La Dame de Monsoreau – Tome III

Chapitre 13Où il est traité de deux personnages importants de cette histoire,que le lecteur avait depuis quelque temps perdus de vus.

Il est un des personnages de cette histoire,il en est même deux, des faits et gestes desquels le lecteur adroit de nous demander compte.

Avec l’humilité d’un auteur de préfaceantique, nous nous empresserons d’aller au-devant de ces questions,dont nous comprenons toute l’importance.

Il s’agit d’abord d’un énorme moine, auxsourcils épais, aux lèvres rouges et charnues, aux larges mains,aux vastes épaules, dont le col diminue chaque jour de tout ce queprennent de développement la poitrine et les joues.

Il s’agit ensuite d’un fort grand âne dont lescôtes s’arrondissent et se ballonnent avec grâce.

Le moine tend chaque jour à ressembler à unmuid calé par deux poutrelles.

L’âne ressemble déjà à un berceau d’enfantsoutenu par quatre quenouilles.

L’un habite une cellule du couvent deSainte-Geneviève, où toutes les grâces du Seigneur viennent levisiter.

L’autre habite l’écurie du même couvent, où ilvit à même d’un râtelier toujours plein.

L’un répond au nom de Gorenflot.

L’autre devrait répondre au nom dePanurge.

Tous deux jouissent, pour le moment du moins,du destin le plus prospère qu’aient jamais rêvé un âne et un moine.Les Génovéfains entourent de soins leur illustre compagnon, et,semblables aux divinités de troisième ordre qui soignaient l’aiglede Jupiter, le paon de Junon et les colombes de Vénus, les frèresservants engraissent Panurge en l’honneur de son maître.

La cuisine de l’abbaye fumeperpétuellement ; le vin des clos les plus renommés deBourgogne coule dans les verres les plus larges. Arrive-t-il unmissionnaire ayant voyagé dans les pays lointains pour lapropagation ; arrive-t-il un légat secret du pape apportantdes indulgences de la part de Sa Sainteté, on lui montre le frèreGorenflot, ce double modèle de l’église prêchante et militante, quimanie la parole comme saint Luc et l’épée comme saint Paul ;on lui montre Gorenflot dans toute sa gloire, c’est-à-dire aumilieu d’un festin. On a échancré une table pour le ventre sacré deGorenflot, et l’on s’épanouit d’un noble orgueil en faisant voir ausaint voyageur que Gorenflot engloutit à lui tout seul la rationdes huit plus robustes appétits du couvent.

Et quand le nouveau venu a pieusementcontemplé cette merveille :

– Quelle admirable nature ! dit leprieur en joignant les mains et en levant les yeux au ciel, lefrère Gorenflot aime la table et cultive les arts ; vous voyezcomme il mange ! Ah ! si vous aviez entendu le sermonqu’il a fait certaine nuit, sermon dans lequel il offrait de sedévouer pour le triomphe de la foi ! C’est une bouche quiparle comme celle de saint Jean Chrysostome, et qui engloutit commecelle de Gargantua.

Cependant, parfois, au milieu de toutes cessplendeurs, un nuage passe sur le front de Gorenflot ; lesvolailles du Mans fument inutilement devant ses largesnarines ; les petites huîtres de Flandre, dont il engloutit unmillier en se jouant, bâillent et se contournent en vain dans leurconque nacrée ; les bouteilles aux différentes formes restentintactes, quoique débouchées ; Gorenflot est lugubre,Gorenflot n’a pas faim, Gorenflot rêve.

Alors le bruit court que le digne Génovéfainest en extase, comme saint François, ou en pamoison, comme sainteThérèse, et l’admiration redouble.

Ce n’est plus un moine, c’est un saint ;ce n’est plus même un saint, c’est un demi-dieu ; quelques-unsmême vont jusqu’à dire que c’est un dieu complet.

– Chut ! murmure-t-on, ne troublonspas la rêverie du frère Gorenflot.

Et l’on s’écarte avec respect.

Le prieur seul attend le moment où frèreGorenflot donne un signe quelconque de vie. Il s’approche du moine,lui prend la main avec affabilité et l’interroge avec respect.

Gorenflot lève la tête et regarde le prieuravec des yeux hébétés.

Il sort d’un autre monde.

– Que faisiez-vous, mon dignefrère ? demande le prieur.

– Moi ? dit Gorenflot.

– Oui, vous ; vous faisiez quelquechose.

– Oui, mon père, je composais unsermon.

– Dans le genre de celui que vous nousavez si bravement débité dans la nuit de la sainte Ligue.

Chaque fois qu’on lui parle de ce sermon,Gorenflot déplore son infirmité.

– Oui, dit-il en poussant un soupir dansle même genre. Ah ! quel malheur que je n’aie pas écritcelui-là !

– Un homme comme vous a-t-il besoind’écrire, mon cher frère ? Non, il parle d’inspiration, ilouvre la bouche, et, comme la parole de Dieu est en lui, la parolede Dieu coule de ses lèvres.

– Vous croyez, dit Gorenflot.

– Heureux celui qui doute, répond leprieur.

En effet, de temps en temps, Gorenflot, quicomprend les nécessités de la position, et qui est engagé par sesantécédents, médite un sermon. Foin de Marcus Tullius, de César, desaint Grégoire, de saint Augustin, de saint Jérôme et deTertullien, la régénération de l’éloquence sacrée va commencer àGorenflot. Rerum novus ordo nascitur.

De temps en temps aussi, à la fin de sonrepas, ou au milieu de ses extases, Gorenflot se lève, et, comme siun bras invisible le poussait, va droit à l’écurie ; arrivélà, il regarde avec amour Panurge qui hennit de plaisir, puis ilpasse sa main pesante sur le pelage plantureux où ses gros doigtsdisparaissent tout entiers. Alors c’est plus que du plaisir, c’estdu bonheur : Panurge ne se contente plus de hennir, il seroule.

Le prieur et trois ou quatre dignitaires ducouvent l’escortent d’ordinaire dans ces excursions, et font milleplatitudes à Panurge : l’un lui offre des gâteaux, l’autre desbiscuits, l’autre des macarons, comme autrefois ceux qui voulaientse rendre Pluton favorable offraient des gâteaux au miel àCerbère.

Panurge se laisse faire ; il a lecaractère accommodant ; d’ailleurs, lui qui n’a pas d’extases,lui qui n’a pas de sermon à méditer, lui qui n’a d’autre réputationà soutenir que sa réputation d’entêtement, de paresse et de luxure,trouve qu’il ne lui reste rien à désirer, et qu’il est le plusheureux des ânes.

Le prieur le regarde avec attendrissement.

– Simple et doux, dit-il, c’est la vertudes forts.

Gorenflot a appris que l’on dit en latinita pour dire oui ; cela le sert merveilleusement,et, à tout ce qu’on lui dit, il répond ita avec unefatuité qui ne manque jamais son effet.

Encouragé par cette adhésion perpétuelle,l’abbé lui dit parfois :

– Vous travaillez trop, mon cher frère,cela vous rend triste de cœur.

Et Gorenflot répond à messire Joseph Foulon,comme Chicot répond parfois à Sa Majesté Henri III :

– Qui sait ?

– Peut-être nos repas sont-ils un peugrossiers, ajoute le prieur, désirez-vous qu’on change le frèrecuisinier ? vous le savez, cher frère : Quaedamsaturationes minus succedunt.

– Ita, répond éternellementGorenflot en redoublant de tendresse pour son âne.

– Vous caressez bien votre Panurge, monfrère, dit le prieur ; la manie des voyages vousreprendrait-elle ?

– Oh ! répond alors Gorenflot avecun soupir.

Le fait est que c’est là le souvenir quitourmente Gorenflot. Gorenflot, qui avait d’abord trouvé sonéloignement du couvent un immense malheur, a découvert dans l’exildes joies infinies et inconnues dont la liberté est la source. Aumilieu de son bonheur, un ver le pique au cœur : c’est ledésir de la liberté ; la liberté avec Chicot ; le joyeuxconvive ; avec Chicot, qu’il aime sans trop savoir pourquoi,peut-être parce que, de temps en temps, il le bat.

– Hélas ! dit timidement un jeunefrère qui a suivi le jeu de la physionomie du moine, je crois quevous avez raison, digne prieur, et que le séjour du couvent fatiguele révérend père.

– Pas précisément ; ditGorenflot ; mais je sens que je suis né pour une vie de lutte,pour la politique du carrefour, pour le prêche de la borne.

Et, en disant ces mots, les yeux de Gorenflots’animent ; il pense aux omelettes de Chicot, au vin d’Anjoude maître Claude Bonhommet, à la salle basse de laCorne-d’Abondance.

Depuis la soirée de la Ligue, ou plutôt depuisla matinée du lendemain où il est rentré à son couvent, on ne l’apas laissé sortir ; depuis que le roi s’est fait chef del’Union, les ligueurs ont redoublé de prudence.

Gorenflot est si simple, qu’il n’a même paspensé à user de sa position pour se faire ouvrir les portes. On luia dit : « Frère, il est défendu de sortir, » et il n’estpoint sorti.

On ne se doutait point de cette flammeintérieure qui lui rendait pesante la félicité du couvent.

Aussi, voyant que sa tristesse augmente dejour en jour, le prieur lui dit un matin :

– Très cher frère, nul ne doit combattresa vocation ; la vôtre est de militer pour le Christ :allez donc, remplissez la mission que le Seigneur vous aconfiée ; seulement, veillez bien sur votre précieuse vie, etrevenez pour le grand jour.

– Quel grand jour ? demandeGorenflot absorbé dans sa joie.

– Celui de la Fête-Dieu.

– Ita ! dit le moine avecun air de profonde intelligence ; mais, ajouta Gorenflot, afinque je m’inspire chrétiennement par des aumônes, donnez-moi quelqueargent.

Le prieur s’empressa d’aller chercher unelarge bourse, qu’il ouvrit à Gorenflot. Gorenflot y plongea salarge main.

– Vous verrez ce que je rapporterai aucouvent, dit-il en faisant passer dans la large poche de son frocce qu’il venait d’emprunter à la bourse du prieur.

– Vous avez votre texte, n’est-ce pas,très cher frère ? demanda Joseph Foulon.

– Oui, certainement.

– Confiez-le-moi.

– Volontiers, mais à vous seul.

Le prieur s’approcha de Gorenflot et prêta uneoreille attentive.

– Écoutez.

– J’écoute.

– Le fléau qui bat le grain se batlui-même, dit Gorenflot.

– Oh ! magnifique ! oh !sublime ! s’écria le prieur.

Et les assistants, partageant de confiancel’enthousiasme de messire Joseph Foulon, répétèrent d’aprèslui : « Magnifique ! sublime ! »

– Et maintenant, mon père, suis-je libre,demanda Gorenflot avec humilité.

– Oui, mon fils, s’écria le révérendabbé, allez et marchez dans la voie du Seigneur.

Gorenflot fit seller Panurge, l’enfourcha avecl’aide de deux vigoureux moines et sortit du couvent vers les septheures du soir.

C’était le jour même où Saint-Luc était arrivéde Méridor. Les nouvelles qui venaient de l’Anjou tenaient Paris enémotion.

Gorenflot, après avoir suivi la rueSaint-Étienne, venait de prendre à droite et de dépasser lesJacobins, quand tout à coup Panurge tressaillit : une mainvigoureuse venait de s’appesantir sur sa croupe.

– Qui va là ? s’écria Gorenfloteffrayé.

– Ami, répliqua une voix que Gorenflotcrut reconnaître.

Gorenflot avait bonne envie de seretourner ; mais, comme les marins, qui, toutes les foisqu’ils s’embarquent, ont besoin d’habituer de nouveau leur pied auroulis, toutes les fois que Gorenflot remontait sur son âne, ilétait quelque temps à reprendre son centre de gravité.

– Que demandez-vous ? dit-il.

– Voudriez-vous, mon respectable frère,reprit la voix, m’indiquer le chemin de laCorne-d’Abondance ?

– Morbleu ! s’écria Gorenflot aucomble de la joie, c’est M. Chicot en personne.

– Justement, répondit le Gascon, j’allaisvous chercher au couvent, mon très cher frère, quand je vous ai vusortir, je vous ai suivi quelque temps, de peur de me compromettreen vous parlant ; mais, maintenant que nous sommes bien seuls,me voilà. Bonjour, frocard. Ventre-de-biche ! je te trouvemaigri.

– Et vous, monsieur Chicot, je voustrouve engraissé, parole d’honneur.

– Je crois que nous nous flattons tousles deux.

– Mais, qu’avez-vous donc, monsieurChicot ? dit le moine, vous paraissez bien chargé.

– C’est un quartier de daim que j’ai voléà Sa Majesté, dit le Gascon ; nous en ferons desgrillades.

– Cher monsieur Chicot ! s’écria lemoine ; et sous l’autre bras ?

– C’est un flacon de vin de Chypre envoyépar un roi à mon roi.

– Voyons, dit Gorenflot.

– C’est mon vin à moi ; je l’aimebeaucoup, dit Chicot en écartant son manteau, et toi, frèremoine ?

– Oh ! oh ! s’écria Gorenfloten apercevant la double aubaine et en s’ébaudissant si fort sur samonture, que Panurge plia sous lui ; oh ! oh !

Dans sa joie, le moine leva les bras au ciel,et d’une voix qui fit trembler à droite et à gauche les vitres desmaisons, il chanta, tandis que Panurge l’accompagnait enhihannant :

La musique a des appas,

Mais on ne fait que l’entendre.

Les fleurs ont le parfum tendre,

Mais l’odeur ne nourrit pas.

Sans que notre main y touche,

Un beau ciel flatte nos yeux ;

Mais le vin coule en la bouche,

Mais le vin se sent, se touche

Et se boit ; je l’aime mieux

Que musique, fleurs et cieux.

C’était la première fois que Gorenflotchantait depuis près d’un mois.

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