Un Roi tout nu

Chapitre 13

 

Fauvarque descendit dès l’aube. Il s’assit longtemps sur unfauteuil, au milieu du vestibule, puis il alla s’asseoir au milieude l’atelier. Et il se disait que Huslin, bientôt, viendrait à luidonner de l’argent. Et qu’aussitôt la crise serait résolue. Mais ilsentait que, s’il acceptait le secours de Huslin, une autre crise,plus large, où sombrerait sa personnalité, peut-être son foyer,s’ouvrirait fatalement. Et il se retint de pleurer, il arrêta aubord de ses paupières des larmes qui avaient besoin de se répandre.Jamais une heure de sa vie n’avait exigé de lui un tel effort. Ille savait. Il y était résolu. Mais son être était triste et las.Son être usé ne le soutiendrait pas. Pour agir il n’avait nicourage, ni enthousiasme. Pour animer ses muscles, raidir savolonté, repousser l’appui qui s’offrait, mettre en mouvement lesrouages de son corps rétif, il n’avait plus qu’un seul outil :sa raison. Et déjà il la sentait fiévreuse, inquiète.

Pendant une heure, deux heures, trois heures, il énuméra, pourbien s’en pénétrer, les motifs qui le poussaient à accepter lagrande épreuve. Il comptait sur ses doigts à voix haute :

– Premièrement… secondement…

Et plus il approfondissait la crise, plus il voyait clairementque seule une manifestation de volonté, à cette heure grave, luipermettrait de se ressaisir, aussi bien en lui-même qu’aux yeux desautres. « En somme, songeait-il, je dois accepter la crise ettoutes ses conséquences. Je repousserai l’aide de Huslin et il enrésultera une bataille à mort entre lui et moi… » Mais ilsn’étaient pas égaux dans la lutte. Pour l’écrivain, l’enjeu étaitun peu d’argent. Par contre, il était, pour Fauvarque, sapersonnalité. Il devait la jeter tout entière sur le plateau de labalance. Car il était parvenu au degré de dénuement tragique oùl’on ne peut plus lutter qu’en dépensant de son individu.

Potteau entra.

– Tu vas bien ?… Il y a longtemps que tu es là ?…Journée grise, hein ? fit-il distraitement, en évitant deregarder Fauvarque.

Soudain Fauvarque l’interpella :

– Dis donc, Potteau, viens ici que je te regarde.

– J’étouffe, j’aime mieux faire un tour dehors, ditPotteau.

– Un tour dehors ? répéta Fauvarque. Viens, Potteau,viens ici.

Et il prit son ami par les deux bras.

– Je vois, dit-il, tu es inquiet, tu ne tiens plus enplace, mon vieux solide. N’aie pas peur, va…

– Qui t’a dit que j’avais peur ?

– Je te connais depuis trop longtemps !… Aussi je tedis, n’aie pas peur, je ne prendrai pas l’argent de Huslin.

Foutrel entra à ce moment. Il se mit à longer les murs. À pasfeutrés, Jeannot-lapin glissa son corps noir dans la tache clairerépandue devant la porte et se perdit dans la pénombre de la pièce.Il vit entrer calmement Serpolet qui tenait un rouge-gorge entreses petites mâchoires aux dents fines.

À peine éveillé, Huslin avait observé les bruits de la piècevoisine. Il avait entendu Fauvarque descendre et, pendant un quartd’heure, l’oreille contre la porte de communication, il avaitattendu le lever de Jeanne. Son cœur battait. Il était pressé de laréconforter et de lui donner cette nouvelle preuve, qui était laplus grande, de la tendresse qu’il avait pour elle et de son amitiépour Fauvarque. Il songeait, avec une émotion profonde, que lepeintre pourrait poursuivre en toute tranquillité les grandesœuvres entreprises sur place. Plus tard, comme un père aimantveille sur le fils grandi qui cherche sa destinée, il appuieraitFauvarque, il mettrait Jeanne à l’abri du besoin. Et il pleuraitseul, patiemment ; l’oreille contre la porte demeurait auxaguets. Soudain, le lit de la chambre voisine rendit un gémissementmétallique. Huslin frappa doucement à la porte.

– Qui est-ce ? demanda Jeanne dans un murmure.

– C’est moi.

– Huslin ?

– J’ai à vous voir.

Tous deux parlaient d’une voix de complices, très bas. Et leursparoles étaient une suite de sons brefs et hachés, battements decœur sonores.

– Tout de suite, vous voulez me parler ?

– J’attendrai que vous ayez fait votre toilette.

– Dans dix minutes, voulez-vous ?

– Oui.

Il entendit Jeanne se lever et il s’assit, les jambes brisées,car il était dans l’état des amoureux qui attendent la minuteprochaine de la première étreinte. Bientôt, deux coups timidesrésonnèrent à la porte.

– Vous pouvez venir, dit Jeanne.

Il sortit dans le couloir, referma sa porte. Celle de Jeannevenait de s’entrebâiller. Elle était en robe de chambre. Il entra.Sans un mot, ils gagnèrent le bord du lit en s’assirent. Huslinreleva sur le front de Jeanne le rideau de cheveux dorés quidissimulait ses yeux rougis.

– Vous avez eu tort de vous émouvoir sur la visite demonsieur Lavoine, dit-il enfin en riant. Ce n’est en somme qu’uneaffaire d’argent. Il vous faut trois mille francs. On les trouveraet les plus horribles malheurs dont vous vous voyez menacéerentreront sous terre.

– Je vous comprends, balbutia Jeanne en baissant la tête.Vous êtes généreux, mais je ne puis plus accepter de vous quoi quece soit. Je sens grandir chaque jour ma dette. Comment vousrendrai-je ce que je vous dois déjà. Vous m’aimez, je le sais, etun horrible cas de conscience se pose que je ne saurai jamaistrancher.

Huslin se leva, s’écarta doucement d’elle et répondit :

– Pourquoi parlez-vous ainsi ? J’aime mieux votrefierté de naguère. Vous interprétez mal ma démarche. Je viens àvous comme à une sœur et si j’ai pu trahir quelquefois mon amour,je vous jure que votre corps pour moi restera toujoursinviolable.

Elle ne répondit pas. La tête baissée, frêle dans sa robe dechambre, elle pleurait.

– Si je ne vous ai pas fait l’offre hier, reprit-il, c’estparce qu’il y avait des témoins autour de nous. Vous savez comme jesuis. Je pousse parfois la délicatesse à l’excès. Je ne voudraisjamais heurter le sentiment de personne. J’ai ainsi l’air d’êtrebizarre, alors qu’une simple noblesse d’âme m’inspire… J’aurais puégalement prendre Fauvarque à l’écart et vous épargner cetteémotion, mais Fauvarque ne m’aime plus, il me suspecte, je l’aisenti depuis la mort de votre enfant… Et quand on ne m’aime pas, jedeviens maladroit… L’argent est dans cette enveloppe.

– Je voudrais vous baiser les mains, balbutia Jeanne ensanglotant… et dire que j’ai un mari !…

– Ne lui en veuillez pas, non, ne le méprisez pas, s’écriaHuslin. Votre mari est un grand artiste… c’est-à-dire un grandenfant… Il est mal fait pour la vie… Mais je veillerai… À tout àl’heure, n’est-ce pas ? Il ne faut pas que nous restionsensemble trop longtemps.

Longuement, Fauvarque considéra les trois billets déployés queJeanne lui tendait du bout des doigts. Il n’avait pas songé qu’ilslui seraient remis par cette main blanche et petite. Mais il sereprocha d’avoir manqué de pénétration, cette voie étant la seule,en effet, que pût choisir Huslin. Il sourit étrangement et la maintrembla. Un tourbillon d’images cyniques, obscènes, enveloppa lecorps de Jeanne, le pénétra, l’emporta.

– C’est bien, dit Fauvarque en tressaillant, je m’occuperaide cet argent. Mais surtout ne te tracasse pas. Je ferai pour lemieux. Et tu sais que, lorsque je m’en charge, les choses semettent en place d’elles-mêmes.

Dès que sa femme fut sortie, Fauvarque replia les billets et lesinséra dans l’enveloppe.

– Hier j’ai tout offert, se dit-il, tout offert en vain…toiles, fresques… meubles… Quand même j’aurais donné ma tête,ç’aurait été en vain… et l’on veut me faire croire qu’il suffiraitde ça, pour réaliser le miracle ?…

Il agita, en signe de dénégation, l’enveloppe qui rendit unbruit sec de cassures.

– Si ceci pouvait être vrai, reprit-il, le monde serait unetelle comédie, qu’il me faudrait vivre mille ans pour épuiser monrire.

Sa tête s’immobilisa. Il réfléchit. Bientôt une expressionindéfinissable d’intelligence et de ruse éclaira ses yeux. Pourfixer ses pensées, il parla à mi-voix, d’abord parbribes :

– Huslin paye, murmura-t-il, pourquoi paye-t-il ?…Hier, quand Lavoine est venu, il n’était pas là… Comme par hasard,à Paris ! Parbleu ! il était au courant ! C’est luiqui l’envoyait ! Tous deux de connivence pour m’enleverJeanne ! Cette fois… J’en ai assez !… l’écheveau estdébrouillé… Mais ils ne l’auront pas ! ha ! ha !ha ! ha !

Il arpentait l’atelier, les mains enfouies dans ses poches.Aucune indignation ne le soulevait. C’est un torrent de joie qui leportait.

Sa foi regroupée formait bloc, il la sentait en lui, il en étaitsûr. Et il riait de la lutte que, dès lors, il dominait.

Il se posta à l’une des petites fenêtres carrées qui donnaientsur le jardin. L’air lui souffla au visage. Cette douce caresse surla masse prodigieuse de son front le fit sourire. Elle lui rappelales mains de Pierrot. Les voici qui descendaient sur son nez,autour de sa bouche rasée… « Brave petit Pierrot !… Àforce de soupe, tu pousseras !… Et nous te verronscourir ! »

– Dites donc, Huslin, par ici, j’ai à vousparler !

Interpellé, Huslin, qui gagnait le potager, se tourna. Jamais sadémarche scandée n’avait ressemblé davantage au déclic d’unemécanique. Fauvarque l’attendit sur le seuil de l’atelier.

– Vous avez à me parler ? demanda Huslin d’une voixqui n’avait jamais paru si grêle.

– Deux mots seulement, dit le peintre.

Un rire fixe écarquillait ses paupières. Sa peau tendue étaittranslucide. On l’eût dit taillé dans un albâtre pâle. Mais sesyeux bleus jetaient les éclats durs.

– Je vous rends votre argent, dit-il, en enfonçantl’enveloppe froissée dans l’échancrure du gilet de Huslin. Vousvous imaginiez sans doute me rendre la vie avec ces misérablesbillets… Que vous importe si je quitte cette maison ? Dixautres, cent autres peuvent la remplacer. En cinq jours jedéménage ! en dix, je m’installe ! en quinze, jereconstruis ce que j’ai pu démolir ici ! En tout : unmois à prélever sur mon travail. De sorte que, les choses mises aupoint, c’est deux mille francs que vous voulez offrir au pèreLavoine… Curieux, ce petit cadeau…

Fauvarque, en prononçant ces derniers mots, devint plusfamilier. Il se frotta les mains. Quant à Huslin, il fronçait lessourcils, ridait nerveusement le front pour comprendre et n’yparvenait pas.

– Oui, c’est curieux ce petit cadeau… Il y a pourtant desgens avec lesquels il n’est pas bon se commettre… Il fallaitd’abord me demander des renseignements sur ce monsieur Lavoine…

– Mais que racontez-vous ? s’écria Huslin. Pourquoirefusez-vous cet argent ? Parlez moins vite et plusclairement, je vous en supplie.

– Que je parle plus clairement. Nous allons mettre lespoints sur les i, à l’instant. Prêtez-moi votre tympan, je vousprie.

Avec une sauvagerie qui confinait à la folie, Fauvarquerapprocha sa bouche de l’oreille de Huslin et hurla de tous sespoumons :

– Je dis que vous êtes venu chez moi pour vicier l’air quenous respirons, que vous avez sali Renée de vos désirs, que vousavez tourné autour de Jeanne, que vous les avez empoisonnées de voslâches idées sur la vie… et que je n’ai besoin de personne pourfaire bouillir mon pot.

– J’avais deviné cette hostilité… cria Huslin.

– Ah ! oui, une hostilité… grave, interrompitFauvarque. Hostilité, c’est encore une de vos expressions fines ethabiles. Pour ma part, je fais moins de façons. Je vous déteste, jevous hais, mon bon ami. Voilà ! c’est une chose réglée, vousn’avez plus qu’à prendre vos paquets, filer… Berthe vous porteraune des valises.

– Vous me chassez !

– Et dépêchez-vous ! parce que si vous traîniezlà-haut, je viendrais vous stimuler l’énergie. Avant de donnertrois mille francs, la prochaine fois, vous réfléchirez.

Chaque phrase giflait Huslin. Il s’en garait en rejetant sa têteen arrière. Ses membres tremblaient, ses dents claquaient et deslarmes ruisselaient sur ses joues. Il eut encore la force de seretirer dans la maison.

Surpris par les clameurs, Potteau et Foutrel s’étaient approchésde l’atelier. Jeanne et Renée, aux fenêtres, regardaient ensilence. « Ah ! te voilà sous ton jour véritable, disaitla première en s’adressant à Fauvarque en pensée, une brutevaniteuse. Dès que tu te sens dominé par un homme plus intelligentet meilleur que toi, ton seul souci est de le frapper de coupsmalhonnêtes. Mais je vengerai Huslin. » Renée regardaitPotteau, mesurait sa grosse tête, ses membres pesants. « Tubois du lait, toi, tu voudrais en faire autant, mais tu n’as mêmepas le courage de Fauvarque. » Près de la porte, Berthes’écrasait contre le mur. Elle aimait tous ces « beauxmessieurs » et pleurait du mal qu’ils s’infligeaientmutuellement.

Fauvarque n’entendait ni ne voyait personne. Il rentra dansl’atelier, prit une brosse, se campa devant la fresque en cours etpeignit dans un délire joyeux.

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