SCÈNE VII.
Sur un plateau des Apennins, devant l’entrée de la caverne desbrigands.
FILIPPO, STELLA, puis BUONAVITA.
FILIPPO. Ma pauvre Stella, tu pleures donctoujours ?
STELLA. Ils sont si laids, ces brigands, siméchants !… Si je ne les sers pas tout de suite quand ils medemandent à boire, ils menacent de me frapper. Oh ! Filippo,comme nous avons souffert depuis huit jours que nous sommesici ! et penser que cela durera toujours !… Et nospauvres parents, ils doivent se désespérer de ne pas nous voirrevenir… Si nous ne les voyions jamais…
(Elle sanglote.)
FILIPPO. Ne pleure pas ainsi, Stella ;Dieu veillera sur nous.
STELLA. Oh ! mon frère, tu es moinsmalheureux que moi. Les premiers jours, tu étais bien tristeaussi ; mais à présent, tu reprends courage et tu semblesconsolé. Tu recommences à dessiner sur les pierres et sur lesable ; cela te distrait.
FILIPPO. C’est vrai, Stella, ce plaisir mesuit ; les brigands n’ont pu me le ravir.
(Entre Buonavita.)
BUONAVITA. Pourquoi vous tourmentez-vousainsi, Stella ? N’êtes-vous pas contente dans notrecompagnie ? Soyez attentive, faites bien notre cuisine, etnous vous donnerons un beau bonnet à dentelles d’argent.
STELLA. Gardez vos cadeaux, seigneurBuonavita. Mais si vous n’êtes pas méchant, faites ce que je vousai demandé.
FILIPPO. Qu’as-tu demandé, Stella ?
STELLA. J’ai demandé que Buonavita obtîntnotre liberté du seigneur Brutaccio : car je ne puis vivreici.
BUONAVITA. J’ai fait votre commission.
FILIPPO. Et que vous a dit lecapitaine ?
BUONAVITA. Il m’a dit que vous ne sortiriezjamais d’entre ses mains, si vos parents ne lui payaient une forterançon.
FILIPPO. Ils sont trop pauvres !
STELLA. Votre maître est bien cruel ;mais vous, ne pourriez-vous nous rendre la liberté ?
BUONAVITA. Si je le pouvais, je le ferais, mesenfants ; car, puisque notre compagnie vous déplaît, je nevois pas à quoi bon vous garder de force.
FILIPPO. Vous êtes compatissant, vous !Mais comment, sans y être contraint, pouvez-vous donc vivre avecdes brigands ?
BUONAVITA. Ah ! l’habitude fait tout.J’ai été orphelin de bonne heure. Mon oncle Brutaccio, le chef denotre troupe, m’emmena dans ces montagnes, et je suis devenubrigand sans m’en douter ; mais, je vous le jure, ma petiteStella, je n’ai jamais tué personne. Boire, rire, chanter, êtrelibre et ne rien faire la plupart du temps, telle est ma vie, mabonne vie dont j’ai tiré mon nom. Je ne vous l’offre pas enexemple, mes enfants ; mais je vous la raconte seulement pourque vous n’ayez pas peur de moi.
FILIPPO. Eh bien ! vous pouvez me faireun grand plaisir, puisque vous êtes bon.
BUONAVITA. Lequel ?
FILIPPO. Buonavita, je vous en prie,donnez-moi une de ces belles planches de bois blanc qui recouvrentles caisses qui sont dans la caverne.
BUONAVITA. Très-volontiers. (Il entre dansla caverne et revient à l’instant, avec la planche.) Qu’envoulez-vous faire ?
FILIPPO. Vous allez voir. (Il tire uncharbon de sa poche et se met à dessiner un arbre et des moutonsqui sont devant lui, puis le fond du paysage.)
BUONAVITA. Oh ! vous avez un fier talent,l’ami ; voilà l’arbre qui grandit sous vos mains, le troupeauqui s’anime, les rochers qui se dressent… Qui vous a appris toutcela ?
FILIPPO. Personne. Est-ce que celas’apprend ? Depuis que je pense, je reproduis ainsi tout ceque je vois sans savoir comment. Mais ce qui me tourmente, c’est dene pouvoir donner des couleurs à mon ouvrage, ces belles couleursde la madone de notre église.
BUONAVITA. Des couleurs ! ah ! sivous en désirez, je puis vous satisfaire. Il y a quelque temps,nous arrêtâmes sur la route de Florence un peintre qui allait àRome. Nous croyions avoir fait une riche capture en nous emparantd’une cassette fermée qu’il gardait auprès de lui. Quand nousl’ouvrîmes, nous n’y trouvâmes que des vessies de couleurs et despinceaux de poil.
FILIPPO. Qu’est-ce que cela, despinceaux ?
BUONAVITA. C’est ce qui sert à mettre descouleurs sur un dessin.
FILIPPO. Oh ! donnez-moi cette cassette,et je vous aimerai bien.
BUONAVITA. Je vais la chercher.
FILIPPO, avec joie. Stella, je vaisavoir des couleurs !…
STELLA. Je ne comprends pas ton bonheur,Filippo ; moi, je ne serai contente qu’en revoyant nosparents.
BUONAVITA, revenant avec la cassette.Voilà, mon ami. Stella, si vous ne voulez pas être grondée parBrutaccio, allez vous occuper du dîner ; notre chef ne tarderapas à revenir de sa tournée.
(Stella entre dans la caverne.)
FILIPPO, ouvrant la cassette.Oh ! Buonavita, que ces couleurs sont belles ! Ce sontcelles du ciel, de la terre, des roches et des bois. Mais qui nousapprendra le moyen de les préparer et de les étendre ?
BUONAVITA, tirant une palette de lacaisse. D’abord il faut les disposer sur cette petite planche,après les avoir fondues avec un peu d’huile que vous prendrez danscette fiole ; puis vous les appliquerez sur votre dessin avecun pinceau.
FILIPPO, avec enthousiasme. Etcomment savez-vous cela, Buonavita ? Qui vous a révélé cemystère ? Êtes-vous donc sorcier ?
BUONAVITA. Je ne suis pas plus sorcier quesavant, mais j’ai eu le bonheur de voir travailler le plus grandpeintre de l’Italie.
FILIPPO. Le plus grand peintre del’Italie ?
BUONAVITA. Oui, Masaccio ! celui qui aretracé les tourments des damnés dans l’église des Carmes, àFlorence.
FILIPPO. Et vous avez vu cet homme, cepeintre, qui est aussi célèbre qu’un prince ?
BUONAVITA. Je l’ai vu, et je vais vous contercomment.
FILIPPO. Tout en vous écoutant j’essayerai cescouleurs. Les voilà préparées comme vous me l’avez dit. (Il semet à peindre.) Parlez, Buonavita, parlez-moi de ce grandMasaccio.
BUONAVITA. Il faut vous dire que mon oncle,trouvant que notre métier allait mal sur les grandes routes,s’était mis en tête, l’an passé, d’aller enlever le trésor ducouvent des Carmes. Il avait une vieille haine contre les bonsfrères, qui, disait-il, l’avaient chassé de leur école pourquelques petites peccadilles, et l’avaient ainsi déterminé àembrasser la profession de brigand. Bonne profession, ma foi !et dont mon oncle n’a pourtant pas à se repentir. Mais il paraîtqu’il y a des jours où cela le trouble, et il se met alors dans degrandes fureurs, qui ont toujours pour résultat quelque expéditionhardie. Donc il me dit l’an passé : « Va-t’en reconnaîtreles lieux, et nous agirons dans la nuit. » Je me rends àFlorence, habillé comme un honnête paysan, et je demande le couventdes Carmes. « Suivez cette foule, me répond-on en me montrantun grand flot de peuple ; elle se dirige justement versl’église des Carmes. – Et pour quoi faire ? repris-je. – Vousle verrez bien, mon garçon, » répliqua en riant le citadinnarquois. Je me mis à la file de ceux qui marchaient, et bientôt jeme trouvai comme porté dans l’église. Tout le monde se précipitaitvers une seule chapelle. Je me glissai aux premiers rangs. Alors jevis ce qui attirait la multitude, et je fus près de laisseréchapper un cri d’effroi, moi qui n’ai jamais eu peur de ma vie.Sur les murs à demi éclairés de la chapelle, on voyait des hommestorturés ; leurs traits étaient pâles et amaigris ; leursyeux versaient des larmes de sang ; leurs dentsgrinçaient ; leurs corps se tordaient, et je croyais leurentendre pousser des gémissements. Cependant la foule criait autourde moi : « Vive Masaccio ! » et, pleind’admiration pour cet homme qui avait la puissance de m’épouvanter,je criai à mon tour : « Vive Masaccio ! » MaisMasaccio, qui était là devant nous, continuait à peindre sans sedéranger. C’est lui qui sauva, sans s’en douter, le trésor desCarmes. Je déclarai à mon oncle que je ne traverserais jamais lanuit cette église où il m’avait semblé voir la flamme des damnés mesaisir. Je fis partager ma terreur à sa troupe, et l’expédition futabandonnée.
FILIPPO. Buonavita, je veux aller à Florence,je veux voir Masaccio et devenir son élève.
BUONAVITA. C’est une noble ambition, monami.
FILIPPO. Voyez ? en suis-jedigne ?
(Illui montre ce qu’il vient de peindre.)
BUONAVITA. Mon portrait ! si vite !pendant que je vous parlais, vous l’avez tracé, vous lui avez donnéla vie ! Voilà bien mon regard, en effet, ma moustache noire,ma résille rouge sur mes cheveux bruns… Par Masaccio ! vousserez un grand homme !