Un Roi tout nu

Chapitre 10

 

« Foutrel, Potteau et moi, nous haïssons Huslin. Huslinnous hait tous les trois. Jeanne et Renée l’aiment. Mais Renée haitPotteau et Jeanne me hait. » Aux prises avec ces idées,Fauvarque cherchait en vain à s’en évader. Et il se sentaitconciliant, parce qu’il avait, besoin de calme.

Il avait terminé la décoration de la salle de spectacle. Laroute, qu’il fendait par le milieu, filait à ses côtés en ruisseauxclairs. Instinctivement, il portait la main à son portefeuille oùles trois billets reposaient. Et il répétait : « Foutrel,Potteau et moi, nous haïssons Huslin, Huslin nous hait… »

N’importe, demain, il se lèverait dès l’aube et ilpeindrait ! Cette pensée l’exaltait. Et deux ou trois fois, ilse surprit à courir. « Tiens-toi, vieux, prendspatience », se disait-il. Mais ses jambes se hâtaient, unevolonté sourde l’emportait.

Il tenta d’ordonner ses réflexions.

« Certes, il vaudrait mieux être tous de bons amis, sedit-il, mais si c’est impossible ?… Ah !… Si c’estimpossible, il faut que chacun s’arrange. Le bonheur se joue commeune partie. Je pousse mon jeton sur l’échiquier… On l’entoure, onle guette, on veut me l’enlever… Hop !… Nous sautons, piedsjoints, dans une case moins convoitée… »

À trois cents mètres, la maison parut de face. On eût dit, dansle soir tombant, que les murs blancs penchaient en arrière et sesoulevaient pour respirer.

« Elle, est mystérieuse, la maison… Pas de lumière auxfenêtres ?… C’est curieux ! Est-ce que tout le mondeserait parti ?… Quel crépuscule immense ! »

Il leva les yeux. Le ciel s’ouvrit à son regard comme un trouet, une seconde, il eut la sensation d’être enlevé tout droit, debas en haut, et absorbé par l’infini. La racine de ses cheveux seglaça. Ses pieds étaient déjà loin sur la route.

Aux heures de travail, quand un objet vous jaillit des mains,ou, simplement, lorsqu’on cultive son potager, même lorsqu’onenfonce un pieu, à grands coups, pour renforcer la palissade, on al’illusion d’être l’ami de la terre, l’ami du ciel et des nuages.Mais, ce soir, Fauvarque se sentait étranger. Est-ce qu’il avaitjamais songé à la mort jusqu’ici ? D’où vient que ce soir ilvoyait passer, là-haut, des processions blanches ? D’où vientqu’il se sentait mince, mince, et léger, léger, comme unfil ?…

Soudain il fit un bond. Une main s’était plaquée sur son épaule,une voix, dans l’oreille, lui avait crié : cours ! Ilcourut, les jambes folles.

Il pesa sur la grille qui céda sous son poids. Une ombre faisaitdes gestes sous les arbres.

– Huslin !

– Ça ne va pas… répondit Huslin.

Ils se regardèrent de près. Une main où se ramassaient lesdernières lueurs du jour, semblable à un astre, se leva entre euxet désigna une fenêtre.

– Pierrot !… murmura Fauvarque qui avait oublié sonenfant.

Une voix lourde tombait dans le jardin. De là, elle rampaitjusqu’à la route :

C’est la poule grise

Qui va dans la vigne,

Va pondre un coco,

Que Pierrot mangera tout chaud…

Huslin accompagna Fauvarque dans la salle à manger. Potteauerrait parmi les meubles.

– Pierrot, balbutia Fauvarque en jetant son chapeau.

Ses larmes, remontées brusquement au gosier, s’en égouttaientmaintenant une à une à l’intérieur de lui. Mais son œil restait secet luisait fiévreusement.

La litanie de Jeanne recommençait. Foutrel, debout au milieu del’escalier, où il se trouvait depuis une heure, ne se décidait ni àmonter ni à descendre. Fauvarque gravit les dernières marches troispar trois. Son angoisse devenait terreur à mesure qu’ils’approchait de Jeanne, le centre du drame. Il heurta Renée dans lecouloir. Il demanda :

– Pierrot ?

– Il dort, fit Renée.

La chambre, dans l’ombre, rappelait un repaire souterrain, uncoin de caverne. Les deux fenêtres la clouaient contre le ciel. Surle lit large et bas, Jeanne, les cheveux défaits, était primitiveet tragique. Elle appuyait son buste droit aux oreillers. Lesjambes étendues devant elle, elle tenait dans ses bras l’enfant,enveloppé d’une couverture de laine, couleur ambre clair. Elle leberçait. Son buste oscillait à droite, à gauche, dans un mouvementrégulier, simple et grand.

C’est la poule grise

Qui va dans la vigne,

Va pondre un coco

Que Pierrot mangera tout chaud.

Fauvarque s’arrêta une minute à la porte. Ce beau spectacle, enmême temps qu’il déchirait son cœur, exaltait son esprit. L’enfantne se plaignait pas. Jeanne regardait devant elle. Dansl’oscillation de son buste, son regard traçait et retraçait sanscesse le même demi-cercle. De ses yeux grands ouverts, des larmestombaient par grosses gouttes sur la couverture de laine qui lesbuvait sans bruit.

Elle n’eut pas un geste à l’entrée de Fauvarque. Il sentit cetteindifférence. Il se troubla. Le chant de Jeanne continuait àrythmer la douleur de la maison. Elle avait créé cette plainte,plus émouvante que toutes les musiques du monde. Lui, dans sadouleur, n’inventait rien. Il s’approcha du lit prudemment,feutrant ses pas, confus de n’être que le père de l’enfant, alorsque Jeanne en était la mère.

– Jeanne, dit-il, je vois, ça ne va pas pour petit Pierrot.Tu peux pleurer, tu peux chanter… c’est nécessaire et c’est beau.Mais je te dis une chose, moi… Et tu peux me croire, Jeanne. C’estque petit Pierrot guérira.

Les larmes silencieuses débordaient des paupières bistrées.Jeanne entendait-elle ? La tête haute, le regard fixe, ellebalançait son buste. Cependant, comme mû par un mécanisme, le chantsouleva sa lèvre et jaillit :

Pierrot le mangera tout chaud.

Il deviendra un gros lapin.

Il deviendra un gros Pierrot.

Sa maman l’aimera bien.

– Ah ! oui, tu peux le dire ! reprit Fauvarque,la face contractée par un rire atroce… Tu peux le dire et le redirequ’il deviendra un gros lapin… avec de bonnes jambes encore !Moi, je le vois courir comme un vrai lapin blanc qu’il est, commeun lièvre !…

Grisé par ces mots, il fut pris d’espoirs surnaturels. Lescourses à travers bois, la gymnastique sur les cerisiers, lepotager saccagé, les chaises, les tables renversées, etpatatras ! la vaisselle par terre ! Il vit toutes cesimages autour du battement désordonné de deux petites jambesmusclées. Son rire grandit.

– Alors, c’est vrai ?… tu as peur !…Hahaha ! Est-ce qu’on peut avoir peur pour un gaillard decette trempe ?… Jusqu’ici ce n’était qu’un petit lapin à deuxsous, même pas deux sous, mais demain, Jeanne, tu le verras tongrand lapin… tu verras quel grand, quel magnifique lapin ce sera…Moi, je le vois courir, courir… et personne ne lerattrapera !…

Tandis qu’il parlait, le chant était reparti. Il cheminait surla route. Jusqu’où ? Et en regardant les grands yeux de lamère, puis en regardant l’enfant, une idée frappa Fauvarque :« Est-ce qu’il serait déjà mort ? » Un frissond’horreur le secoua. Son cœur, ignorant comme ses yeux, comme sesmains, comme son cerveau, pris d’épouvante, se mit à battre fort.Il se pencha lentement. Plus il s’approchait du corps emmitouflé,plus l’idée de cette mort s’ancrait en lui, plus il la trouvait enharmonie avec l’étrange spectacle. Il songea que personne dans lamaison ne le savait… que lui-même avait parlé pour consoler… et queJeanne seule gardait son secret et berçait le cadavre en ses brascomme une folle… Et dans le court trajet qu’il avait à faire pouratteindre l’enfant, il eut encore la pensée contraire : quetoute la maison savait, que lui-même allait savoir dans un instantet que Jeanne, seule, ne savait pas, ne saurait pas et berçait etbercerait comme une folle le corps inerte, qu’elle croyait, qu’ellecroirait toujours son enfant vivant.

Soudain, il eut sur les lèvres la sensation d’un contact froid.Ses mâchoires se rivèrent l’une à l’autre. Son cerveau freina et,toutes ses pensées arrêtées, il reconnut le crâne de l’enfant. Ilrecula brusquement, le cœur glacé, jusqu’au mur où il se cogna.

Comme s’il s’éveillait tout à coup en pleine nuit, Fauvarques’étonna d’être dans cette chambre. Il se revit débarquant à lagare tout à l’heure. Le temps s’était dérobé sous lui. Il crutqu’une main puissante l’avait soulevé de terre et, par-dessus laroute, projeté contre le mur où il venait de s’écraser.

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