parun revirement brusque elle se ressaisissait tout entière. Alorselle considérait indignes d’elle les faveurs légères accordées àHuslin. Et lorsque celui-ci revenait débordant d’amour et, déjà, dereconnaissance, elle lui opposait une froideur : de nouveau ildevait attendre.

– Parbleu, se disait-il, c’est une femme d’ordre ;elle ne tient à poursuivre qu’une seule entreprise à la fois.

Ces alternatives d’abandon et de froideur l’exaspéraient pourdeux raisons. La première était qu’elle amoindrissait sa foi enlui-même. Une longue expérience de sa personne l’avait, en effet,persuadé qu’ayant acquis l’empire sur une âme, celle-ci fatalementlui appartenait pour toujours. La seconde était la fatigue quirésultait pour son cerveau de la mise en œuvre de trop deséductions. Un jour, il se surprit à s’exclamer, en arpentant soncabinet :

– Vraiment, dans cette aventure, je dépense trop dephosphore !

Au coin de la rue Théophile-Gautier, Valentine descenditvivement d’auto. La fenêtre du bureau de Huslin était fermée. Riende plus normal par cette froide et humide après-midi. Mais elle futsaisie d’angoisse, et, pour remonter son courage, murmura :« Je l’ai tant fait souffrir ! »

Elle se précipita dans l’escalier. Elle sonnait à l’entresollorsqu’un jeune homme maigre descendait d’un étage supérieur. Ellefut un instant avant de reconnaître le visage osseux et les orbitescaves de Maxime Legris. Absorbé par de lointaines pensées, lui, lafrôla, sans la saluer. Valentine s’était serrée contre laporte.

– Monsieur Huslin, demanda-t-elle au domestique qui vintlui ouvrir.

– Qui dois-je annoncer ?

Elle fouilla dans son sac pour donner sa carte, mais l’écrivainlui-même parut dans l’entrebâillement d’un rideau noir.

– Entrez, dit-il.

Dès qu’ils se trouvèrent seuls, il ajouta d’une voixdouce :

– Quand vous êtes descendue de voiture, j’ai tout de suitecompris que c’était pour moi… Mais pourquoitremblez-vous ?

– J’ai fait une rencontre : Maxime Legris… sur votrepalier, dit-elle.

– Sa maîtresse habite au quatrième, explique Huslin, vousn’avez rien à craindre, il ne reconnaît personne.

Il la regardait avec passion. Elle s’efforça de lui sourire.Mais l’intérieur où elle se trouvait lui inspirait de l’étonnementet de la gêne. Les murs et le plafond tendus d’une étoffe noirepointillée d’étoiles blanches, la natte brune qui recouvrait leparquet, les étroites et hautes bibliothèques argentées, une statued’ébène figurant un dieu nègre au nombril proéminent éveillèrent enelle une méfiance.

– Non, non, fit-elle en repoussant Huslin qui cherchait àl’embrasser.

En présence de la réalité de l’amour, ce qu’elle avait appelé lerêve, le mystère, la fusion des âmes s’enfuyait et soudain, parréaction, la pensée lui venait que ce n’était point là des chosessérieuses. Allait-elle se détourner d’intérêts capitaux pour desenfantillages ? Elle répéta durement :

– Non, je vous prie, non ! vous me faites regretterdéjà d’être venue.

Cinglé dans son orgueil, Huslin reconnut à ces mots l’espritqu’il haïssait en elle. Du ton réservé d’un diplomate, il luidéclara ne rien comprendre à son attitude.

– Vous vous arrogez de curieuses libertés avec mon cœur.Vous n’êtes pas deux minutes semblable. Le dimanche on vous trouvel’âme en déroute, la tête en feu. Mais il ne reste aucune trace deces émotions le lundi. Le lundi, c’est bien simple, on ne vous voitplus. Je cours aux nouvelles, vous êtes pleine de réticences ;je vous interroge, mais il est évident que ce jour-là messentiments vous embarrassent. Eh ! bien, je dis que c’esthumiliant. Je vous assure, Valentine, que je ne conçois pas, quepersonne au monde, sauf vous, ne conçoit l’amour de cettefaçon…

Elle sentit qu’il disait vrai, et qu’elle n’était point née pourl’amour. Cette découverte la frappa au cœur.

– Qu’avez-vous fait depuis lundi ? demanda-t-elle avecune feinte négligence.

Huslin répondit qu’il était allé se consoler chez lesFauvarque.

– J’en reviens ébloui, ajouta-t-il, sans cacher sonintention d’outrager Valentine. Mes poumons ont respiré, mes nerfsse sont détendus ; ma véritable vocation, je m’en aperçois,est là-bas, près de la forêt, au milieu des poules, des lapins, desvaches…

– Je vous croyais plus détaché des biens de ce monde.

L’écrivain ne supportait pas la raillerie. Appliquée à sapersonne, elle lui paraissait sacrilège. Ses joues devinrentécarlates, puis, avec un enthousiasme amer, il raconta comment lacampagne avait décuplé l’activité du peintre. La décoration de sonintérieur, les soins du potager, quantité d’études en vue d’unefresque grandiose, il menait tout de front. Et encore il dirigeaitcent autres travaux ; ceux-là plutôt du ressort de Jeanne.

– Une usine ! s’écria-t-il. On dirait qu’ils ontemporté la vie du monde dans ce coin de campagne. Ils y ont répandula joie… Quand on parle d’eux dans la région, les visagess’éclairent d’un bon sourire… Et il faut voir Jeanne… unange ! une sainte !

Valentine affecta de s’amuser, et lui fit remarquer légèrementque depuis « leurs fiançailles », il s’était emporté àtrois reprises. Mais comme il continuait à forcer la façade calmequ’elle lui opposait, elle eut envie de pleurer. Et dans cet étatde faiblesse, une idée la toucha : pourquoi ne ferait-elle deHuslin un allié ?

– Vous me trouvez étrange, dit-elle, pour s’accorder encoreune seconde de réflexion.

– Je l’avoue.

Elle sauta de son siège, se pencha vers lui et mit sous ses yeuxun visage de fillette câline, des lèvres mouillées qui riaient ettoute une fraîcheur d’expression contre quoi Huslin ivre d’un seulcoup ne savait pas résister. Mais elle remarqua tristement dans soncœur qu’elle pouvait, par calcul, esquisser les gestes, qui,spontanés, l’eussent ravie.

– Pourquoi êtes-vous méchant ?

Huslin ferma les yeux. La voix de Valentine souleva en lui unsouffle d’air parfumé. Elle fit une pause, ses yeux s’emplirent derêve. Elle cherchait à saisir un idéal très pur qui flottaitlà-bas, sur les cimes neigeuses de son âme. Elle n’y avait jamaisaccédé ; car d’immenses champs glacés, où elle ne pouvait passe hasarder, l’en séparaient.

– L’idéal, dit elle enfin avec un effort de pensée, oui, jeme sens enveloppée, pénétrée, réchauffée par l’idéal… Vous savezque je désire une vie haute et désintéressée, élever mon être à lacompréhension des grandes œuvres… Mais si j’abandonne ainsi touteune partie de moi-même, je veux au moins pouvoir m’assurer que,matériellement, mon existence n’en sera pas compromise. Il fautvivre, mon ami, il faut vivre…

Elle reprit :

– Ah ! mon ami, avec vous, l’art, l’idéal, les songes…mais voyons ? si mon mari se mêlait de faire comme nous deux,ce serait la ruine…

– Vous êtes charmante, adorable ! s’écria-t-il.

Elle fut vexée de ne pas être écoutée avec plus d’application.Son front se contracta.

– Cela m’étonne de vous, fit-elle nerveusement. Vous riezparce que je dis que Sentilhes doit me faire vivre. N’est-ce pasmon mari ? Voyons… Ah ! je comprends ! Vous vousdites que nous avons une certaine fortune… qu’est-ce, encomparaison de la vraie richesse ? Ai-je une voiture ?Ai-je un hôtel ? Je rêve d’une vie où l’argent coule comme unerivière.

Au milieu de sa tendresse, Huslin éprouvait une fine jouissanceà observer un cas si parfait d’égoïsme. Pour cultiver en sécuritéses aspirations morales, Valentine tendait à refouler d’abordcelles de son mari. Elle jouait innocemment ce jeu terrible où serésume peut-être l’action de l’immense majorité de sessemblables : détourner à son profit l’activité de l’homme,dût-elle, de celui-ci, compromettre la conscience et flétrirl’idéal.

– Vous pouvez m’aider, fit-elle en branlant coquettement satête ; ce qui a perdu Carlos, c’est l’exemple de Fauvarque.Nous le sauverons si nous ternissons à ses yeux le prestige de cemême homme. Vous pourriez lui affirmer, par exemple, que vous êtesrevenu déçu de votre séjour à Vernouillet, que la peinture de votreami vous a paru vulgaire, qu’il ne travaille pas, qu’il estenvieux, méchant, que sa femme… Il y a mille choses à dire avec uneimagination comme la vôtre !…

Tandis qu’elle parlait, Huslin commençait de lui caresser lebuste. Il recueillait comme deux fruits chauds ses seins dans lefond de ses mains froides. Son cœur battait. Le sang heurtait sestempes. Or, il sentait, non sans une intime volupté, qu’ildevenait, lui, justement, l’instrument de cette femme dont il avaitcru diriger la destinée.

– Et tu m’aimerais toujours ? demanda-t-il enrougissant.

– Oh ! Oui… quand je serai bien tranquille.

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