Un Roi tout nu

Chapitre 6

 

Vers dix heures Jeanne Fauvarque et Huslin pénétrèrent dans lejardin des Sentilhes. Fauvarque cuba l’hôtel d’un regard.

– Douze mètres de façade, quinze de profondeur, troisétages et une cave, ils doivent y tenir à l’aise, déclara-t-il.

Les volets étaient clos. Ni lumières, ni bruits ne filtraient autravers, mais une trépidation du sol et des murs annonçait que lafête était bien enfermée au centre de cette masse brune. Ilsgravirent quelques marches qui aboutissaient à un porche garni deplantes vertes, et Huslin sonna. On tardait à ouvrir. Il répéta songeste. Dans la nuit glacée, Jeanne et les deux hommes semblaientles affiliés d’une secte occulte.

La porte s’ébranla. Une lueur en jaillit et se répandit dans lebrouillard. Le bruissement de ruche, d’abord perçu, fit place à desclameurs frénétiques, tandis que se découvrait largement auxretardataires le cœur en tumulte de la maison. Dans l’air saturé deparfums, des accords stridents de tangos se heurtaient avec unbruit de cymbales contre des flots de lumière.

– Par ici, madame, dit une femme de chambre, bien calme aumilieu de la fête, à Jeanne qui, étourdie, s’avançait vers lessalons.

Le vestiaire était installé sous le large escalier tournant. Àpeine débarrassés de leurs manteaux, les nouveaux venuss’examinèrent mutuellement et Fauvarque s’aperçut que Huslin avaitpâlit.

– Vous paraissez vous sentir mal ? dit-il.

– Je vous raconterai, répondit Huslin.

Ils s’engagèrent dans un salon Louis XVI à tentures bleues, oùquelques hommes et autant de femmes, assis deux par deux et tournésl’un vers l’autre, s’entretenaient avec mystère. Jeanne eut unmouvement de recul instinctif, puis se hâta vers la porte de lapièce voisine, avec la sensation qu’autour d’elle, les couples àdemi couchés échangeaient des baisers furtifs.

Elle déboucha dans la salle de danse. L’orchestre était installésur une estrade. Sur les canapés alignés cotre les murs, avaientpris place de vieilles dames chargées de bijoux. L’éclairage étaitéblouissant. Trois cents ampoules électriques, reproduites àl’infini dans les miroirs, formaient une constellation qui semblaitnaître au ras du parquet. D’un coup d’œil, Jeanne se rendit comptequ’elle ne connaissait ici personne. Elle cherchait ses hôtes, neles vit point. Ils étaient perdus dans la foule des invités, auxallures si familières, que chacun d’eux paraissait le maître de lamaison.

Les couples du salon bleu faisaient dans son dos, un susurrementagaçant. Elle se tournait vers eux, par instants, et leur jetait unregard dur. Ils l’attiraient et la scandalisaient à la fois.Lorsque la volupté raclait leurs nerfs, ils se levaient et, d’unpas de somnambules, gagnaient la salle de danse.

– Où donc est Huslin ? demanda Jeanne.

– Le malheureux garçon est rongé de soucis, réponditFauvarque. Il s’est esquivé, j’ai fait semblant de ne pas voir.

Alors que Fauvarque promenait un regard détaché sur les mouluresdes plafonds, les trumeaux dorés, les sièges recouverts de soie etde velours, Jeanne supputait la fortune des Sentilhes. Elle engrossissait le chiffre à mesure qu’elle découvrait tel bahut, telletenture. Vitrines, tables, fauteuils, consoles, tapis, lumières,même les visiteurs, même le bruit n’étaient à ses yeux que laprojection de ce fantôme qui l’éblouissait.

– Ils se mettent bien ! dit-elle en attirant sonmari.

– Oui, c’est navrant, dit Fauvarque ; toujours le mêmestyle Rocaille, Grand-Palace, Grand et Petit Trianon… Sentilhesaurait dû me consulter… C’est bien dommage, il est trop tardaujourd’hui.

– C’est quand même riche, insista Jeanne.

– Tu trouves ? Tout est si laid : c’estpauvre.

Pour ce mot, elle eût naguère admiré son mari. Mais ce motdonnait corps, à cette minute, à ces vagues pressentimentsqu’avaient fait naître en elle ses amis, le prince Adam,M. Louvier, M. Fouqueroux, Demons, Huslin lui-même.Ah ! le scepticisme marquant leur visage chaque fois queFauvarque s’exaltait sur un projet bien défini. Cette attitude,qu’elle ne remarquait même pas autrefois, l’avait gênée dans lasuite comme la présence d’un insecte importun et, ce soir, pour lapremière fois, Jeanne lui trouvait un sens positif, à savoir queFauvarque ne comprenait pas la société. Non ! il était, devantcet organisme compliqué, pareil à l’apprenti aux côtés d’unemachine qu’il ne saurait manœuvrer. « Il connaît la beauté,mais elle se confond pour lui avec la richesse, pensa-t-elle ;il peut me rendre heureuse, il ne me fera jamais riche. »Cette pensée la bouleversa. Elle se sentit blessée parmi l’opulenced’autrui. Son cœur se souleva, se gonfla, puis lentement il serétracta, arrachant, lui semblait-il, des croyances qui lui étaientprécieuses ; lorsqu’il eut retrouvé sa place, repris sonvolume et son poids, Jeanne se sentit diminuée, l’âme émaciée,comme il arrive, au début d’une convalescence.

– Quittons cet endroit, dit-elle avec humeur.

La danse était suspendue, le temps de servir desrafraîchissements aux musiciens. Fauvarque suivit sa femme sur leparquet satiné où le reflet des lampes faisait surgir des fleurslumineuses. Le pied nerveux de Jeanne semblait les écarter.Fauvarque, au contraire, marchait dans une vaste véranda vitréedonnant sur les derrières du jardin.

– Foutrel, toi ici ! s’écria le peintre en butantcontre son ami.

Serré dans un habit impeccable, Foutrel se donna le genre de nepas s’émouvoir de cette rencontre. Il continua à déguster la glacefourrée de fruits confits qu’il avait en main.

– Ton père est donc plus large avec toi ? Tu est vêtu,ma parole, comme un fils de famille ? reprit plaisammentFauvarque.

– Mais non… il n’est pas plus large, seulement je fais desaffaires… Je gagne de l’argent, comprends-tu ? Je le gagne etje le dépense.

– Tu fais des affaires avec qui ?…

– Mon petit, pas d’indiscrétion… On recommence à danser, jesuis engagé avec la petite bleu turquoise que tu vois auprès d’unegrand-mère noire comme un corbeau… Elle est vicieuse et lyrique,mon cher… je parle de la gosse…

Désinvolte, Foutrel déposa sa coupe sur une console, se glissaentre les groupes et entraîna sa danseuse. Fauvarque stupéfaitsongea : « Sacré type… Il fait des affaires… Quellesaffaires ?… »

Jeanne, se trouvant seule, était revenue sur ses pas. Fauvarquelui fit part de sa rencontre. Ils se faufilèrent dans un salonEmpire flanqué d’une seconde véranda vitrée où les joueurs debridge, autour de cinq tables à tapis vert, semblaient constituerle cerveau de la fête. Des vieillards, et bon nombre d’hommes mûrs.Fauvarque les considéra vivement intéressé, car sous les masquespréoccupés des joueurs, comme à travers un treillis serré, ildiscernait des visages d’enfants. Il eut l’impression de voir uneassemblée de collégiens grimés dont les faux poils tomberaient aupremier geste, dont un mouchoir pouvait effacer les faussesrides.

– Il est quand même étonnant, fit Jeanne, que depuis vingtminutes que nous sommes ici, nous n’ayons rencontré ni Sentilhes niValentine.

– Mais c’est Legris ! ça ne peut être queLegris !… s’exclama Fauvarque en prêtant l’oreille à un chantvéhément qui s’élevait tout proche.

En s’éloignant des joueurs, ils virent le phtisique debout dansun étroit renfoncement que le piano à queue remplissait presque. Ilchantait mains jointes, mal accompagné par madame Lambert.

– Un peu plus maigre… un peu plus pâle… mais il chantetoujours aussi fort. Ma parole, il nous enterrera, ditFauvarque.

– Viens, viens, voici Sentilhes, dit Jeanne.

Dans la salle de danse s’était formé un groupe de femmes queSentilhes gavait de friandises. Rouge et lustré par la sueur, iltenait une bouteille de champagne dans une main, et, dans l’autre,une pyramide de sandwiches au caviar.

– Une coupe de champagne… Qui m’a demandé une coupe dechampagne ?…

Avisant la générale du Ronzay étendue sur un canapé :

– Ah ! mais c’était vous, générale, c’était vous. Çane pouvait être que la plus souple, la plus jolie, la plusjeune…

Il heurta au passage la belle madame de Pontavis. Bien qu’il eûtles mains prises esquissa le geste de la serrer entre ses brasraidis comme des moignons.

– Qu’il est amusant ! Qu’il est gamin ! firent enchœur les jeunes femmes.

– Je vous affirme… je vous garantis… que vous exagérez… quevous abusez de vos forces… fit un vieil homme décharné ens’adressant à Sentilhes. Voici deux heures… voici trois heures quevous êtes sur pied…

Carlos demeura une seconde interloqué, mais il se ressaisit ets’écria :

– Oh ! monsieur le procureur général… vraiment, mareconnaissance… Et puis ça vaut un sandwich au caviar… Si,si !

– Merci, mon ami, répondit le vieillard, faisant un signeamical avec le sandwich dont il venait de s’emparer.

– Monsieur l’introuvable, dit Jeanne en s’approchant.

Carlos leva les bras, pivota sur lui-même à la recherche d’unetable où poser l’assiette et la bouteille qui l’embarrassaient.Puis il courut vers Jeanne.

– C’est vous. C’est donc vous, fit-il d’une voixlangoureuse… Est-elle adorable, cette mademoiselle Jeanne… Cettemademoiselle Fauvarque… Je bafouille, n’est-ce pas ? Cettemadame Fauvarque…

– Toujours notre brave Sentilhes, dit Fauvarque à une damequ’il ne connaissait pas, un peu fou mais sympathique !

– Tiens ! vous voici, murmura Carlos.

Il avait voulu l’épreuve de cette rencontre afin de soulager sonesprit, en examinant, une fois pour toutes, les contours précis decet homme. Mais voici que Fauvarque lui apparaissait moindre qu’ilne s’y attendait. Il trouva sa tête trop grande, ses chaussures peuélégantes. Il le vit perdu dans la foule de ses admirateurs ;il se dit que son rival avait dû voyager pour venir dans sa maisonà lui et, fort du sentiment de sa richesse, de ses succès, de sesconquêtes, du galbe des femmes qui l’entouraient, il retourna versJeanne joyeusement.

– Avez-vous pris quelque chose au buffet, chère amie ?Non… Elle n’a rien pris… Mais vous devez être à moitié morte…

Les prunelles bleues de Jeanne étincelaient. Elle admirait labonne humeur de ce grand garçon affectueux, sa belle chevelure,mêlée de rares fils d’argent, qui se balançait quand il parlait.Elle compara sa mine radieuse à la face morne, presque rebutante,qu’elle lui avait connue aux heures où il se courbait, écrasé parun idéal trop pesant pour lui.

– La petite madame Fauvarque, répéta Carlos, en entraînantJeanne par le bras… Doit-elle en faire des folies… au fond desbois… Dans la solitude des champs… au murmure des ruisseaux…Vraiment… oui… vraiment je m’imagine, après que le soleil esttombé…

Il égrenait sans fatigue, complaisamment, des lieux communs qui,sur ses lèvres, donnaient presque l’illusion d’une causerie fine etprécieuse.

– Tournez-vous de ce côté. Voici ma femme, dit-il.

– Valentine ! que c’est curieux… Je ne l’aurais pasreconnue, s’exclama Jeanne.

Valentine, drapée dans une robe de velours vert émeraude, levisage très fardé, était entourée de jeunes gens parmi lesquelsHuslin. Elle vit Jeanne et lui cria « bonjour » avecaffectation.

Depuis qu’il avait quitté les Fauvarque, Huslin suivaitValentine de salle en salle, sans parvenir à lui parler. Les seulsmots qu’il se sentît capable de lui dire étaient des mots dereproche, que son entourage, justement, lui interdisait deprononcer. De plus, il la voyait rire, jouer de ses yeux noirs,comprimer sa lèvre rougie de ses dents éclatantes, et cetteapparence passionnée irritait Huslin qui la savaitmensongère : « Ne la croyez pas, elle est insensiblecomme la pierre, elle est insensible comme la mort »,hurlait-il en lui-même.

Mais cette rancune l’affaiblissait. Entouré de la joie généralequ’il ne partageait pas, il avait le sentiment d’être victime d’uneinjustice, méconnu, méprisé, de s’enfoncer tout debout, dans uneeau trouble. « Il faut de la gaieté pour se tenir au niveaudes autres… » songeait-il.

Dès qu’il vit Jeanne, il chercha Fauvarque des yeux etl’aperçut, assis dans le salon Empire.

– Je crierais du besoin de m’isoler, lui dit-il enl’abordant. Voulez-vous que nous montions dans l’atelier ?

– Une bonne idée, si Sentilhes le permet.

– Il le permet… je suis un peu de la maison… Vous pouvez mesuivre.

L’atelier occupait le troisième étage, divisé en deux partiespar un immense rideau ; celle où Huslin introduisit Fauvarqueavait les murs et le plancher nus.

– Ceci, dit Huslin en donnant de la lumière, est levéritable sanctuaire du travail. Les chefs-d’œuvre de Sentilhes,ses toiles de longue haleine, sortent de cet atelier. Derrière cerideau il reçoit ses modèles illustres et ses maîtresses.

– C’est là ce qu’il fait maintenant ? s’écriaFauvarque en désignant la plus importante des toiles.

– Le Pont de la Victoire, présenta Huslingravement. Cent soixante-dix-huit redingotes sur une surface dequinze mètres carrés. Un véritable record. Cette œuvre sera placéeà l’Hôtel de Ville.

– Vous aimez ça, vous ? reprit Fauvarque atterré.

Un rire sinistre jaillit de la poitrine étroite de Huslin. Ilmit sous les yeux de Fauvarque une photographie qu’il venait dedécrocher du mur. On y voyait un jeune homme en smoking vers lequelune femme, en robe de soirée, était poussée par d’obscurespuissances.

– Voici Fascination, dit-il, la gloire et lafortune de notre ami. Le tableau a été acheté par le collectionneuranglais Coxer. Mais Sentilhes a gardé le droit de reproductionphotographique et, depuis dix mois, sept cent mille épreuves ontété vendues à travers le monde.

– Mais enfin, demanda Fauvarque, pourquoi Sentilhes a-t-ilfait cela ? Est-ce qu’il s’est trouvé dans le besoin ?…Pauvre vieux !… Il n’avait qu’à s’en aller à la campagne… Prèsde chez nous, tenez, on aurait pu lui dénicher quelque chose…

– Voilà ce qu’ils sont devenus, se contenta de répondreHuslin… Sans compter des mœurs dévergondées. Carlos a eu lamarquise de Laveline, madame de Sonnailles. Aujourd’hui, c’en estune autre… quant à Valentine, elle a un amant.

– Qui donc ? demanda Fauvarque, saisi decuriosité.

– Eh ! bien, mais, répondit Huslin, mais moi, vousl’aviez deviné, n’est-ce pas ?… Elle y a mis le prix. Il afallu que je lui souffle pendant un an les paroles de hainesusceptibles d’entretenir Carlos dans une heureuse disposition autravail. Elle m’a jeté pendant un an dans les bras cet automatequ’il a fallu remonter chaque jour. À vrai dire, c’était elle quitenait la manivelle, mais toute l’impulsion venait de moi.

Huslin se laissa tomber sur un divan qui prenait le coin del’atelier. Fauvarque s’assit également.

– Je ne vous comprends pas, dit-il. Quelle est cetterancune ? cet automate ? cette haine ?

– Vous allez comprendre… Carlos vous admirait. Il vousadmirait tellement qu’il en était devenu impuissant. AlorsValentine et moi nous lui avons appris à vous haïr… C’étaientd’horribles séances… À certains moments votre nom seul suffisait àdéchaîner de véritables crises d’épilepsie. Sentilhes brisait lesassiettes, s’arrachait les cheveux. Tel était, plus ou moins, sonprélude habituel au travail. Bientôt il s’apaisait. Mais il étaitfier de découvrir en soi une colère grisante, une haine qui luirenvoyait sa pensée décuplée. Il était content de cet interlocuteurqui lui répondait. Il était joyeux de mettre à l’épreuve ce ressortd’acier sur lequel bondissaient les syllabes qu’avaient scandéesses lèvres… Ah ! si vous aviez vu ces bains de haine… cesfontaines de vie… À ces heures-là il se sentait bien, iltravaillait… et il faisait… ceci…

– Vous avez agi comme un criminel, dit Fauvarque.

– Peut-être… Je voulais la femme… Je l’adorais… Et puis,ai-je réellement agi comme vous dites ?… Sentilhes me doit sagloire… sa fortune… Ne riez pas… J’ai réfléchi en votre absence…Vous avez du talent… du génie… et vous attendez quoi ?… devoir passer votre jeunesse, la jeunesse de votre femme jusqu’à leurdernier jour ?… Moi, je me suis fait là-dessus une idéenette : je me dis que l’art est un instrument… un instrumentpareil aux autres, que nous avons en mains pour attirer sur nous leplus d’amour, le plus d’argent, le plus de considération possible…Et si, pour obtenir ce maximum, nous devons sacrifier notre génie,y a-t-il, mon cher Fauvarque, une seule bonne raison de ne pasfaire le sacrifice ?

– La raison, dit Fauvarque d’une voix tranquille, c’estqu’à travers les siècles ceux qui ont eu une parcelle de génie onttoujours préféré mourir que de renoncer à l’exprimer.

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