Un Roi tout nu

Chapitre 5

 

Il était environ cinq heures. Fauvarque venait d’ouvrir àM. Lavoine, qui déclara qu’il était pressé et ne voulut pasentrer. Assis sur sa bicyclette, un pied posé par terre, il engageabrusquement une discussion violente.

– Bonjour, oui, ça va bien, fit-il d’un ton bref, entendant sa main gauche. Mais, dites-moi ! Ne vous gênez pas…Mes trois lettres sans réponse…

C’était un petit homme trapu, grisonnant, à la peau fine. Ilbaissait les yeux en parlant. Et lorsqu’il écoutait, il mordillaitsa moustache jaune.

– Je n’oublie pas, ah ! mais non, je n’oublie pas,répondit Fauvarque, je vous dois beaucoup.

– Vous me devez tout ! rectifia l’autre sévèrement. Sila maison vous déplaît… pft… payez et partez !… Je vous l’ailouée un morceau de pain. Rien qu’en fruits vous avez récoltédavantage.

Ses yeux qui fuyaient toujours se rivèrent dans ceux du peintre.Loin de s’en effaroucher, Fauvarque trouva cette rudessesympathique. M. Lavoine ne lui semblait pas un mauvais homme.Il le regardait comme un esprit simple qui, pour se frayer unchemin dans la vie, estimait nécessaire de gonfler la voix et deparaître méchant.

Il répondit :

– Écoutez, monsieur Lavoine. Nous nous trouvons entre genshonnêtes et polis. Je vous vois pressé et moi – c’est une manie –je ne puis discuter affaires qu’à porte close… Si vous voulez,j’irai vous voir à Villennes.

Son visage de vieux parchemin ramassé en une grimace méfiante,M. Lavoine demanda :

– Quand ?

– Voulez-vous jeudi ?

– Samedi, trois heures, trancha l’autre.

– Eh ! bien, c’est entendu, samedi sans faute.D’ailleurs j’ai un projet en tête… Nous en parlerons… Je pense vousacheter la maison.

– C’est vrai, ce que vous dites là ?

– Dame ! J’y suis installé, je m’y trouve bien… Il n’ya aucune raison pour qu’elle vous appartienne plutôt qu’à moi.

Le petit homme leva les yeux sur Fauvarque et les abaissavivement. Il retendit sa main gauche.

– Alors, on s’entendra, dit-il, en se calant sur laselle.

– À Samedi.

– D’accord ! cria Lavoine, déjà loin sur la route,penché sur sa bicyclette dont les roues étincelaient sous le soleilbas.

Par la fenêtre de sa chambre, Jeanne avait suivi la discussion.D’un côté, les menaces de Lavoine et les rigueurs qu’ellesannonçaient. De l’autre, Fauvarque débitant des phrases stupides.Sa logique intransigeante d’irresponsable exigeait de lui, plusencore que M. Lavoine, un geste franc. Du moment qu’il nerépondait pas : « Je paye », il ne disait rien.

Lorsque la discussion s’apaisa, dériva en propos presqueaimables, elle éprouva de l’écœurement comme au spectacle d’unelâcheté : « Tu parles d’acheter la maison… Est-ce que turuses ? Est-ce que tu te moques ? Est-ce que tu esfou ?… » pensa-t-elle. La tête basse, les prunellesdilatées, la main au menton, elle sentait, avec trouble et avecrage, l’incohérence où sombrait son foyer.

Fauvarque gagna l’atelier. Il prit trois cartons gonflés depapiers, en ouvrit un et commença à en vérifier le contenu, feuillepar feuille. C’étaient des plans de maisons, des croquis dejardins, des projets de décorations qu’il notait quand une idée luivenait, et qu’il oubliait ensuite.

Il en tria plusieurs qu’il jugea susceptibles d’intéresserM. Lavoine. Celui-ci possédait des terrains non bâtis auxenvirons de Villennes et de Vernouillet. Fauvarque les avaitvisités et mesurés au cours de ses promenades. Il estimait quedouze résidences d’été, avec jardins, y trouveraient placeaisément.

Pour prix de ses travaux, de sa surveillance et des décorationsqu’il s’engageait à faire, il demanderait la remise des termeséchus et la pleine propriété de la maison où il vivait. Il sesentait riche en arguments capables de convaincre M. Lavoine.Si bien que le samedi suivant, en allant exposer son programme àM. Lavoine, il put le long du chemin songer amicalement à cethomme.

La canne sous le bras, il arriva à Villennes, content de sapromenade. Il reconnut dans la Grand’Rue la maison de briquesrouges de son propriétaire et sonna. Une voix profonde lui demandace qu’il désirait. Il vit, à la fenêtre du rez-de-chaussée, unetête énorme aux grands yeux somnolents. Saisi d’une forte envie derire, il put à peine bredouiller qu’il venait voir le patron. Lafemme vint lui ouvrir en savates. Elle portait une robe flottanteen pilou noir à grosses pastilles grises qui, sous le ballonnementdu ventre, se creusait en gouffre sombre. « SacréLavoine ! songea-t-il, faut-il qu’il en ait du nerf pour avoirapprivoisé ce grand pachyderme ! »

Jeanne était restée seule à la maison avec Renée. Foutrel etPotteau se promenaient. Quant à Huslin, il se trouvait à Paris. Ils’y rendait deux fois par semaine, afin de ne point perdre lecourant des événements politiques et des affaires ; il enrevenait le soir, si grave, si fermé, il gardait un silence sihermétique que personne n’osait l’interroger. Mais le dîner fini,tous les soirs il parlait de l’amour…

Henri ne rentra qu’après six heures. En le voyant partir, chargéd’une volumineuse serviette noire, Jeanne soudain s’était prised’espoirs. Elle attendait son retour fiévreusement et l’aperçut deloin. Il faisait, en guise de salut, des moulinets avec le bras. Deplus près, Jeanne remarqua qu’il riait et appelait :lala ! lala ! lala !

– Il a réussi, s’écria-t-elle en appliquant une claquejoyeuse sur la nuque de Renée, et elle courut au devant de la bonnenouvelle.

Henri la serra sur sa poitrine et, gaiement, lui annonça queM. Lavoine, en rejetant sa combinaison, lui avait accordé, cequi était un résultat, quinze jours pour payer les trois millefrancs d’arrière.

– En quinze jours, conclut-il, tu penses bien que jetrouverai ce qu’il nous faut et, qui sait ? peut-être que lamaison que je comptais avoir par ce moyen, je l’aurai par un autre.Ma tête est bourrée d’idées.

Jeanne resta muette. Cette nouvelle déception tuait, d’un coup,tout son courage. Elle était lasse de l’infatigable confiance deFauvarque. Elle eût voulu le voir pleurer. Elle abandonna la mainqu’elle tenait, sachant que ce geste, symbolique, la détachait delui, sans recours.

– Parbleu ! dit Fauvarque le lendemain, on s’égare àdroite, on s’égare à gauche, mais il n’y a que la peinture qui metirera d’affaire !

Il prit le train pour Paris et alla voir M. Coustou. Iltrouva la galerie fermée. M. Coustou était en villégiature.D’autres marchands, à la veille de partir, jugèrent inutile de sedéranger. Partout, on lui affirma qu’il choisissait mal sonmoment.

– Ne perdez pas votre temps, les affaires vont mal, lui ditun petit vieillard. Patientez cinq ou six mois. Et peignez !peignez ! en attendant l’hiver.

– Les derniers tuyaux je les ai, fit le peintre en rentrantchez lui. Qu’est-ce qu’ils vont prendre, les commerçants ! Lesaffaires vont mal. Pensez-vous que je vends mes fresques aurabais ? Ils savent, les bougres, ce que je fais. Ils m’ontdit : peignez ! peignez ! Je comprends. En insistantun peu, ils seraient tous accourus ! ha ! ha !ha ! Mais à quel prix aurait-il fallu vendre ! À quelprix, je me le demande !

Il gardait dans ces mêmes cartons des liasses de plans et deprojets qu’il avait conçus durant ses séjours au front et àl’hôpital. Aux grands soirs qui suivaient les offensivesvictorieuses, abrité pour la nuit dans les ruines, il sedisait : « Il faudra reconstruire les maisons, lesvillages et les villes ! Il faudra qu’on yrespire ! », et il dessinait de vastes avenues richesd’air sain et de verdure. Car la vie, songeait-il, devra y êtregaie pour effacer le souvenir des carnages.

Il avait vu sans écœurement des morts et des blessés à mort. Sonesprit s’élevait. « Autre chose, se disait-il, oui, il doit yavoir autre chose ! Ces corps déchiquetés, jetés en hâte, aufossé, méritent un tombeau magnifique. » Il choisit pouremplacement un vaste ravin du champ de bataille de la Marne, où ilavait campé dans les premiers jours de la guerre, et y rêva laville sombre, aux cryptes de pierre, des quinze cent millemorts.

Toute une nuit, Fauvarque montra ses esquisses, et les commentaà ses amis.

– Mais, bougre d’âne, pourquoi les avez-vous cachées silongtemps ? demandait Huslin. Ce sont des documentsprécieux.

– Ce sont, disait Potteau, comme les thèmes d’une symphonieformidable.

– Ah ! que n’ai-je cinq cents milliards à teprêter ! gémissait Foutrel.

– On reproche au peuple d’aimer le bistro. Maisnaturellement ! s’exclamait Fauvarque. Le bistro attire parl’ambiance ! Entrez dans ces boutiques, basses, chaudes,intimes… le comptoir de zinc multiforme et taillé à facettes… lesbouteilles de toutes les tailles, sur une étagère… La salle estpetite, mais on ne sait pas comment elle est faite. Il y a desparavents, des coins, des recoins… Quoique minuscule, c’estmystérieux et c’est immense pour l’imagination. Il y a là un groshomme, en bras de chemise, pour vous servir : le dieu desenfers ! Une soubrette qui connaît votre nom : tous lesanges du ciel réunis ! Il y a de la fumée qui estompe lamisère, des murs patinés comme les mains et les visages… Mais c’estincomparable !

Il se taisait un instant et repartait : – Contre le bistro,qu’est-ce qu’on propose ? La maison du peuple, ha !ha ! cette maison du peuple qui doit tuer l’estaminet !…Une salle magnifique, bien rectangulaire, au plafond haut ;électricité ; murs décorés au stuc ; escalier de marbreéclatant. En somme, un cercle de gentlemen… Et vous croyez qu’unouvrier, après son travail, s’égarera dans ce lieu élégant !…D’abord il ne saura quoi faire de ses mains sales, de sa barbe desix jours sous les lampadaires électriques ! Ha !ha ! ha ! et ses costumes râpés ? Ha !ha ! et ses chaussures éculées ? Admettons qu’il fassevenir la manucure, qu’il passe chez son barbier, chez son tailleur.Après tout ça, il arrive. Il monte l’escalier royal, oh !oh ! Il passe par la porte tournante, ah ! ah !Maintenant il est dedans. La salle est grande. Mais d’un coup d’œilil la découvre toute, les murs qui filent, les quatre coins,tout ! Il a tout vu… Du moment qu’il a tout vu, il bâille… Etdu moment qu’il bâille, il s’en va… Et du moment qu’il s’en va, ilne reviendra plus… ha ! ha ! ha ! ha !

Huslin, enthousiasmé par tous ces projets grandioses, lui promitdes introductions auprès des ministères, et, pendant une semaine,Fauvarque travailla jour et nuit. Il construisit une maquette deson monument aux morts. Elle avait deux mètres de long, sur un delarge. Il refit en grand, avec des précisions mathématiques, lesplans de villes, d’édifices publics et, lorsque tout fut prêt,Huslin l’accompagna auprès de députés, de ministres, de directeurset d’ingénieurs. Cela dura cinq jours. Partout les projets furentconsidérés coûteux à exécuter ou inexécutables. On ne voulut mêmepas les étudier.

– Tant pis, dit Fauvarque en riant. Ça prouve que j’auraisdû commencer par aller trouver monsieur Pallin.

– Qui est-ce ? demanda l’écrivain.

– Le propriétaire de l’atelier de gravure où j’ai travailléquelquefois. En vingt jours, j’aurai abattu de l’ouvrage, et çarapporte ! Mais il faudra que je couche en ville, parexemple.

– Si vous croyez que l’atelier de gravure vous tirerad’affaire, mon bon Fauvarque, je mets mon appartement à votredisposition.

Le lendemain, Fauvarque se rendit à Paris pour voirM. Pallin. Seize jours étaient déjà passés depuis la visite deM. Lavoine. Huslin s’était muni d’argent, résolu à régler lepropriétaire si la dernière tentative de Fauvarque venait àéchouer. Ce fut une longue journée triste. L’absence de Fauvarquepesait sur tous comme un signe de pauvreté. Après déjeuner, Huslinentra seul dans l’atelier.

Il s’assit sur le divan, songeur. Il faisait une chaleurtorride. Un bien-être alanguit Huslin. Le soleil qui frappait lamince toiture s’infiltrait dans la pièce en ondes invisibles. EntreHuslin et cet hôte qui bourdonnait entre les murs, un échange lentse produisit. À mesure que la chaleur pénétrait Huslin, ses yeux,son ouïe, son cerveau sortaient de lui, s’éloignaient vers desparadis de lumière, où un fleuve de roses surchauffées l’engloutit.Il s’assoupit dans la perte de lui-même.

Son sommeil dura quelques minutes. Huslin se réveilla avec lasensation que de grands événements étaient groupés autour de lui,et l’attendaient. Il ouvrit prudemment les paupières. Le premierobjet qu’il aperçut fut son corps vêtu de clair, comme une largeavenue. Il le considéra longuement, avec hébétude et méfiance,hésitant à le reconnaître.

Devant lui, s’ouvrait sur l’infini un trou de lumière. Il setrouvait face à face avec une force prodigieuse : l’Été quilui parut recéler l’énigme redoutable du monde.

– Il a raison, murmura Huslin.

Et lorsque son cerveau eut assimilé cette parole machinale, ilse demanda : « Qui, il ?… » « Il, c’estFauvarque… » répondit la voix grave d’un passant.

– Il, c’est Fauvarque, répéta Huslin.

Sans oser détacher ses yeux du grand œil étincelant qui veillaità la porte, il se rappela les fresques qui chantaient, l’une à sadroite, l’autre à sa gauche, la grappe de raisin et la masse defeuillage ensoleillé. « Certes, songea-t-il, elles sont audiapason des phénomènes qui nous dominent et qui nous tuent… »Il revit les dents de scie gigantesques, les hautes volutes, formesà la fois savantes et barbares qui décoraient les murs. Il serappela le monument aux morts, les plans de villes… Il se rappelaune voix métallique, un front bombé, un torse puissant :Fauvarque. Et il vit s’ériger des sphinx de pierre, des colosses degranit assis sur des mers de sable.

Mais il sourit. Il haïssait les exaltations d’esprit prolongées.D’ailleurs, il retrouvait maintenant la façade familière de lamaison, le jardin et la grille. Le mystère était dissipé ; lescolosses s’endormaient dans la nuit des temps. « Il est grand,sans doute, reprit-il, mais il est trop grand… Malgré ses visionset sa foi, c’est un attardé… Nous voulons aujourd’hui des machinesgigantesques et de petites, des forces qui vont vite et non pas desforces immobiles… Fauvarque a tort. Il s’est trompé d’heure… Lemonde qui ne l’a pas réclamé ne le fera pas vivre. »

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