Un Roi tout nu

Chapitre 3

 

Les salons commençant à se rouvrir, d’anciens amis donnèrentbientôt de leurs nouvelles. Valentine et Huslin avaient conçu uneminute le projet d’éviter le tourbillon de vie mondaine quimenaçait de les emporter. Mais, sans compter que c’était un projetde la première semaine de leur liaison, ils comprirent vite que,pour entraîner Carlos à rechercher ses succès d’autrefois, il n’yavait rien de tel que de le replonger dans une atmosphèrebrillante. Et ce fut, de nouveau, la griserie des veillées et desdîners en ville.

Rasé, frisé, poudrerizé, presque chaque soir, Carlos précédantsa femme, avec de grands moulinets de canne, avec de vifs éclats devoix, hélait les chauffeurs qui passaient. Souvent en vain, ildescendait jusqu’au pont de Grenelle ; de là il était souventobligé de courir Chaussée de la Muette, mais il était soutenu parune fièvre juvénile. Il puisait, dans la sensation du lingeéclatant et frais sur sa peau, l’illusion que la journéerecommençait et qu’il allait pénétrer rajeuni dans un mondemystérieux, où s’assemblent de rares initiés pendant le lourdsommeil de la cité.

Il regroupa ses admirateurs. Bien qu’il se crût parmi euxdisposé à la gaieté, on le trouva généralement fatigué, maigri etabattu. L’intérêt qu’on lui portait le rendit encore plus songeuret plus maigre.

Il s’appuyait à une cheminée et jouissait en silence duspectacle des femmes. Des robes chatoyantes, des fines chevilles,des jambes capiteuses passaient, tournoyaient. Des jeunes filles letransportaient bruyamment d’un salon à l’autre dans un parfum device inexpérimenté.

– Ce que j’ai fait à Cabourg cette année ? J’ai trempémes charmes dans la Manche, disait l’une.

– Mes flirts à Chamonix ? disait l’autre : Pouletaimé, Zozo chéri et Néné adoré.

– Ah ! que c’est charmant ! murmuraitSentilhes.

Dans la lueur crue des lustres et le grincement forcené del’orchestre, la féerie se renouvelait. Le torse doucement arrondide madame de Laveline succédait sur la rétine du peintre auxhanches évasées de madame de Sonnailles. « Que de femmes àaimer ! tout de même », songeait naïvement Carlos.

Dès qu’il était seul, il retombait dans de mornes songeries. Ilse disait que la faveur de ces milieux légers lui échapperaitbientôt comme un papillon blanc. Cette pensée achevait d’abattreson courage.

Pendant de longues heures, assis, le buste replié sur lesjambes, la tête prise dans les mains, il voyait son être nu, gris,s’étendre devant lui, infiniment, pareil à une plaine désolée.

Il sortait de son cabinet, le visage défait, les yeux creux.Valentine racontait à Huslin qu’elle le voyait errer de chambre enchambre, posant des questions qui trahissaient son angoisse.

– Vous n’auriez pas dû connaître Fauvarque, réponditgravement l’écrivain.

Un matin, Valentine pénétra dans l’atelier. Le ciel pesait surla ville. Par moments, le froid du dehors, à travers les murs etles fenêtres closes, semblait envahir la maison. Une onde glacéerefoulait l’air tiédi. Carlos ne se retourna pas ; deboutdevant la verrière, sans bouger, il frissonnait.

– Je te dérange ?… Tu travaillais peut-être ? fitValentine.

– Non.

– Il y a longtemps que tu ne travailles plus ?

– Oui.

– Et pourquoi ?

– Je ne sais pas… pour rien…

– Pour rien ?…

– Oui, pour rien…

– Alors, si c’est pour rien, tu vas recommencerbientôt ?

Il se tut. Elle insista.

– Tu veux bien me le promettre ?

Beaucoup de silence s’était accumulé entre eux, ces dernierstemps. En apercevant Valentine, Sentilhes avait cru à un retourdésintéressé. Voilà que grossièrement le calcul se démasquait auxpremières paroles. Cette spéculation sur sa personne lui parutinsultante. Aussi, reprit-il, nerveusement :

– Ah ! je t’en prie, ne me tracasse pas !…

Elle comprit qu’elle avait été maladroite. Elle replaçaSentilhes un peu plus haut dans son estime. Revenant à lacharge :

– Ne t’emporte pas, fit-elle. Je suis là, je connais tesveilles, je vois ta fatigue… Ce que je voulais dire, c’est que tontravail d’à présent ne rend pas… Ah ! Carlos… Carlos…

Elle ajouta, plus bas, les yeux fixés sur le tapis :

– Nous avons traversé une crise effroyable. J’espère quenous en sortirons sans trop laisser de nous-mêmes. Fauvarque auraété l’épreuve de notre vie. Mon cœur se fend à te voir, tel que tues aujourd’hui, découragé, vieilli…

Carlos eut un soupir, fit une pause et dit enfin sansassurance :

– Laisse-moi, laisse-moi, je t’en supplie… Parce que,vraiment, l’Humanité tout entière est née pour souffrir…

Depuis sa déception, il ne trouvait de véritable réconfort qu’endonnant à son ennui des prolongements dans le monde extérieur. Ilcroyait par moments avoir épuisé la souffrance, et il disait :« Je suis le martyr de l’Idéal ». À force d’étendre sadouleur, il finissait par y voir un symbole, une croix dresséeparmi les foules, et cela l’exaltait.

Le soir même Huslin vint dîner. Il arriva tôt afin d’être seulavec Valentine et de pouvoir obtenir avant de se mettre à table unrendez-vous décisif pour le lendemain. Il avait découvert, àNeuilly, un chalet abrité par un bois de chênes que sa décenteapparence rendait un lieu à la fois sûr et prometteur pour leursprochaines rencontres.

Valentine, bouleversée, ne voulut pas l’écouter d’abord. Ellelui fit ses doléances. Mais loin de paraître étonné par les faitsqu’elle lui révélait au sujet de Carlos, il dissipa ses craintes,lui reprocha d’être impatiente et nerveuse et, de haute lutte,enleva son acquiescement pour le rendez-vous qu’il convoitait.

Inspirée par lui, elle organisa une matinée. « C’est tameilleure idée de l’année », approuva Carlos enthousiaste.Elle répondit : « Avec beaucoup d’argent, j’en auraissouvent de pareilles. » Un jeudi le magique spectacle du mondese transporta chez lui. Le salon, l’atelier, l’antichambre, lefumoir, le boudoir, les sièges, les tables, tout fut magnifié cejour-là par le passage des femmes. Il y avait des hommes, maisCarlos ne les voyait pas. L’heure du départ fut déchirante.

– Restez, restez donc ! suppliait Carlos d’une voixtriste.

L’idée l’effleurait d’ajouter : « Vous dînerez avecnous. Vous dormirez chez nous… Cela durera toujours…toujours !… »

Ensuite il alla s’asseoir dans le salon vide pendant queValentine changeait de robe. Les lustres restaient éclairés.Enfoncé dans une bergère tendue de soie pompadour bleue àfleurettes roses, il évoquait des images… des images… La marquisede Laveline qui venait de partir la dernière… Et comme dans lessoirées d’été où, après la pluie, la terre dégage de vertigineuxparfums, soudain les murs et les tapis libérèrent des effluves quifirent vaciller le cœur du peintre.

– Des nuques… des bras… balbutia-t-il…

Il se tut pour évoquer près de la console dorée et se reflétantdans le trumeau Louis XVI, la pression des lèvres de la comtesse deLoste sur les parois fines de la tasse. Le geste gracieuxs’éternisant.

– Oh ! éclata Sentilhes… Oh !… Oh !…Oh !… Cette bouche ! Cette courbe de nez !

… Les voitures ne cessaient de s’arrêter devant la porte.Chacune déposait sa captive et Carlos, en y songeant, approuvaitque les corps frêles de ces femmes fussent protégés par la carapaceépaisse des limousines.

– Oh !… générale !… Oh !… marquise !…Oh !… comtesse ! comtesse !… comtesse !…

Il les aidait toutes à quitter leurs lourdes pelisses. Ilsurprenait la bouffée de parfums chauds qui s’y étaient accumulés.Un instant il avait l’illusion que les robes étaient leur nudité. Àvoix basse, il récita :

– Fraîches, légères. Vertes, rouges, bleues…

Valentine venait d’entrer. Elle était belle. Carlos remarqua queles plis flottants de son déshabillé violet montaient ens’atténuant vers ses hanches tels des tuyaux d’orgue. Ainsi, tandisque toutes les autres s’en allaient par la porte, vertes, rouges,bleues, une d’elles était restée… Pourquoi ?… Comment ?…Retenue par quel fil miraculeux ?…

Dans cette vision s’affaissa le souvenir même des rancunes qu’ilavait eues contre Valentine.

– Viens près de moi, dit-il avec amour.

Et il ajouta :

« Il en faudrait souvent de ces après-midi qui exaltentl’esprit, qui embellissent l’âme. »

Elle s’approcha, remuant ses lèvres gourmandes sur la massebrune d’un bonbon. Elle répondit en riant :

– Je ne demande pas mieux. Autrefois, tu rêvais d’avoir tavoiture, ton hôtel. Nous en donnerions de belles fêtes.

– Tu as raison… Il faut beaucoup d’argent pour êtreheureux…

Il l’attira au bord de son fauteuil, et lui enveloppant lataille il dit :

– Je songe, Valentine… Un idéal… un idéal… c’en est un toutde même ; un qui, vraiment… me paraît suffisant… de faireplaisir à de jolies femmes… vraiment oui… Il faut bien que l’ons’occupe d’elles… pour les rendre heureuses… pour qu’elles soientcontentes…

– Tu veux me rende jalouse ?

– Non, pas cela… Mais il y a bien des choses quis’éclairent… Le jour où Fauvarque est venu nous saluer, as-turemarqué les cheveux gris sur la tempe et autour del’oreille… ?

– Que veux-tu dire ? demanda Valentine.

– Je veux dire qu’il laisse passer la vie…

Cette philosophie aimable et sensuelle, si elle rendit aupeintre sa sérénité, ne l’incita pas au travail. Calé dans desfauteuils qu’il choisissait profonds et moelleux, il souriait,rêvait, fumait en attendant l’heure de sortir. Valentinedaignait-elle l’accueillir dans son boudoir, lorsqu’elles’habillait, il admirait ses diverses attitudes en déshabillé, cequi la gênait assez, elle, sur le point de rejoindre Huslin. Si, aucontraire, l’entrée du boudoir lui était interdite, il s’étendaitsur le divan de l’atelier.

C’étaient alors les bruits de la pièce voisine qui lerenseignaient. Des flacons tintaient sur les plaques de cristal,des talons martelaient le parquet, et, devant les yeux de Carlos,se traçaient des lignes qui se croisaient, s’enchevêtraient.« Elle est nue… elle met ses bas… elle se parfume… elle estdevant le miroir… elle se coiffe… elle va… elle vient… »

Ce n’était pas le résultat qu’avait recherché Valentine.Celle-ci s’en plaignit à Huslin.

– Rien dans ce que vous me dites ne m’étonne, affirmal’écrivain avec une gaieté malicieuse. Vous avez rendu à votre marile monde, les femmes, il s’est gardé de refuser. Mais il a écartéprudemment l’épine que vous dissimuliez sous cet amasséduisant.

– Vous riez, mais le cas est tragique.

– De grâce, pas de grands mots, rétorqua l’écrivain. Votremari a besoin d’un ressort, nous pouvons le lui créer…

– Un ressort ?… fit-elle.

Cette parole ranima sa confiance. Elle regarda son amant pâle.Les rares fils dorés de sa barbe papillotaient à la lumière et sesprunelles remontées ne laissaient voir de ses yeux que deux amandesblanches.

– Il s’est détaché de Fauvarque trop doucement… repritHuslin. Toute notre erreur est d’avoir permis cela. Car on netravaille que poussé par un sentiment violent ; les uns ont lafoi, d’autres l’appréhension de l’avenir, mais les plus nombreuxont la haine…

L’autorité avec laquelle il émettait ces aphorismes leurconférait une certaine grandeur. Valentine comprit le conseil ets’y conforma rigoureusement. Après le départ de Huslin, elle vint àCarlos en disant :

– Moi, tu sais ?… je ris, je ris…

– Tu ris, répéta Carlos, et pourquoi ris-tu ?

– Je songe à Fauvarque. Huslin m’a confié sur son comptedes choses abominables. Nous avons été ses dupes. Il t’envie, tedéteste et ne parlait de toi, dans le monde, que pour te tourner endérision… Quand je songe à ta bienveillance, aux conseils sages quetu lui donnais, j’en viens à souhaiter que tu atteignes un jour sihaut…

Il regarda sa femme et rougit. Avec une extraordinaire luciditéil devina l’intrigue qui se nouait autour de lui. Il crut avoircrié : « Quoi ? Quelle est tonintention ? » Mais le visage satisfait de Valentine luirévéla son erreur. Des gouttelettes humides perlèrent à son front.Il souffrait visiblement. C’était d’avoir compris qu’il subirait,jusqu’au bout, la comédie qui venait de commencer.

Lui aussi déplorait sa mollesse présente ; il rêvait luiaussi des faciles triomphes d’autrefois. Si son ambition étaitmorte, ce n’était que par déclin de son énergie. Et il laregrettait. « Mensonges ! Calomnies ! »songeait-il en se répétant les propos de Valentine ; mais ilne voulait pas les écarter tout à fait.

Lorsqu’elle revint sur ce chapitre, Valentine trouva uneattention chaque fois plus docile. Dès qu’elle commençait à parler,Carlos éprouvait un réconfort. Lorsque, par lassitude, ellechangeait de sujet d’entretien, il s’inquiétait craignant qu’ellen’eût modifié son projet. Des calomnies !… certes. Un poison,mais un poison salutaire que ses muscles et son cerveauabsorbaient.

Une après-midi, comme Valentine était sortie, madame de Lavelineentra. Sentilhes crut qu’elle venait lui apprendre sa prochainenomination de chevalier de la Légion d’honneur, et l’interrogeadiscrètement. Mais il la trouva étrange. Elle était parfumée,langoureuse et, dans la journée finissante, elle jetait un douxéclat. Il ouvrit les bras. Elle y tomba.

Lorsque Valentine apprit par Antoinette, la femme de chambre,que la marquise était restée plus de deux heures enfermée avecmonsieur, elle demanda à Huslin ce qu’il pensait de cetteliaison :

– Je pense, répondit l’écrivain, qu’ils ne doivent pas setrouver à l’aise sur le divan de l’atelier ; ajoutez-yquelques coussins. C’est le moins que vous puissiez faire, carvotre foyer est désormais hors de péril ; votre mari a, pourle soutenir, trois incomparables facteurs d’énergie. Et il énuméraces vastes matrices de l’activité du monde : l’ambition, lahaine, la femme.

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