Un Roi tout nu

Chapitre 2

 

Jamais retour aux choses humaines ne fut plus pénible à Huslin.Il les envisagea, comme il faisait toujours, du fond de lui-même,sombrement, par leur côté le plus tragique. « Maintenant jesuis seul, songea-t-il, j’ai trahi tous mes amis, j’ai lassé toutesles bonnes volontés… » Cependant, sa douleur ne résultait pasdu fait que Jeanne s’était enfuie. Elle était venue, elle étaitrepartie comme une belle proie qui montre ses yeux clairs derrièreun arbre, et qui s’échappe. Son amour, désormais sans objet,retombait avec un regret, certes, mais qui n’était pas unesouffrance et, en songeant à elle, malgré sa détresse, il sesurprit à chantonner mentalement :

Par les sentiers et sous les bois,

la biche blanche

s’en va,

s’en va…

Ces mots allaient, se répétant dans son esprit, agaçants,mornes, parfois sonores, parfois en sourdine, tandis que saphysionomie se contractait davantage.

– Autour de la biche blanche, murmura-t-il, il y aFauvarque et il y a moi. C’est entre nous que se joue le drame…

Par les sentiers et sous les bois,

la biche blanche

s’en va,

s’en va…

Alors, ainsi posée, la situation où il se trouvait lui parutsans issue. Renoncer à voir Fauvarque, ce qui était la solutionnormale, lui semblait une chose impossible. Étendu sur le dos, lesyeux perdus dans le feuillage, la tête dans ses deux mainsrelevées, il cherchait à mesurer la place que le peintre, depuisvingt ans, occupait dans sa vie, et l’effort de sa pensée tendueétait insuffisant pour y parvenir ; mais il se rendait compteque, sans Fauvarque, il ne subsisterait de son cœur qu’unabîme.

Par les sentiers et sous les bois,

la biche blanche

s’en va,

s’en va…

– Que suis-je, en somme ? Où est mapersonnalité ? se demanda-t-il, et cette question souleva lafièvre dans son cerveau.

D’un œil lucide pourtant, il sonda son passé ; avec unesincérité farouche il disséqua son être, tournant contre lui-mêmela souplesse, le flair et le sens critique implacable qu’il avaitaccoutumé de mettre en œuvre pour dépister chez autrui le pointfaible, ce qu’il appelait la tare. Et ce fut un interrogatoireserré, terrible. Un a un, les éléments de son individu tombèrent,désagrégés par le doute, la chicane, le sarcasme.

Par les sentiers et sous les bois,

la biche blanche

s’en va,

s’en va…

– Toute ma vie, j’ai été dépendant, dit-il à voix haute. Àn’importe quel instant de mon passé que je cherche, mon image estgreffée sur celle d’un autre. On dirait que mon être a toujours eubesoin d’un axe, d’un support où s’accrocher. Une fois posé, iléclate, se développe en fleurs merveilleuses… Mais, livré àlui-même, il dépérirait, car il n’a pas l’énergie nécessaire pourpuiser directement dans la terre la sève qui l’entretient…

De l’autre côté de la route s’étendait un bois de chênes.Quelques-uns, géants, s’élançaient au-dessus des autres. Il aperçutà leurs sommets, entre les feuilles roussies par l’automne, desboucles de gui vertes, vivaces, brillantes. Ce spectacle lefrappa.

– Je suis pareil à ces touffes de gui… dit-il avecamertume.

Aussi loin que remontait sa mémoire, il trouvait près de luil’être complémentaire sans lequel moralement, il lui étaitimpossible de subsister. En premier lieu, la femme – elles’appelait Claire Durand – qui avait été sa gouvernante, du tempsde ses cinq ans. Pendant deux années, il avait grandi dans l’ombrede cette divinité, les yeux levés vers elle. Différent des enfantsde son âge, il n’aimait pas les jeux et demeurait pensif, encontemplation devant Claire. La nuit, il ne parvenait pas à s’endormir avant qu’elle vînt se coucher à son tour. Quand elle étaitsur le point d’éteindre la lumière, il l’appelait bas, timidement,mais avec fièvre et lui demandait de le prendre dans son lit. Ellecédait quelquefois. Alors il la serrait dans ses petits brasfrêles, se pressait contre elle, baisait son épaule nue,s’enfonçait sous les draps pour mieux la respirer, et quand elles’était endormie, mais alors seulement, il s’abandonnait au sommeilà son tour.

Après Claire, sa passion se porta sur le cocher de ses parents.Il le revoyait petit, nerveux, avec sa face étroite et ridée, unharnais en main et sa pipe en bouche. À la promenade, lorsqu’ons’arrêtait pour s’asseoir, c’était lui qui réunissait les sièges.Les bonnes le remerciaient, il leur glissait quelques mots dansl’oreille, puis s’en retournait près de sa voiture et, debout,entrait en conversation animée avec un de ses confrères. Victors’imaginait que là-bas, entre ces deux hommes, il se racontait deshistoires prodigieuses. Quand on lui demandait le métier qu’ilchoisirait, il répondait sans hésiter qu’il serait le groom deM. Gabiou.

Plus tard il put comprendre la distinction et le charme infinide sa mère. Il l’aima avec des caresses et des soumissions d’amant.Mais en ce temps-là, il allait déjà à l’école et c’est parmi sescamarades, principalement, qu’il recruta ses dieux. Chaque soir ilrevenait à la maison, pensif, s’asseyait sur une chaise et,indifférent aux curiosités de sa famille, méditait la parole de telélève plus avancé que lui dans ses études. Si l’autre avaitdit : « J’aime l’arithmétique », Victor toute lanuit ressassait dans son esprit ce qu’il avait appris, cherchait àprolonger ses connaissances, à renverser le mur qui le séparait des« grands » et, pendant plusieurs jours, se montrait danscette matière assidu, clairvoyant avec d’étranges lueurs degénie.

Mais bientôt, adolescent, il devait recevoir une empreintedécisive. Vers sa treizième année, il eut pour professeur delittérature un jeune homme de trente ans nommé M. Baschet.C’était un esprit fin, un peu précieux, très cultivé, trèsambitieux, très artiste, qui avait de jolis mots à propos de toutet s’était fait connaître par une étude sur la moralité au moyenâge. Il prit Victor en amitié, lui trouvant une facultéd’observation précoce dont ses goûts de lettré le rendirentcurieux. Il l’amena chez lui, lui montra ses livres. Dans la suite,lui-même fut reçu chez madame Huslin. Pendant quatre ans Victorn’eut pas d’autre idole. Il méprisa les meilleurs de ses camarades,il se détacha de ses parents ; avec ferveur, avec amour, ilprit M. Baschet pour exemple, pour modèle unique. Ils’appliqua à l’imiter, prit son accent. En marge de sescompositions, il relevait la petite écriture, serrée, élégante etprécise de son maître, l’étudiait, l’analysait et, au cours depatients exercices, s’habituait à écrire comme lui. De même, enl’écoutant, il avait pour but précis de contracter ses habitudes depensée. Et, peu à peu, à force de volonté, il obtint en lui lareproduction exacte de la physionomie de son maître. Dès lors,M. Baschet ne l’intéressa plus. Il disait à qui voulaitl’entendre : « Monsieur Baschet ?… Il ne lui resterien, je l’ai pressé comme un citron. »

Les femmes devaient, à partir de ce moment, fournir à Huslin lessaintes, les vierges, les madones dont son imagination inquièteavait besoin. Il n’alla pas vers elles comme font les hommes, enséducteur, mais en frère soumis, en adorateur servile. Là encore,il fut esclave, mais, accroché à la femme dans une étreinteéperdue, il puisait en elle des essences délicates dont ilenrichissait son âme. Ce fut l’époque où il déclarait haut que lemonde, mené à la ruine par l’homme, serait bientôt régénéré par lafemme. Lui-même s’efforçait à modifier sa nature pour se rapprocherdu sexe en qui résidaient la sagesse et l’avenir. Il allait dansles salons développant ses théories. Les femmes étaient lespremières à en rire.

Un jour, au hasard d’une rencontre, il connut Fauvarque, dequelques années plus âgé que lui. L’impression qu’il en reçut lefoudroya. D’un coup ses théories tombèrent. Les femmes furentreléguées au second plan et, pendant plusieurs jours, en abordantses amis, il se penchait vers eux, et leur disaitgravement :

– Je viens de faire la connaissance d’un génie.

Devant l’ébahissement qui se marquait sur leur visage, ilajoutait :

– Il s’appelle Fauvarque.

Immobile, Huslin songeait à toutes ces choses.

– Baschet, Fauvarque, murmura-t-il, je suis un mélange deces deux hommes, mais, s’il m’a été possible d’absorber le premieret de le rejeter, Fauvarque, lui, m’échappe. Ses limites meparaissent chaque jour plus éloignées et ce que j’ai pu prendre delui n’est que des formules toutes faites, opinions, attitudes, cen’est pas son âme. Depuis quinze ans, il est mon support, monunique réservoir de vie sans que j’aie pu parvenir à l’épuiser.

Un chien errant, s’approchant sans bruit, vint flairer la têtede Huslin. Il se glaça à ce contact, et il éprouva presque unsentiment d’épouvante en voyant l’animal le contourner, reniflerses chaussures et s’asseoir sur son séant à deux pas de lui, en leregardant. C’était un bâtard de barbet, avec un poil épais,noirâtre, souillé de poussière. Sous ses sourcils touffus, enbroussaille, ses yeux, petits, étaient injectés de sang.

Huslin ne fit pas un geste pour le chasser, non par crainte,mais parce qu’il était gagné d’humilité. Il était sujet à descrises de détachement envers sa personne où tout son être sombrait.Alors on pouvait venir et le tuer sans qu’il levât le bout du doigtpour se défendre.

– Mourir, murmura-t-il.

Et dès qu’il eut proféré cette parole, le monde s’assombrit àses yeux. La nature parut se voiler, en répétant :

– Oui, tu dois mourir.

Les arbres se balançaient ; quelques nuages maintenantcouvraient le ciel, la brise du soir était froide comme uncouteau.

– Oui, tu dois mourir.

En lui-même il approuvait cette sentence, sachant que la vie,sans Fauvarque, était impossible. Que ferait-il ? Irait-ildemander le réconfort à sa mère ?… S’entendre appeler« mon grand fils », « mon chéri »,« espèce de grand fou » ? Irait-il chezM. Baschet ? Revoir sa bibliothèque ? entendreencore parler du moyen âge ? discuter sur dessubtilités ?… Demanderait-il pardon à Valentine ? Non, ilne pouvait plus et tout cela ne lui rendait pas Fauvarque ; etle niveau de la vie tomberait d’un coup de plusieurs crans.

– Oui, tu dois mourir.

Le chien se mit à hurler. La cloche de l’église s’ébranla. Uneauto, rapide, glissa sournoisement sur la route en soulevant de lapoussière. Huslin comprit que tout le poussait à la mort. Il seleva avec effort, le dos, les reins et les épaules courbaturés. Ilne regarda ni d’un côté, ni de l’autre ; à deux pas le chienle suivait, mais Huslin l’empêcha d’entrer dans sa maison. Enmontant l’escalier de bois qui conduisait dans sa chambre, il sedit que le lendemain la maison serait envahie par les gens depolice, que son corps, par ce même escalier, serait emporté sur unelitière et, à ce moment, des larmes lui vinrent aux yeux.

Dans le tiroir de sa commode il saisit son revolver ; samain trembla d’horreur. Ainsi, froidement se donner la mort ?Il eût accepté passivement que celle-ci lui vînt de la main d’unautre, mais l’idée de faire un geste et que ce geste le foudroyâtle remplissait d’horreur.

– Oui, tu dois mourir.

Il s’approcha de la fenêtre. Le chien, assis sur son derrière,le regardait.

– Tu veux voir mourir un homme, lui dit Huslin avec unsourire sardonique, eh ! bien, tu seras le témoin muet dudrame… Mais, qui sait ! peut-être que le même coup dont jevais me frapper t’atteindra toi aussi et crèvera ta peauhideuse…

Pâle et le corps frémissant, il porta l’arme contre sa tempe oùcoulait une sueur froide. En face c’étaient les bois dont lalisière descendait le coteau comme la porte basse d’un mystère. Ilsentit qu’il allait réfléchir sur son acte, hésiter. Raidissant savolonté, il pressa sur la gâchette, en murmurant :

– Si jeune !…

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