La Dame de Monsoreau – Tome III

Chapitre 2Comment le roi Henri III apprit la fuite de son frère bien-aimé leduc d’Anjou, et de ce qui s’ensuivit.

Une fois le grand veneur sorti de la salle àmanger, le repas continua plus gai, plus joyeux, plus libre quejamais.

La figure sombre du Monsoreau n’avait pas peucontribué à maintenir les jeunes gentilshommes ; car, sous leprétexte et même sous la réalité de la fatigue, ils avaient démêlécette continuelle préoccupation de sujets lugubres qui imprimait aufront du comte cette tache de tristesse mortelle qui faisait lecaractère particulier de sa physionomie.

Lorsqu’il fut parti, et que le prince,toujours gêné en sa présence, eut repris son airtranquille :

– Voyons, Livarot, dit le duc, tu avais,lorsque est entré notre grand veneur, commencé de nous racontervotre fuite de Paris. Continue.

Et Livarot continua.

Mais, comme notre titre d’historien nous donnele privilège de savoir mieux que Livarot lui-même ce qui s’étaitpassé, nous substituerons notre récit à celui du jeune homme.Peut-être y perdra-t-il comme couleur, mais il y gagnera commeétendue, puisque nous savons ce que Livarot ne pouvait savoir,c’est-à-dire ce qui s’était passé au Louvre.

Vers le milieu de la nuit, Henri III futréveillé par un bruit inaccoutumé qui retentissait dans le palais,où cependant, le roi une fois couché, le silence le plus profondétait prescrit.

C’étaient des jurons, des coups de hallebardecontre les murailles, des courses rapides dans les galeries, desimprécations à faire ouvrir la terre ; et, au milieu de tousces bruits, de tous ces chocs, de tous ces blasphèmes, ces motsrépétés par des milliers d’échos :

– Que dira le roi ? que dira leroi ?

Henri se dressa sur son lit et regarda Chicot,qui, après avoir soupé avec Sa Majesté, s’était laissé aller ausommeil dans un grand fauteuil, les jambes enlacées à sarapière.

Les rumeurs redoublaient.

Henri sauta en bas de son lit, tout luisant depommade, en criant :

– Chicot ! Chicot !

Chicot ouvrit un œil. C’était un garçonprudent qui appréciait fort le sommeil et qui ne se réveillaitjamais tout à fait du premier coup.

– Ah ! tu as eu tort de m’appeler,Henri, dit-il. Je rêvais que tu avais un fils.

– Écoute ! dit Henri,écoute !

– Que veux-tu que j’écoute ? Il mesemble cependant que tu me dis bien assez de sottises comme celapendant le jour, sans prendre encore sur mes nuits.

– Mais tu n’entends donc pas ? ditle roi en étendant la main dans la direction du bruit.

– Oh ! oh ! s’écriaChicot ; en effet, j’entends des cris.

– Que dira le roi ? que dira leroi ? répéta Henri. Entends-tu ?

– Il y a deux choses à soupçonner :ou ton lévrier Narcisse est malade, ou les huguenots prennent leurrevanche et font une Saint-Barthélemy de catholiques.

– Aide-moi à m’habiller, Chicot.

– Je le veux bien ; mais aide-moi àme lever, Henri.

– Quel malheur ! quel malheur !répétait-on dans les antichambres.

– Diable ! ceci devient sérieux, ditChicot.

– Nous ferons bien de nous armer, dit leroi.

– Nous ferons mieux encore, dit Chicot,de nous dépêcher de sortir par la petite porte, afin de voir et dejuger par nous-mêmes le malheur, au lieu de nous le laisserraconter.

Presque aussitôt, suivant le conseil deChicot, Henri sortit par la porte dérobée et se trouva dans lecorridor qui conduisait aux appartements du duc d’Anjou.

C’est là qu’il vit des bras levés au ciel etqu’il entendit les exclamations les plus désespérées.

– Oh ! oh ! dit Chicot, jedevine : ton malheureux prisonnier se sera étranglé dans saprison. Ventre-de-biche ! Henri, je te fais mon compliment, tues un plus grand politique que je ne croyais.

– Eh ! non, malheureux !s’écria Henri, ce ne peut être cela.

– Tant pis, dit Chicot.

– Viens, viens.

Et Henri entraîna le Gascon dans la chambre duduc.

La fenêtre était ouverte et garnie d’une foulede curieux entassés les uns sur les autres pour contemplerl’échelle de corde accrochée aux trèfles de fer du balcon.

Henri devint pâle comme la mort.

– Eh ! eh ! mon fils, ditChicot, tu n’es pas encore si fort blasé que je le croyais.

– Enfui ! évadé ! cria Henrid’une voix si retentissante, que tous les gentilshommes seretournèrent.

Il y avait des éclairs dans les yeux duroi ; sa main serrait convulsivement la poignée de samiséricorde.

Schomberg s’arrachait les cheveux, Quélus sebourrait le visage de coups de poing, et Maugiron frappait, commeun bélier, de la tête dans la cloison.

Quant à d’Épernon, il avait disparu sous lespécieux prétexte de courir après M. le duc d’Anjou.

La vue du martyre que, dans leur désespoir,s’infligeaient ses favoris calma tout à coup le roi.

– Hé là ! doucement, mon fils,dit-il en retenant Maugiron par le milieu du corps.

– Non, mordieu ! j’en crèverai, oule diable m’emporte ! dit le jeune homme en prenant du champpour se briser la tête non plus sur la cloison, mais sur lemur.

– Holà ! aidez-moi donc à leretenir, cria Henri.

– Eh ! compère, dit Chicot, il y aune mort plus douce : passez-vous tout bonnement votre épée autravers du ventre.

– Veux-tu te taire, bourreau ! ditHenri les larmes aux yeux.

Pendant ce temps, Quélus se meurtrissait lesjoues.

– Oh ! Quélus, mon enfant, ditHenri, tu vas ressembler à Schomberg quand il a été trempé dans lebleu de Prusse ! Tu seras affreux, mon ami !

Quélus s’arrêta.

Schomberg seul continuait à se dépouiller lestempes ; il en pleurait de rage.

– Schomberg ! Schomberg ! monmignon, cria Henri, un peu de raison, je t’en prie !

– J’en deviendrai fou.

– Bah ! dit Chicot.

– Le fait est, dit Henri, que c’est unaffreux malheur, et voilà pourquoi il faut que tu gardes la raison,Schomberg. Oui, c’est un affreux malheur. Je suis perdu !Voilà la guerre civile dans mon royaume… Ah ! qui a fait cecoup-là ? qui a fourni l’échelle ? Par la mordieu !je ferai pendre toute la ville.

Une profonde terreur s’empara desassistants.

– Qui est le coupable ? continuaHenri ; où est le coupable ? Dix mille écus à qui me dirason nom ! cent mille écus à qui me le livrera mort ouvif !

– Qui voulez-vous que ce soit, s’écriaMaugiron, sinon quelque Angevin ?

– Pardieu ! tu as raison, s’écriaHenri. Ah ! les Angevins, mordieu ! les Angevins, ils mele payeront !

Et, comme si cette parole eût été uneétincelle communiquant le feu à une traînée de poudre, uneeffroyable explosion de cris et de menaces retentit contre lesAngevins.

– Oh ! oui, les Angevins ! criaQuélus.

– Où sont-ils ? hurla Schomberg.

– Qu’on les éventre ! vociféraMaugiron.

– Cent potences pour cent Angevins !reprit le roi.

Chicot ne pouvait rester muet dans cettefureur universelle : il tira son épée avec un geste detaille-bras, et, s’escrimant du plat à droite et à gauche, il rossales mignons et battit les murs en répétant avec des yeuxfarouches :

– Oh ! ventre-de-biche !oh ! mâle-rage ! ah ! damnation ! les Angevins,mordieu ! mort aux Angevins !

Ce cri : Mort aux Angevins ! futentendu de toute la ville comme le cri des mères Israélites futentendu par tout Raina.

Cependant Henri avait disparu.

Il avait songé à sa mère, et, se glissant horsde la chambre sans mot dire, il était allé trouver Catherine, unpeu négligée depuis quelque temps, et qui, renfermée dans sonindifférence affectée, attendait, avec sa pénétration florentine,une bonne occasion de voir surnager sa politique.

Lorsque Henri entra, elle était à demicouchée, pensive, dans un grand fauteuil, et elle ressemblait plus,avec ses joues grasses, mais un peu jaunâtres, avec ses yeuxbrillants, mais fixes, avec ses mains potelées, mais pâles, à unestatue de cire exprimant la méditation qu’à un être animé quipense.

Mais, à la nouvelle de l’évasion de François,nouvelle que Henri donna, au reste, sans ménagement aucun, toutembrasé qu’il était de colère et de haine, la statue parut seréveiller tout à coup, quoique le geste qui annonçait ce réveil sebornât, pour elle, à s’enfoncer davantage encore dans son fauteuilet à secouer la tête sans rien dire.

– Eh ! ma mère, dit Henri, vous nevous écriez pas ?

– Pourquoi faire, mon fils ? demandaCatherine.

– Comment ! cette évasion de votrefils ne vous paraît pas criminelle, menaçante, digne des plusgrands châtiments ?

– Mon cher fils, la liberté vaut bien unecouronne, et rappelez-vous que je vous ai, à vous-même, conseilléde fuir quand vous pouviez atteindre cette couronne.

– Ma mère, on m’outrage.

Catherine haussa les épaules.

– Ma mère, on me brave.

– Eh ! non, dit Catherine, on sesauve, voilà tout.

– Ah ! dit Henri, voilà comme vousprenez mon parti !

– Que voulez-vous dire, monfils ?

– Je dis qu’avec l’âge les sentimentss’émoussent ; je dis….

Il s’arrêta.

– Que dites-vous ? reprit Catherineavec son calme habituel.

– Je dis que vous ne m’aimez plus commeautrefois.

– Vous vous trompez, dit Catherine avecune froideur croissante. Vous êtes mon fils bien-aimé, Henri ;mais celui dont vous vous plaignez est aussi mon fils.

– Ah ! trêve à la morale maternelle,madame, dit Henri furieux ; nous connaissons ce que celavaut.

– Eh ! vous devez le connaître mieuxque personne, mon fils ; car, vis-à-vis de vous, ma morale atoujours été de la faiblesse.

– Et, comme vous en êtes aux repentirs,vous vous repentez.

– Je sentais bien que nous en viendrionslà, mon fils, dit Catherine ; voilà pourquoi je gardais lesilence.

– Adieu, madame, adieu, dit Henri ;je sais ce qu’il me reste à faire, puisque, chez ma mère même, iln’y a plus de compassion pour moi. Je trouverai des conseillerscapables de seconder mon ressentiment et de m’éclairer dans cetterencontre.

– Allez, mon fils, dit tranquillement laFlorentine, et que l’esprit de Dieu soit avec ces conseillers, carils en auront bien besoin pour vous tirer d’embarras.

Et elle le laissa s’éloigner sans faire ungeste, sans dire un mot pour le retenir.

– Adieu, madame, répéta Henri. Mais, prèsde la porte, il s’arrêta.

– Henri, adieu, dit la reine ;seulement encore un mot. Je ne prétends pas vous donner un conseil,mon fils ; vous n’avez pas besoin de moi, je le sais ;mais priez vos conseillers de bien réfléchir avant d’émettre leuravis, et de bien réfléchir encore avant de mettre cet avis àexécution.

– Oh ! oui, dit Henri, se rattachantà ce mot de sa mère et en profitant pour ne pas aller plus loin,car la circonstance est difficile, n’est-ce pas, madame ?

– Grave, dit lentement Catherine enlevant les yeux et les mains au ciel, bien grave, Henri.

Le roi, frappé de cette expression de terreurqu’il croyait lire dans les yeux de sa mère, revint prèsd’elle.

– Quels sont ceux qui l’ont enlevé ?en avez-vous quelque idée, ma mère ?

Catherine ne répondit point.

– Moi, dit Henri, je pense que ce sontles Angevins.

Catherine sourit avec cette finesse quimontrait toujours en elle un esprit supérieur veillant pourterrasser et confondre l’esprit d’autrui.

– Les Angevins ? répéta-t-elle.

– Vous ne le croyez pas, dit Henri, toutle monde le croit.

Catherine fit encore un mouvementd’épaules.

– Que les autres croient cela, bien,dit-elle ; mais vous, mon fils, enfin !

– Quoi donc ! madame !… Quevoulez-vous dire ?… Expliquez-vous, je vous en supplie.

– À quoi bon m’expliquer ?

– Votre explication m’éclairera.

– Vous éclairera ! Allonsdonc ! Henri, je ne suis qu’une femme vieille etradoteuse ; ma seule influence est dans mon repentir et dansmes prières.

– Non, parlez, parlez, ma mère, je vousécoute. Oh ! vous êtes encore, vous serez toujours notre âme ànous tous. Parlez.

– Inutile ; je n’ai que des idées del’autre siècle, et la défiance fait tout l’esprit des vieillards.La vieille Catherine ! donner, à son âge, un conseil quivaille encore quelque chose ! Allons donc ! mon fils,impossible !

– Eh bien ! soit, ma mère, ditHenri ; refusez-moi votre secours, privez-moi de votre aide.Mais, dans une heure, voyez-vous, que ce soit votre avis ou non, etje le saurai alors, j’aurai fait pendre tous les Angevins qui sontà Paris.

– Faire pendre tous les Angevins !s’écria Catherine avec cet étonnement qu’éprouvent les espritssupérieurs lorsqu’on dit devant eux quelque énormité.

– Oui, oui, pendre, massacrer,assassiner, brûler. À l’heure qu’il est, mes amis courent déjà laville pour rompre les os à ces maudits, à ces brigands, à cesrebelles !….

– Qu’ils s’en gardent, malheureux,s’écria Catherine emportée par le sérieux de la situation ;ils se perdraient eux-mêmes, ce qui ne serait rien ; mais ilsvous perdraient avec eux.

– Comment cela ?

– Aveugle ! murmura Catherine ;les rois auront donc éternellement des jeux pour ne pasvoir !

Et elle joignit les mains.

– Les rois ne sont rois qu’à la conditionqu’ils vengeront les injures qu’on leur fait, car alors leurvengeance est une justice, et, dans ce cas surtout, tout monroyaume se lèvera pour me défendre.

– Fou, insensé, enfant, murmura laFlorentine.

– Mais pourquoi cela, commentcela ?

– Pensez-vous qu’on égorgera, qu’onbrûlera, qu’on pendra des hommes comme Bussy, comme Antraguet,comme Livarot, comme Ribérac, sans faire couler des flots desang ?

– Qu’importe ! pourvu qu’on leségorge.

– Oui, sans doute, si on leségorge ; montrez-les-moi morts, et, par Notre-Dame ! jevous dirai que vous avez bien fait. Mais on ne les égorgerapas ; mais on aura levé pour eux l’étendard de larévolte ; mais on leur aura mis nue à la main l’épée qu’ilsn’eussent jamais osé tirer du fourreau pour un maître commeFrançois. Tandis qu’au contraire, dans ce cas-là, par votreimprudence, ils dégaineront pour défendre leur vie ; et votreroyaume se soulèvera, non pas pour vous, mais contre vous.

– Mais, si je ne me venge pas, j’ai peur,je recule, s’écria Henri.

– A-t-on jamais dit que j’avaispeur ? dit Catherine en fronçant le sourcil et en pressant sesdents de ses lèvres minces et rougies avec du carmin.

– Cependant, si c’étaient les Angevins,ils mériteraient une punition, ma mère.

– Oui, si c’étaient eux, mais ce ne sontpas eux.

– Qui est-ce donc, si ce ne sont pas lesamis de mon frère ?

– Ce ne sont pas les amis de votre frère,car votre frère n’a pas d’amis.

– Mais qui est-ce donc ?

– Ce sont vos ennemis à vous, ou plutôtvotre ennemi.

– Quel ennemi ?

– Eh ! mon fils, vous savez bien quevous n’en avez jamais eu qu’un, comme votre frère Charles n’en ajamais eu qu’un, comme moi-même je n’en ai jamais eu qu’un, le mêmetoujours, incessamment.

– Henri de Navarre, vous voulezdire ?

– Eh ! oui, Henri de Navarre.

– Il n’est pas à Paris !

– Eh ! savez-vous qui est à Paris ouqui n’y est pas ? savez-vous quelque chose ? avez-vousdes yeux et des oreilles ? avez-vous autour de vous des gensqui voient et qui entendent ? Non, vous êtes tous sourds, vousêtes tous aveugles.

– Henri de Navarre ! répétaHenri.

– Mon fils, à chaque désappointement quivous arrivera, à chaque malheur qui vous arrivera, à chaquecatastrophe qui vous arrivera et dont l’auteur vous resterainconnu, ne cherchez pas, n’hésitez pas, ne vous enquérez pas,c’est inutile. Écriez-vous, Henri : « C’est Henri deNavarre, » et vous serez sûr d’avoir dit vrai… Frappez du côté oùil sera, et vous serez sûr d’avoir frappé juste… Oh ! cethomme !… cet homme ! voyez-vous, c’est l’épée que Dieu asuspendue au-dessus de la maison de Valois.

– Vous êtes donc d’avis que je donnecontre-ordre à l’endroit des Angevins ?

– À l’instant même, s’écria Catherine,sans perdre une minute, sans perdre une seconde. Hâtez-vous,peut-être est-il déjà trop tard ; courez, révoquez cesordres ; allez, ou vous êtes perdu.

Et, saisissant son fils par le bras, elle lepoussa vers la porte avec une force et une énergie incroyables.Henri s’élança hors du Louvre, cherchant à rallier ses amis.

Mais il ne trouva que Chicot, assis sur unepierre et dessinant des figures géographiques sur le sable.

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