Scène X
Roxane, Cyrano, puis Le Bret,Carbon de Castel-Jaloux, les cadets, Ragueneau, de Guiche,etc.
ROXANE.
Importante ?
CYRANO, éperdu.
Il s’en va !…
(À Roxane.)
Rien !… Il attache, – oh ! Dieu ! vous devez leconnaître ! –
De l’importance à rien !
ROXANE, vivement.
Il a douté peut-être
De ce que j’ai dit là ?… J’ai vu qu’il a douté !…
CYRANO, lui prenant lamain.
Mais avez-vous bien dit, d’ailleurs, la vérité ?
ROXANE.
Oui, oui, je l’aimerais même…
(Elle hésite uneseconde.)
CYRANO, sourianttristement.
Le mot vous gêne
Devant moi ?
ROXANE.
Mais…
CYRANO.
Il ne me fera pas de peine !
– Même laid ?
ROXANE.
Même laid !
(Mousqueterie au dehors.)
Ah ! tiens, on a tiré !
CYRANO, ardemment.
Affreux ?
ROXANE.
Affreux !
CYRANO.
Défiguré ?
ROXANE.
Défiguré !
CYRANO.
Grotesque ?
ROXANE.
Rien ne peut me le rendregrotesque !
CYRANO.
Vous l’aimeriez encore ?
ROXANE.
Et davantage presque !
CYRANO, perdant la tête, àpart.
Mon Dieu, c’est vrai, peut-être, et le bonheur est là !
(À Roxane.)
Je… Roxane… écoutez !…
LE BRET, entrant rapidement,appelle à mi-voix.
Cyrano !
CYRANO, se retournant.
Hein ?
LE BRET.
Chut !
(Il lui dit un mot toutbas.)
CYRANO, laissant échapper la mainde Roxane, avec un cri.
Ah !…
ROXANE.
Qu’avez-vous ?
CYRANO, à lui-même, avecstupeur.
C’est fini.
(Détonations nouvelles.)
ROXANE.
Quoi ? Qu’est-ce encore ? Ontire ?
(Elle remonte pour regarder audehors.)
CYRANO.
C’est fini, jamais plus je ne pourrai le dire !
ROXANE, voulants’élancer.
Que se passe-t-il ?
CYRANO, vivement,l’arrêtant.
Rien !
(Des cadets sont entrés, cachant quelque chose qu’ilsportent, et ils forment un groupe empêchant Roxaned’approcher.)
ROXANE.
Ces hommes ?
CYRANO, l’éloignant.
Laissez-les !…
ROXANE.
Mais qu’alliez-vous me dire avant ?…
CYRANO.
Ce que j’allais
Vous dire ?… rien, oh ! rien, je le jure,madame !
(Solennellement.)
Je jure que l’esprit de Christian, que son âme
Étaient…
(Se reprenant avecterreur.)
sont les plus grands…
ROXANE.
Étaient ?
(Avec un grand cri.)
Ah !…
(Elle se précipite et écarte toutle monde.)
CYRANO.
C’est fini !
ROXANE, voyant Christian couchédans son manteau.
Christian !
LE BRET, à Cyrano.
Le premier coup de feu del’ennemi !
(Roxane se jette sur le corps de Christian. Nouveaux coupsde feu. Cliquetis. Rumeurs. Tambours.)
CARBON DE CASTEL-JALOUX, l’épéeau poing.
C’est l’attaque ! Aux mousquets !
(Suivi des cadets, il passe del’autre côté du talus.)
ROXANE.
Christian !
LA VOIX DE CARBON, derrière letalus.
Qu’on se dépêche !
ROXANE.
Christian !
CARBON.
Alignez-vous !
ROXANE.
Christian !
CARBON.
Mesurez… mèche !
(Ragueneau est accouru, apportantde l’eau dans un casque.)
CHRISTIAN, d’une voixmourante.
Roxane !…
CYRANO, vite et bas à l’oreillede Christian, pendant que Roxane affolée trempe dans l’eau, pour lepanser, un morceau de linge arraché à sa poitrine.
J’ai tout dit. C’est toi qu’elle aimeencor !
(Christian ferme lesyeux.)
ROXANE.
Quoi, mon amour ?
CARBON.
Baguette haute !
ROXANE, à Cyrano.
Il n’est pas mort ?…
CARBON.
Ouvrez la charge avec les dents !
ROXANE.
Je sens sa joue
Devenir froide, là, contre la mienne !
CARBON.
En joue !
ROXANE.
Une lettre sur lui !
(Elle l’ouvre.)
Pour moi !
CYRANO, à part.
Ma lettre !
CARBON.
Feu !
(Mousqueterie. Cris. Bruit debataille.)
CYRANO, voulant dégager sa mainque tient Roxane agenouillée.
Mais, Roxane, on se bat !
ROXANE, le retenant.
Restez encore un peu.
Il est mort. Vous étiez le seul à le connaître.
(Elle pleure doucement.)
– N’est-ce pas que c’était un être exquis, un être
Merveilleux ?
CYRANO, debout, têtenue.
Oui, Roxane.
ROXANE.
Un poète inouï,
Adorable ?
CYRANO.
Oui, Roxane.
ROXANE.
Un esprit sublime ?
CYRANO.
Oui,
Roxane !
ROXANE.
Un cœur profond, inconnu duprofane,
Une âme magnifique et charmante ?
CYRANO, fermement.
Oui, Roxane !
ROXANE, se jetant sur le corps deChristian.
Il est mort !
CYRANO, à part, tirantl’épée.
Et je n’ai qu’à mouriraujourd’hui,
Puisque, sans le savoir, elle me pleure en lui !
(Trompettes au loin.)
DE GUICHE, qui reparaît sur letalus, décoiffé, blessé au front, d’une voix tonnante.
C’est le signal promis ! Des fanfares de cuivres !
Les Français vont rentrer au camp avec des vivres !
Tenez encore un peu !
ROXANE.
Sur sa lettre, du sang,
Des pleurs !
UNE VOIX, au dehors,criant.
Rendez-vous !
VOIX DES CADETS.
Non !
RAGUENEAU, qui, grimpé sur soncarrosse, regarde la bataille par-dessus le talus.
Le péril va croissant !
CYRANO, à de Guiche, lui montrantRoxane.
Emportez-la ! Je vais charger !
ROXANE, baisant la lettre, d’unevoix mourante.
Son sang ! ses larmes !…
RAGUENEAU, sautant à bas ducarrosse pour courir vers elle.
Elle s’évanouit !
DE GUICHE, sur le talus, auxcadets, avec rage.
Tenez bon !
UNE VOIX, au dehors.
Bas les armes !
VOIX DES CADETS.
Non !
CYRANO, à de Guiche.
Vous avez prouvé, Monsieur, votrevaleur.
(Lui montrant Roxane.)
Fuyez en la sauvant !
DE GUICHE, qui court à Roxane etl’enlève dans ses bras.
Soit ! Mais on est vainqueur
Si vous gagnez du temps !
CYRANO.
C’est bon !
(Criant vers Roxane que de Guiche, aidé de Ragueneau,emporte évanouie.)
Adieu, Roxane !
(Tumulte. Cris. Des cadets reparaissent blessés et viennenttomber en scène. Cyrano se précipitant au combat est arrêté sur lacrête par Carbon de Castel-Jaloux, couvert de sang.)
CARBON.
Nous plions ! J’ai reçu deux coups de pertuisane !
CYRANO, criant auxGascons.
Hardi ! Reculès pas, drollos !
(À Carbon, qu’ilsoutient.)
N’ayez pas peur !
J’ai deux morts à venger : Christian et monbonheur !
(Ils redescendent. Cyrano brandit la lance où est attaché lemouchoir de Roxane.)
Flotte, petit drapeau de dentelle à son chiffre !
(Il la plante en terre ; ilcrie aux cadets.)
Toumbé dèssus ! Escrasas lous !
(Au fifre.)
Un air de fifre !
(Le fifre joue. Des blessés se relèvent. Des cadetsdégringolant le talus, viennent se grouper autour de Cyrano et dupetit drapeau. Le carrosse se couvre et se remplit d’hommes, sehérisse d’arquebuses, se transforme en redoute.)
UN CADET, paraissant, à reculons,sur la crête, se battant toujours, crie.
Ils montent le talus !
(et tombe mort.)
CYRANO.
On va les saluer !
(Le talus se couronne en un instant d’une rangée terribled’ennemis. Les grands étendards des Impériaux se lèvent.)
CYRANO.
Feu !
(Décharge générale.)
CRI, dans les rangsennemis.
Feu !
(Riposte meurtrière. Les cadetstombent de tous côtés.)
UN OFFICIER ESPAGNOL, sedécouvrant.
Quels sont ces gens qui se font toustuer ?
CYRANO, récitant debout au milieudes balles.
Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux ;
Bretteurs et menteurs sansvergogne…
(Il s’élance, suivi des quelquessurvivants.)
Ce sont les cadets…
(Le reste se perd dans labataille.)
RIDEAU.