Un Roi tout nu

Chapitre 1

 

Dans les premiers jours de décembre, Valentine reçut de lavieille générale du Ronzay quelques lignes jetées en hâte. Son amiela pressait de venir ; elle lui annoncerait « une grandenouvelle ».

Valentine s’habilla rapidement, mais avec recherche. Elle étaitcontente de revoir la générale et tenait à produire sur elle uneimpression favorable. « Il est temps, se dit-elle, dereprendre contact avec nos amis d’autrefois. La fréquentation desFauvarque nous a rendus sauvages. » Elle eut contre ceux-ci unmouvement d’humeur.

Jeanne et Fauvarque avaient quitté en octobre leur maison pourune ferme aux murs épais, découverte aux environs de Vernouillet.On eut beau leur raconter dans le voisinage qu’elle était tenuedepuis vingt ans pour inhabitable : « Nous verronsbien », répondit le peintre. Et il l’avait louée d’emblée.

Cependant les liens se resserraient entre Valentine et Huslin.Il cultivait en elle une de ces passions totales qu’il recherchaittoujours, à côté d’inclinations passagères. Elle l’avait accueilli,car son âme était lourde et elle restait avec une décision d’aimer,en quelque sorte suspendue au-dessus du vide.

Avant de sortir, elle pénétra dans l’atelier. Elle saisissait lemoindre prétexte pour surveiller son mari. Le front posé contre laverrière, il regardait la maisonnette en train de dépérir depuis ledépart des Fauvarque. Les poussières et les pluies avaient terni latache riante qu’elle mettait au fond du jardin. L’alléedisparaissait, dévorée par la mousse : « Comment puis-jepenser à toi sans te haïr ? se disait Sentilhes en évoquantFauvarque ; tu m’as volé la foi et tu es parti… »

Il faisait froid. Un ciel de plomb pesait sur les maisonsfermées. Les passants vêtus de sombres étoffes semblaient fuir pard’étroits couloirs.

« Au fond, songeait Carlos, je suis stupide et puéril… Jeveux créer de la beauté… Pour qui ? Pour des passants gelésqui courent comme des rats ?… Ou bien pourmoi ?… »

Mais il savait, sans vouloir se l’avouer, que c’était uniquementpour Fauvarque. En entendant Valentine il se retourna.

– Tu sors ?

– Oui.

– Où vas-tu ?

– Chez la générale. Tu n’as rien à lui dire ?

– Non, rien, rien.

Elle prit le temps de mettre ses gants, puis elle sortit sansajouter un mot. Chaque fois qu’ils se voyaient, c’était ainsi. Delongs silences tombaient entre eux et ils se séparaientbrusquement.

Valentine connaissait l’hôtel de la générale du Ronzay. Riendans le décor ne pouvait tromper son attente. Cependant, elleéprouva, dès le vestibule, un sentiment de gêne. L’escalier demarbre, les statues d’onyx, les cheminées monumentales, ce qui,autrefois, lui semblait grandiose, tout lui parut factice,déprimant et petit.

Un valet l’introduisit dans un salon et la pria d’attendre. Destoiles étaient accrochées aux murs. Elle reconnut le portrait de lagénérale par Sentilhes et eut peine à croire que ce fût si mauvais.Dans un coin, une tête de paysan faisait relief. Elle se souvintque c’était un Lenain. Alors elle eut le sentiment d’avoirrencontré un esprit digne d’elle. Et, dans le même instant,l’ancien atelier de Fauvarque, avec sa baie ouverte sur le jardin,ses solives épaisses, la décoration sobre des murs, se dessina sursa pupille.

La générale tardait.

À mesure que Valentine reprenait contact avec la demeure, leplaisir qu’elle avait cru trouver dans cette visite s’épuisait. Ilétait tard quand elle vit la vieille dame surgir de derrière unrideau et accourir, les mains tendues, la voix presque recouvertepar les jappements d’un griffon belge.

Pendant le premier quart d’heure Valentine n’eut pas à desserrerles lèvres. La générale lui raconta, en phrases pressées quimontaient les unes sur les autres, pourquoi elle portait cetterobe, ce que lui avait dit le vétérinaire, ses démêlés avec ledentiste…

– Et je n’ai pas oublié notre madame Sentilhes, toujoursfraîche, toujours jeune, toujours charmante, ni monsieur Sentilhes,qui a tant de talent, tant d’esprit, tant de fantaisie…s’écria-t-elle. C’est une affaire conclue, ma chèreenfant !

– Quelle affaire ? demanda Valentine qui réagissaitmal contre un étourdissement.

– Vous n’avez pas oublié… Non. Non. Non, vous n’avez pasoublié… protesta la générale.

Valentine fit un effort de mémoire. Son front se plissa, seslèvres mouillées s’entr’ouvrirent.

– Voyons, mon enfant… la démarche que vous m’aviezdemandée…

Au bout d’un instant, visiblement irritée, ellereprit :

– La commande que je devais obtenir pour votre mari…

– Mais je crois bien… je crois bien… s’écria Valentine àson tour, en se renversant rougissante dans son fauteuil… Lacommande pour Sentilhes… Excusez-moi, madame, c’est si loin, ils’est passé tant d’événements.

– Remettez-vous, reprit la générale, remettez-vous, etparlons sérieusement… Voici ce que j’ai à vous apprendre : monpetit ami Tardivaux, le directeur actuel des Beaux-Arts, verravotre mari… Il admire beaucoup son talent, beaucoup son talent…Voyons, je ne sais plus ce que j’allais dire… beaucoup… Ah !Voilà, voilà… j’y suis !… Bref, il voudrait réunir, dans untableau… non ! je m’embrouille… non, je ne m’embrouille pas…les principales personnalités politiques… qui ont inauguré il y adeux mois le Pont de la Victoire. Est-ce clair ? Avez-vouscompris ?

– Le Pont de la Victoire ? fit rêveusementValentine.

Son premier mouvement fut d’avouer à la générale que l’offreétait inacceptable pour Sentilhes. Elle se ressaisit, comprenant lafaute qu’elle allait commettre.

– Mais, ma chère amie, s’exclama la générale déçue de voirsa nouvelle accueillie si froidement, ma chère amie,qu’avez-vous ?… qu’avez-vous ?… qu’avez-vous ?… Jevous supplie de me dire ce que vous avez…

– Excusez-moi, fit Valentine, je n’ai rien, rien, je vouspromets… seulement, je réfléchissais… Votre offre m’intéresse auplus haut point… je vous suis très reconnaissante.

Au bout d’un instant madame du Ronzay reprit :

– Parlons d’autre chose ; avez-vous des nouvelles denos amis ?… Vous savez… les Laveline ? vingt foismillionnaires… Les Nonan : trente fois… Des fortunes immenses,des hôtels, des châteaux, un luxe effréné partout… Mais vousdormiez donc, mon enfant ? Vous ne regardez plus autour devous ?… D’où sortez-vous ?… Vous avez l’air d’avoir dormiun an…

– Mais oui, murmura Valentine.

– Vous avez vu Fougerat, au moins, Carl Fougerat. Votreami, peintre brillant, émule de Sentilhes. Il a été décoré il y aquelques jours de la Légion d’honneur. Au fait, est-ce qu’il estdécoré, Sentilhes ?… pas encore… Mon Dieu ! avec sontalent… et maintenant, surtout après Fougerat… Scandale… Scandale…Alors Fougerat se fiance avec mademoiselle Dubois, la fille ducolonel…

– J’ai reçu un mot, dit Valentine… qui donc est cetteDubois ?

– Oh ! Oh ! Oh ! d’où venez-vous ? Vousme faites peur… Notre meilleure fox-trotteuse. Beaucoup d’argent…des espérances… Germaine Dubois… Ha !… Ha !…Ha !…

La générale s’agitait sur son siège, secouée par le rire qui luiétait habituel. Subitement elle reprenait son sérieux, posait commeune fillette sage ses deux mains sur ses genoux, débitait unnouveau couplet et, dès qu’elle avait fini, se renversait enarrière, la face cramoisie.

– Les Feuille-Vignard convoitaient la Dubois pour leur filsHenri… Vous connaissez, en tout cas, l’affaireFeuille-Vignard ? Oh ! Oh ! Oh ! Vous ne laconnaissez pas ?… la fameuse affaire… Ah ! que vous êtesamusante… la célèbre… la belle… d’ailleurs légère… madameFeuille-Vignard était dame quêteuse de l’hospice desEnfants-Malades. Elle acceptait vingt sous… elle acceptait millefrancs… et elle payait sa couturière… Elle a vendu ses diamantspour étouffer le scandale… Ha !… Ha !… Ha !…

Elle reprit :

– Puisque vous ne savez rien… On peut parler… On peut toutdire… Le dernier amant de madame Fontinoix : Lamoureux, n’estce pas amusant ? La dernière maîtresse de GeorgesBiffet : madame Lambertin… Cette prude… Oui… Et votre flirt,votre trépassé, votre languissant : Vincent Touche… Championdu monde de tir aux pigeons… Ah ! ma chère amie, il a uneauto… Ha !… Ha !… Ha !…

– Une auto, Vincent Touche ?

– Voyons… une nouvelle marque très chère… très… on met unevoiture à sa disposition et soixante mille francs par an pourinviter ses amis à faire le tour du Bois… Un rabatteur… C’est trèsbien porté… Tous les jeunes gens cherchent maintenant dessituations du même genre… chez les tailleurs, dans les restaurants…Ha !… Ha !… Ha !… Ha !… Hi !…

La vie sensuelle, lourde de convoitise, tumultueuse, violente,était passée à côté de Valentine sans que celle-ci daignât yprendre garde. Dans son palais, dans son cœur et sur ses nerfs elleemportait comme un goût d’abstinence, un vertige de dénutritionsemblable à celui du vide. Le prestige des mois qu’elle venait detraverser se trouva singulièrement fortifié par cette réflexionque, désormais, elle dominait la société. Avec orgueil elle se ditque son jugement avait acquis de l’assurance, qu’elle pouvaitdistinguer le vrai du faux, le bonheur et la grandeur de leursmédiocres parodies.

– Je suis devenue une femme supérieure tandis que lesautres sont restées les mêmes.

De ces idées tumultueuses, une conclusion tendait à jaillir.Valentine, opiniâtre et fière, la retenait avec effort. Mais lasuggestion persistait, se précisait.

« Sans doute tu as acquis des qualités précieuses, mais ilfaut les « cultiver », les « exploiter », selonles paroles de Huslin. Il faut les jeter dans la vie où ellespourront s’épanouir. »

Elle se retrouva dans la rue, heureuse mais non légère,impatiente mais prisonnière. Comme elle venait de côtoyer larichesse, tout naturellement elle rentra chez un fleuriste et sefit préparer une gerbe magnifique. Puis, elle arrêta une voiture.Quelle adresse donner ?… elle indiqua l’angle de la rueThéophile-Gautier.

– Oui, murmura-t-elle, n’être pas avec les autres. Vivred’une vie supérieure… à part… ne pas retomber… mais vivre…

Ah ! la voix de Huslin ! son esprit nuancé, persuasifet doux ! sa tendresse chargée d’humanité. Chaque jour ellearrêtait ses élans. À chaque pas elle l’obligeait à piétiner surplace. Parfois, tout étourdie de volupté, le cœur bourdonnant, ellepensait à s’abandonner ; alors, pour se ressaisir, elleévoquait le péril amassé sur son foyer et disait àHuslin :

– Soyez patient, mon ami… avant de vous appartenir il fautque mon esprit soit tranquille du côté de Carlos.

L’auto glissait, rapide, entre deux rubans blancs semés depoints sombres. Valentine sentait que ses forces de vie emportaienten tourbillon ses calculs, ses réserves, enfonçaient toutes lesgrilles de ses scrupules.

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