Un Roi tout nu

Chapitre 4

 

Sur la route durcie par le froid, un landau venant deVernouillet, entouré de grands chiens, braques et danois, allait àfond de train dans la direction de Bures. Le cocher maigre avaitpeine à maîtriser une paire de chevaux blancs à crinière touffue.Deux vieillards occupaient la voiture. L’un d’eux portait un bonnetd’astrakan et des lunettes jaunes, l’autre un chapeau de veloursbleu, orné d’un panache de plumes rouges, noires et vertes. Leslongues barbes grises des deux hommes flottaient au vent par-dessusleurs épaules.

– C’est fâcheux, badina le premier, avec un coup d’œilironique sur l’étrange coiffure de son voisin, on vous prendpartout pour mon odalisque !

Le masque livide du second s’éclaira d’une expression amusée etun rire gargouilla dans sa gorge.

– Hun ! Hun ! Hun ! Hun ! C’est un beauchapeau, fit-il. Il a été porté par mon aïeul, le prince AdamBabiensky, grand chancelier de notre Sainte Pologne… Hun !Hun ! Hun ! Hun !

Il leva les bras et abattit sur le dos du cocher sa grosse canneà pommeau d’or.

– À gauche, Répa ! cria-t-il.

Le cocher claqua son fouet joyeusement, puis il tourna la têteafin de montrer le sourire qui ridait sa face rétrécie.

– À droite, à gauche, ce sont les seuls mots de françaisque ce fidèle animal entende, expliqua le prince. Depuis vingt ansqu’il habite ce pays, je lui défends de comprendre aussi bien leschoses qui se disent que les choses qui se font… Il pense à laPologne quand il a besoin de réfléchir et je vous promets qu’il n’apas lu Rousseau. Je peux le frapper, c’est mon esclave… Tandis quevous, mon cher Vincent Louvier, après avoir été ministre pendantquinze ans de votre vie, vous n’avez le droit de frapper personne…Hun ! Hun ! Hun ! Hun !

– Tortionnaire ! riposta Louvier, tandis qu’un tic deses sourcils faisait tressauter ses lunettes.

Derrière deux immenses noyers dénudés, à proximité d’uncroisement de chemins, venait d’apparaître la maison des Fauvarque.Elle comprenait un corps de logis et une grange se joignant enangle droit. La toiture, en vieilles tuiles, était posée, comme auhasard, chapeau trop large et cabossé, sur les murs enduits deblanc de céruse où grimpaient des rosiers squelettiques. D’un côtés’étendaient les champs, de l’autre un bois dont la lisière serraitle ruban clair de la route.

La voiture s’arrêta. Les chiens du prince aboyèrent tousensemble. « Voilà ! Voilà ! » fit une voix del’intérieur, et la grille s’ouvrit sur Fauvarque. Fortifié parquinze mois de séjour à la campagne, les muscles développés, lesjarrets robustes, il déployait dans chaque geste une apparence dedécision.

– Ma femme vous attend près d’un bon feu, dit-il. Excusezmes mains sales. Je peignais lorsque vous êtes arrivés.

Ils passèrent dans une salle de plain-pied avec le jardin,large, profonde, aux épaisses murailles, au plafond haut. Fauvarquel’avait entièrement décorée. De même, il avait en partie abattu lemur faisant face à l’entrée, si bien qu’une petite pièce dont lafenêtre grillée découpait un carré de ciel et d’arbres, formaitrenfoncement à droite de la cheminée. Sur deux panneaux encadrés demoulures brunes, des fresques chatoyaient. Sur le sol, c’était uneassemblée de sièges trapus : fauteuils, banquettes, tabouretsqui, tous, découpés dans des planches de chêne et peints decouleurs violentes, faisaient sauter entre leurs bras, avec unebonhomie comique, des coussins joufflus. Jeanne vint recevoir seshôtes au seuil de l’atelier, installé dans l’ancienne grange.

– Jeunesse… Perfide jeunesse… tu persistes à me cacher tonsecret, fit Louvier en saluant Jeanne.

Babiensky, grand et lourd, marchait avec difficulté. Il arrivaessoufflé au milieu de l’atelier. Il s’assit sur le rebord d’unfauteuil et respira quelques instants avant de parler.

– Cet homme vous fait des compliments, dit-il d’une voixtraînante, en désignant Vincent Louvier, mais il est vieux, nel’écoutez pas, madame. Venez vous asseoir près de moi qui suisencore au printemps de mes jours.

– Vous y êtes tous les deux, répondit-elle.

– Pas lui, pas lui, insista le prince avec une ironienonchalante.

– Il devient périlleusement fou, n’est-ce pas votre avis,madame ? demanda Louvier.

Jeanne ne répondit pas. Elle rit. Elle riait fort pour n’importequoi parce que c’était sa joie intérieure qui l’entraînait. Ellevivait, depuis deux mois surtout, sans besoins d’événements aumilieu d’un rêve où l’avait plongée Fauvarque. Celui-ci étaitparvenu, après trois ans de recherches, au sommet de son art. Toutl’annonçait : orgueil plus mâle, regard plus dur, et lesréflexions, les remarques, les projets qu’il laissait tomber auxentretiens du soir, sans y prendre garde. Outre cinq fresques auxdimensions restreintes, il en avait composé deux mesurant trentemètres environ et qui, roulées sur elles-mêmes, occupaient les murslatéraux de l’atelier. Personne encore ne les avait vuesterminées.

Parmi ses amis de la ville, Huslin, de plus en plus absorbé parles affaires et la vie mondaine, ne donnait plus guère de sesnouvelles, ne venait plus. Sentilhes avait laissé plusieurs lettressans réponse ; Foutrel surgissait de temps à autre derrièreles barreaux de la grille, mais il disparaissait pour des semaines.Seuls, deux riches industriels, M. Demons etM. Fouqueroux, étaient réguliers dans leurs visites. Biensouvent, ils emportaient dans leur voiture la dernière toile deFauvarque, opérations qui constituaient la principale ressource duménage.

Le prince et l’homme d’État retraité, qui demeuraient àVernouillet et qu’ils avaient connus sur la route, venaient aussiles voir fréquemment. Mais eux n’achetaient rien. Leurscollections, assez ridicules, étaient complètes. Leurs idées,vieilles d’un demi-siècle au moins, s’étaient solidifiées dansleurs cerveaux fatigués. Et tous les deux, célibataires,pratiquaient l’économie.

– Vous êtes les premiers à connaître ces chefs-d’œuvre, ditJeanne en leur désignant les deux immenses fresques. Pressez-vousde les regarder, parce que nous attendons ces jours-ci desmarchands et vous risquez fort de ne plus les revoir.

M. Louvier à travers ses lunettes jaunes et le prince Adamà travers ses yeux éteints, obéirent avec ennui. L’une des fresquesreprésentait les branches mêlées d’un châtaignier, d’un platane etde deux acacias battus par un coup de vent et sur lesquellesruisselait le soleil. Tournées en volutes, érigées en spirales,pivotant sur elles-mêmes, décrivant des cercles vertigineux, ellesrecevaient du fond des nuages déchirés une masse de lumièrecompacte qui les écrasait et semblait les dévorer.

L’autre était remplie par une grappe de raisin que le soleilfrappait par derrière.

– Oui, c’est une grappe de raisin, dit en souriantFauvarque. On peut la trouver formidable… mais c’est une grappe deraisin…

– Très bien, vraiment très bien. Et vos amis commentvont-ils ? fit M. Louvier en se tournant vers le peintre.J’ai rêvé, savez-vous, à votre père Beaugrand… Ah ! vousm’avez bien amusé… Après la description que vous m’en avez faite,ma tentation de le connaître était si forte que j’ai été levoir.

– Eh bien ?

– Eh bien, je ne l’ai pas trouvé extraordinaire ;désormais je m’en tiendrai à ce que vous me dites, ce sera beaucoupplus intéressant.

– Vous ai-je parlé du père Plomion ?

– Comment est-il ?

– Ha ! Ha ! Ha ! L’homme leplus prodigieux que j’aie rencontré de ma vie. Plus grand quenature. Énorme. C’est un de ceux que je peindrai dans ma toile despaysans !…

– Comment est-il ?

– Phénoménal, je vous dis. Six pieds de haut, des épaules…comme ceci, une poitrine qui ressort comme celle d’un poulet… etdeux jambes en demi-cercle qui sont une paire de faucilles.

– Pouah ! il est horrible, fit Jeanne.

– Superbe au contraire. Il a un corps unique ! couvertde boutons, de verrues, d’ampoules !… Des masses d’herpès ontprit d’assaut sa nuque écarlate !… son dos est tuméfié,crevassé par les dartres et les eczémas si bien que sa peau,endurcie, épaissie, rappelle l’écorce du chêne… Avec la sérénitéd’un arbre il laisse pousser tout ça !

Les deux vieillards regardaient le peintre avec des yeux amusésmais sceptiques. Cet homme les attirait, mais faiblement. Ils netenaient pas trop à le comprendre ni à s’exalter à son sujet. Carils étaient, au fond, blasés en ce qui concerne les enthousiasmesde l’esprit. Jeanne qui offrait le reflet gracieux et affaibli deson mari suffisait à combler le vœu de leur curiosité.

– C’est très bien, dit à son tour le prince Adam parlant àFauvarque. Vous avez de l’enthousiasme ; nous ne pouvons quevous en féliciter, mais moi qui suis un raisonneur de profession,je me demande si, au milieu de vos occupations, vous avez le tempsde vous apercevoir que vous vivez auprès d’une femmecharmante ?…

– Ah ! maladroit que vous êtes, prince ! s’écriaM. Louvier, mis à l’aise par ces mots. Vous voulez éclairernotre Fauvarque ? Il connaît les attraits physiques de cettechère petite, je vous en réponds, mais, pour ses qualités morales,madame, est-ce qu’il les apprécie ?

– Un peu…

– Et cependant, reprit le vieil homme, vous êtes admirable.Il vous suffit pour vous dire heureuse d’avoir un foyer à diriger,un mari à choyer, un potager à cultiver, tout cela loin, au fondd’une campagne.

– Tout cela, rectifia Jeanne, avec la certitude que monmari est un grand homme… c’est quelque chose.

– Ah ! oui… le père Plomion, je le prendrai sûrement,répéta Fauvarque, affectant de n’avoir prêté aucune attention auxpropos échangés… D’ailleurs, maintenant, c’est merveilleux, je faisce que je veux, j’ai l’impression de marcher dans un domaine où iln’y a plus de secret pour moi, où je connaîtrais le moindrecaillou…

Il y eut de nouveau un long silence. Les vieillards se disaientque Fauvarque attachait trop de prix à des satisfactions d’unequalité médiocre. Chacun d’eux, rempli de souvenirs brillants, enpossession d’un lot complet de réalisations, opposait, aux espoirsdu peintre, la masse entière de son passé. Ils en venaient à lemépriser sourdement.

– Madame, croyez-moi, dit avec un rire languissant leprince Adam, qui avait besoin de respirer plusieurs secondes entrechaque phrase, croyez-moi, quittez cet homme trop absorbé par sestravaux et cherchez celui qui n’aura que vous pour unique pensée…Je vous offre humblement mon nom, ma fortune, tous mes ancêtres,mon expérience et peut-être un jour serez-vous la reine vénérée denotre Sainte Pologne, sur laquelle j’ai des droits séculaires.Hum ! Hum !…

Jeanne et Louvier éclatèrent de rire. Le prince, haletantd’avoir trop parlé, tourna ses yeux verts du côté de Fauvarque etil le regarda longuement, avec ironie. Mais le peintre ne riaitpas. Il reconnaissait une fois de plus, sous ce badinage, letravail sournois par lequel ces deux vieillards aux chairs flétrieset aux bouches sensuelles s’efforçaient de miner la confiance queJeanne avait mise en lui.

La jeune femme retint ses hôtes jusqu’à cinq heures. Elles’amusait de leurs adulations. De plus, ils racontaient parfois deshistoires qui, même insignifiantes, évoquaient un monde captivantdont elle ignorait tout. Fauvarque les remit dans leur voiture,content de les voir s’en aller. Il rentra dans l’atelier avec deuxlettres en mains.

– « Galerie Coustou », c’est pour moi, dit-il endéchiffrant les enveloppes sous la lampe, mais l’autret’appartient.

– Qu’est-ce qu’il te dit, Coustou ?

– Il dit… attends une minute… il dit qu’il vient voir mesfresques dimanche prochain.

Jeanne se leva, battit des mains et se jeta au cou de sonmari.

– C’est bien, ça… c’est bien, monsieur !… Et… quand,votre exposition retentissante ?

– Dans trois mois, madame, à la naissance du printemps,parmi les bourgeons clairs et les chants d’oiseaux… mais dites-moi,je vous prie, de qui vient votre lettre…

– Ah ! c’est vrai, je l’oubliais… Cetteécriture ?… Sais-tu qui elle me rappelle ?…

– Encore une surprise ?

– Valentine.

– Ah ! ça me fait plaisir de savoir qu’ils existenttoujours !

Jeanne ouvrit l’enveloppe avec une épingle à cheveux.

– Oh ! Oh ! Ils ont changé de domicile, les voiciavenue Raphaël, c’est que leurs affaires vont bien.

En parcourant la deuxième page, elle ajouta :

– Ils donnent une grande réception dans un mois et nousinvitent… Nous y allons ?

– Chez les Sentilhes ?… Bien sûr !… Ces vieuxamis !

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