La Dame de Monsoreau – Tome III

Chapitre 25Où Chicot s’éveille.

Quand on vit que Chicot dormait siconsciencieusement, personne ne s’occupa de lui. D’ailleurs, onavait assez pris l’habitude de considérer Chicot comme un meuble dela chambre à coucher du roi.

– Votre Majesté, dit Quélus ens’inclinant, ne sait que la moitié des choses, et, j’ose le dire,la moitié la moins intéressante. Assurément, et personne de nousn’a l’intention de le nier, assurément nous avons dîné tous chezM. de Bussy, et je dois même dire, en l’honneur de soncuisinier, que nous y avons fort bien dîné.

– Il y avait surtout d’un certain vind’Autriche ou de Hongrie, dit Schomberg, qui, en vérité, m’a parumerveilleux.

– Oh ! le vilain Allemand,interrompit le roi ; il aime le vin, je m’en étais toujoursdouté.

– Moi, j’en étais sûr, dit Chicot, jel’ai vu vingt fois ivre.

Schomberg se retourna de son côté :

– Ne fais pas attention, mon fils, dit leGascon, le roi te dira que je rêve tout haut.

Schomberg revint à Henri.

– Ma foi, sire, dit-il, je ne me cache nide mes amitiés ni de mes haines ; c’est bon, le bon vin.

– N’appelons pas bonne une chose qui nousfait oublier Notre-Seigneur, dit le roi d’un ton réservé.

Schomberg allait répondre, ne voulant sansdoute pas abandonner si promptement une si belle cause, quandQuélus lui fit un signe.

– C’est juste, dit Schomberg,continue.

– Je disais donc, sire, reprit Quélus,que, pendant le repas et surtout avant, nous avons eu lesentretiens les plus sérieux et les plus intéressants concernantparticulièrement les intérêts de Votre Majesté.

– Nous faisons l’exorde bien long, ditHenri, c’est mauvais signe.

– Ventre-de-biche ! que ce Valoisest bavard ! s’écria Chicot.

– Oh ! oh ! maître Gascon, ditHenri avec hauteur, si vous ne dormez pas, sortez d’ici.

– Pardieu, dit Chicot, si je ne dors pas,c’est que tu m’empêches de dormir ; ta langue claque comme lescresselles du vendredi saint.

Quélus, voyant qu’on ne pouvait, dans ce logisroyal, aborder sérieusement un sujet, si sérieux qu’il fût, tantl’habitude avait rendu tout le monde frivole, soupira, haussa lesépaules, et se leva dépité.

– Sire, dit d’Épernon en se dandinant, ils’agit cependant de graves matières.

– De graves matières ? répétaHenri.

– Sans doute, si toutefois la vie de huitbraves gentilshommes semble mériter à Votre Majesté la peine qu’ons’en occupe.

– Qu’est-ce à dire ? s’écria leroi.

– C’est à dire que j’attends que le roiveuille bien m’écouter.

– J’écoute, mon fils, j’écoute, dit Henrien posant sa main sur l’épaule de Quélus.

– Eh bien, je vous disais, sire, que nousavions causé sérieusement ; et, maintenant, voici le résultatde nos entretiens : la royauté est menacée, affaiblie.

– C’est-à-dire que tout le monde sembleconspirer contre elle, s’écria Henri.

– Elle ressemble, continua Quélus, à cesdieux étranges qui, pareils aux dieux de Tibère et de Caligula,tombaient en vieillesse sans pouvoir mourir, et continuaient àmarcher dans leur immortalité par le chemin des infirmitésmortelles. Ces dieux, arrivés à ce point-là, ne s’arrêtent, dansleur décrépitude toujours croissante, que si un beau dévouement dequelque sectateur les rajeunit et les ressuscite. Alors, régénéréspar la transfusion d’un sang jeune, ardent et généreux, ilsrecommencent à vivre et redeviennent forts et puissants. Eh bien,sire, votre royauté est semblable à ces dieux-là, elle ne peut plusvivre que par des sacrifices.

– Il parle d’or, dit Chicot ;Quélus, mon fils, va-t’en prêcher par les rues de Paris et je parieun bœuf contre un œuf que tu éteins Lincestre, Cahier, Cotton, etmême ce foudre d’éloquence que l’on nomme Gorenflot.

Henri ne répliqua rien ; il était évidentqu’un grand changement se faisait dans son esprit : il avaitd’abord attaqué les mignons par des regards hautains ; puis,peu à peu, le sentiment de la vérité ; ayant saisi, ilredevenait réfléchi, sombre, inquiet.

– Allez, dit-il, vous voyez que je vousécoute, Quélus.

– Sire, reprit celui-ci, vous êtes untrès grand roi ; mais vous n’avez plus d’horizons devantvous ; la noblesse vient vous poser des barrières au delàdesquelles vos yeux ne voient plus rien, si ce n’est les barrières,déjà grandissantes, qu’à son tour vous pose le peuple. Eh bien,sire, vous qui êtes un vaillant, dites, que fait-on à la guerrequand un bataillon vient se placer, muraille menaçante, à trentepas d’un autre bataillon ? Les lâches regardent derrière eux,et, voyant l’espace libre, ils fuient ; les braves baissent latête et fondent en avant.

– Eh bien, soit ; en avant !s’écria le roi ; par la mordieu ! ne suis-je pas lepremier gentilhomme de mon royaume ? a-t-on mené plus bellesbatailles, je vous le demande, que celles de ma jeunesse ? etle siècle à la fin duquel nous touchons a-t-il beaucoup de nomsplus retentissants que ceux de Jarnac et de Moncontour ? Enavant donc, messieurs ! et je marcherai le premier, c’est monhabitude, dans la mêlée, à ce que je présume.

– Eh bien, oui, sire, s’écrièrent lesjeunes gens électrisés par cette belliqueuse démonstration du roi,en avant !

Chicot se mit sur son séant.

– Paix, là-bas, vous autres, dit-il,laissez continuer mon orateur. Va, Quélus, va, mon fils, tu as déjàdit de belles et de bonnes choses, et il t’en reste encore àdire ; continue, mon ami, continue.

– Oui, Chicot, et toi aussi tu as raison,comme cela t’arrive souvent. Au reste, oui, je continuerai, et pourdire à Sa Majesté que le moment est venu, pour la royauté, d’agréerun de ces sacrifices dont nous parlions tout à l’heure. Contre tousces remparts qui enferment insensiblement Votre Majesté, quatrehommes vont marcher, sûrs d’être encouragés par vous, sire, etd’être glorifiés par la postérité.

– Que dis-tu, Quélus ? demanda leroi, les yeux brillants d’une joie tempérée par la sollicitude,quels sont ces quatre hommes ?

– Moi et ces messieurs, dit le jeunehomme avec le sentiment de fierté qui grandit tout homme jouant savie pour un principe ou pour une passion ; moi et cesmessieurs, nous nous dévouons, sire.

– À quoi ?

– À votre salut.

– Contre qui ?

– Contre vos ennemis.

– Des haines de jeunes gens, s’écriaHenri.

– Oh ! voilà l’expression du préjugévulgaire, sire ; et la tendresse de Votre Majesté pour nousest si généreuse, qu’elle consent à se déguiser sous ce trivialmanteau ; mais nous la reconnaissons. Parlez en roi, sire, etnon en bourgeois de la rue Saint-Denis. Ne feignez pas de croireque Maugiron déteste Antraguet, que Schomberg est gêné par Livarot,que d’Épernon jalouse Bussy, et que Quélus en veut à Ribérac.Eh ! non pas, ils sont tous jeunes, beaux et bons ; amiset ennemis, tous pourraient s’aimer comme frères. Mais ce n’estpoint une rivalité d’hommes à hommes qui nous met l’épée à la main,c’est la querelle de France contre Anjou, la querelle du droitpopulaire contre le droit divin ; nous nous présentons commechampions de la royauté dans cette lice où descendent des championsde la Ligue, et nous venons vous dire : « Bénissez-nous,seigneur ; souriez à ceux qui vont mourir pour vous. Votrebénédiction les fera peut-être vaincre, votre sourire les aidera àmourir. »

Henri, suffoqué par les larmes, ouvrit sesbras à Quélus et aux autres. Il les réunit sur son cœur ; etce n’était pas un spectacle sans intérêt, un tableau sansexpression, que cette scène où le mâle courage s’alliait auxémotions d’une tendresse profonde, que le dévouement sanctifiait àcette heure.

Chicot, sérieux et assombri, Chicot, la mainsur son front, regardait du fond de l’alcôve, et cette figure,ordinairement refroidie par l’indifférence ou contractée par lerire du sarcasme, n’était pas la moins noble et la moins éloquentedes six.

– Ah ! mes braves ! dit enfinle roi, c’est un beau dévouement, c’est une noble tâche, et je suisfier aujourd’hui, non pas de régner sur la France, mais d’êtrevotre ami. Toutefois, comme je connais mes intérêts mieux quepersonne, je n’accepterai pas un sacrifice dont le résultat,glorieux en espérance, me livrerait, si vous veniez à échouer,entre les mains de mes ennemis. Pour faire la guerre à Anjou,France suffit, croyez-moi. Je connais mon frère, les Guise et laLigue : souvent, dans ma vie, j’ai dompté des chevaux plusfougueux et plus insoumis.

– Mais, sire, s’écria Maugiron, dessoldats ne raisonnent pas ainsi ; ils ne peuvent faire entrerla mauvaise chance dans l’examen d’une question de ce genre ;question d’honneur, question de conscience, que l’homme poursuitdans sa conviction sans s’inquiéter comment il jugera dans sajustice.

– Pardonnez-moi, Maugiron, répondit leroi, un soldat peut aller en aveugle, mais le capitaineréfléchit.

– Réfléchissez donc, sire, etlaissez-nous faire, nous qui ne sommes que soldats, ditSchomberg ; d’ailleurs, je ne connais pas la mauvaise chance,moi, j’ai toujours du bonheur.

– Ami ! ami ! interrompittristement le roi, je n’en puis dire autant, moi ; il est vraique tu n’as que vingt ans.

– Sire, interrompit Quélus, les parolesobligeantes de Votre Majesté ne font que redoubler notre ardeur.Quel jour devrons-nous croiser le fer avec MM. de Bussy,Livarot, Antraguet et Ribérac ?

– Jamais ; je vous le défendsabsolument. Jamais, entendez-vous bien ?

– De grâce, sire, excusez-nous, repritQuélus ; le rendez-vous a été pris hier, avant le dîner,paroles sont dites et nous ne pouvons les reprendre.

– Excusez-moi, monsieur, répondit Henri,le roi délie des serments et des paroles, en disant : Je veuxou je ne veux pas ; car le roi est la toute-puissance. Faitesdire à ces messieurs que je vous ai menacés de toute ma colère sivous en venez aux mains ; et, pour que vous n’en doutiez pasvous-mêmes, je jure de vous exiler si….

– Arrêtez, sire, dit Quélus : car,si vous pouvez nous relever de nos paroles, Dieu seul peut vousrelever de la vôtre. Ne jurez donc pas, car, si pour une pareillecause nous avons mérité votre colère, et que cette colère setraduise par l’exil, nous irons en exil avec joie, parce que,n’étant plus sur les terres de Votre Majesté, nous pourrons alorstenir notre parole et rencontrer nos adversaires en paysétranger.

– Si ces messieurs s’approchent de vous àla distance seulement d’une portée d’arquebuse, s’écria Henri, jeles fais jeter tous les quatre à la Bastille.

– Sire, dit Quélus, le jour où VotreMajesté se conduirait ainsi, nous irions, nu-pieds et la corde aucou, nous présenter à maître Laurent Testu, le gouverneur, pourqu’il nous incarcérât avec ces gentilshommes.

– Je leur ferai trancher la tête,mordieu ! Je suis le roi, j’espère !

– S’il arrivait pareille chose à nosennemis, sire, nous nous couperions la gorge au pied de leuréchafaud.

Henri garda longtemps le silence, et, relevantses yeux noirs :

– À la bonne heure, dit-il, voilà debonne et brave noblesse. C’est bien… Si Dieu ne bénissait pas unecause défendue par de tels gens !….

– Ne sois pas impie… ne blasphèmepas ! dit solennellement Chicot en descendant de son lit et ens’avançant vers le roi. Oui, ce sont là de nobles cœurs ; maisDieu fait ce qu’il veut, entends-tu, mon maître. Allons, fixe unjour à ces jeunes gens. C’est ton affaire, et non de dicter sesdevoirs au Tout-Puissant.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! murmura Henri.

– Sire, nous vous en supplions, direntles quatre gentilshommes en inclinant la tête et en pliant legenou.

– Eh bien, soit. En effet, Dieu estjuste, il nous doit la victoire ; mais, au surplus, noussaurons la préparer par des voies chrétiennes et judicieuses. Chersamis, souvenez-vous que Jarnac fit ses dévotions avec exactitudeavant de combattre la Châtaigneraie : c’était une rude lameque ce dernier, mais il s’oublia dans les fêtes, les festins, ilalla voir des femmes, abominable péché ! Bref, il tenta Dieu,qui, peut-être, souriait à sa jeunesse, à sa beauté, à sa vigueur,et lui voulait sauver la vie. Jarnac lui coupa le jarret cependant.Écoutez-moi, nous allons entrer en dévotions ; si j’avais letemps, je ferais porter vos épées à Rome pour que le saint-père lesbénît toutes… Mais nous avons la châsse de sainte Geneviève quivaut les meilleures reliques. Jeûnons ensemble, macérons-nous, etsanctifions le grand jour de la Fête-Dieu ; puis lelendemain….

– Ah ! sire, merci, merci !s’écrièrent les quatre jeunes gens… c’est dans huit jours.

Et ils se précipitèrent sur les mains du roi,qui les embrassa tous encore une fois, et rentra dans son oratoireen fondant en larmes.

– Notre cartel est tout rédigé, ditQuélus ; il ne faut qu’y mettre le jour et l’heure. Écris,Maugiron, sur cette table… avec la plume du roi ; écris :« Le lendemain de la Fête-Dieu ! »

– Voilà qui est fait, réponditMaugiron ; quel est le héraut qui portera cettelettre ?

– Ce sera moi, s’il vous plaît, ditChicot en s’approchant ; seulement je veux vous donner unconseil, mes petits : Sa Majesté parle de jeûnes, demacérations et de châsses… c’est merveilleux comme vœu fait aprèsune victoire ; mais, avant le combat, j’aime mieuxl’efficacité d’une bonne nourriture, d’un vin généreux, d’unsommeil solitaire de huit heures par jour ou par nuit. Rien nedonne au poignet la souplesse et le nerf comme une station de troisheures à table, – sans ivresse du moins.– J’approuve assez le roisur le chapitre des amours, cela est trop attendrissant, vous ferezbien de vous en sevrer.

– Bravo, Chicot ! s’écrièrentensemble les jeunes gens.

– Adieu, mes petits lions, répondit leGascon, je m’en vais à l’hôtel de Bussy.

Il fit trois pas et revint.

– À propos, dit-il ; ne quittez pasle roi pendant ce beau jour de la Fête-Dieu ; n’allez à lacampagne ni les uns ni les autres : demeurez au Louvre commeune poignée de paladins. C’est convenu, hein ? Oui ;alors je vais faire votre commission.

Et Chicot, sa lettre à la main, ouvritl’équerre de ses longues jambes, et disparut.

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