La Dame de Monsoreau – Tome III

Chapitre 4Où il est prouvé que la reconnaissance était une des vertus de M.de Saint-Luc.

Le lendemain du jour oùM. de Monsoreau avait fait, à la table de M. le ducd’Anjou, cette piteuse mine qui lui avait valu la permission des’aller coucher avant la fin du repas, le gentilhomme se leva degrand matin, et descendit dans la cour du palais.

Il s’agissait de retrouver le palefrenier àqui il avait déjà eu affaire, et, s’il était possible, de tirer delui quelques renseignements sur les habitudes de Roland.

Le comte réussit à son gré. Il entra sous unvaste hangar, où quarante chevaux magnifiques grugeaient, à faireplaisir, la paille et l’avoine des Angevins.

Le premier coup d’œil du comte fut pourchercher Roland ; Roland était à sa place, et faisaitmerveille parmi les plus beaux mangeurs.

Le second fut pour chercher lepalefrenier.

Il le reconnut debout, les bras croisés,regardant, selon l’habitude de tout bon palefrenier, de quellefaçon, plus ou moins avide, les chevaux de son maître mangeaientleur provende habituelle.

– Eh ! l’ami, dit le comte, est-cedonc l’habitude des chevaux de monseigneur de revenir à l’écurietout seuls, et les dresse-t-on à ce manège-là ?

– Non, monsieur le comte, répondit lepalefrenier. À quel propos Votre Seigneurie me demande-t-ellecela ?

– À propos de Roland.

– Ah ! oui, qui est venu seulhier ; oh ! cela ne m’étonne pas de la part de Roland,c’est un cheval très intelligent.

– Oui, dit Monsoreau, je m’en suisaperçu ; la chose lui était-elle donc déjà arrivée ?

– Non, monsieur ; d’ordinaire il estmonté par monseigneur le duc d’Anjou, qui est excellent cavalier,et qu’on ne jette point facilement à terre.

– Roland ne m’a point jeté à terre, monami, dit le comte, piqué qu’un homme, cet homme fût-il unpalefrenier, pût croire que lui, le grand veneur de France, avaitvidé les arçons ; car, sans être de la force de M. le ducd’Anjou, je suis assez bon écuyer. Non, je l’avais attaché au piedd’un arbre pour entrer dans une maison. À mon retour, il étaitdisparu ; j’ai cru, ou qu’on l’avait volé, ou que quelqueseigneur, passant par les chemins, m’avait fait la méchanteplaisanterie de le ramener, voilà pourquoi je vous demandais quil’avait fait rentrer à l’écurie.

– Il est rentré seul, comme le majordomea eu l’honneur de le dire hier à monsieur le comte.

– C’est étrange, dit Monsoreau.

Il resta un moment pensif, puis, changeant deconversation :

– Monseigneur monte souvent ce cheval,dis-tu ?

– Il le montait presque tous les jours,avant que ses équipages ne fussent arrivés.

– Son Altesse est rentrée tardhier ?

– Une heure avant vous, à peu près,monsieur le comte.

– Et quel cheval montait le duc ?n’était-ce pas un cheval bai-brun, avec les quatre pieds blancs etune étoile au front ?

– Non, monsieur, dit lepalefrenier ; hier Son Altesse montait Isohn, que voici.

– Et, dans l’escorte du prince, il n’yavait pas un gentilhomme montant un cheval tel que celui dont je tedonne le signalement ?

– Je ne connais personne ayant un pareilcheval.

– C’est bien, dit Monsoreau avec unecertaine impatience d’avancer si lentement dans ses recherches,C’est bien ! merci ! Selle-moi Roland.

– Monsieur le comte désireRoland ?

– Oui. Le prince t’aurait-il donnél’ordre de me le refuser ?

– Non, monseigneur, l’écuyer de SonAltesse m’a dit, au contraire, de mettre toutes les écuries à votredisposition.

Il n’y avait pas moyen de se fâcher contre unprince qui avait de pareilles prévenances.

M. de Monsoreau fit de la tête unsigne au palefrenier, lequel se mit à seller le cheval.

Lorsque cette première opération fut finie, lepalefrenier détacha Roland de la mangeoire, lui passa la bride, etl’amena au comte.

– Écoute, lui dit celui-ci en lui prenantla bride des mains, et réponds-moi.

– Je ne demande pas mieux, dit lepalefrenier.

– Combien gagnes-tu par an ?

– Vingt écus, monsieur.

– Veux-tu gagner dix années de tes gagesd’un seul coup ?

– Pardieu ! fit l’homme. Maiscomment les gagnerai-je ?

– Informe-toi qui montait hier un chevalbai-brun, avec les quatre pieds blancs et une étoile au milieu dufront.

– Ah ! monsieur, dit le palefrenier,ce que vous me demandez là est bien difficile ; il y a tant deseigneurs qui viennent rendre visite à Son Altesse.

– Oui ; mais deux cents écus, c’estun assez joli denier pour qu’on risque de prendre quelque peine àles gagner.

– Sans doute, monsieur le comte, aussi jene refuse pas de chercher, tant s’en faut.

– Allons, dit le comte, ta bonne volontéme plaît. Voici d’abord dix écus pour te mettre en train ; tuvois que tu n’auras point tout perdu.

– Merci, mon gentilhomme.

– C’est bien ; tu diras au princeque je suis allé reconnaître le bois pour la chasse qu’il m’acommandée.

Le comte achevait à peine ces mots, que lapaille cria derrière lui sous les pas d’un nouvel arrivant.

Il se retourna.

– Monsieur de Bussy ! s’écria lecomte.

– Eh ! bonjour, monsieur deMonsoreau, dit Bussy ; vous à Angers, quel miracle !

– Et vous, monsieur, qu’on disaitmalade !

– Je le suis, en effet, dit Bussy ;aussi mon médecin m’ordonne-t-il un repos absolu ; il y a huitjours que je ne suis sorti de la ville. Ah ! ah ! vousallez monter Roland, à ce qu’il paraît ? C’est une bête quej’ai vendue à M. le duc d’Anjou, et dont il est si contentqu’il la monte presque tous les jours.

Monsoreau pâlit.

– Oui, dit-il, je comprends cela, c’estun excellent animal.

– Vous n’avez pas eu la main malheureusede le choisir ainsi du premier coup, dit Bussy.

– Oh ! ce n’est point d’aujourd’huique nous faisons connaissance, répliqua le comte, je l’ai montéhier.

– Ce qui vous a donné l’envie de lemonter encore aujourd’hui ?

– Oui, dit le comte.

– Pardon, reprit Bussy, vous parliez denous préparer une chasse ?

– Le prince désire courir un cerf.

– Il y en a beaucoup, à ce que je me suislaissé dire, dans les environs.

– Beaucoup.

– Et de quel côté allez-vous détournerl’animal ?

– Du côté de Méridor.

– Ah ! très bien, dit Bussy enpâlissant à son tour malgré lui.

– Voulez-vous m’accompagner ?demanda Monsoreau.

– Non, mille grâces, répondit Bussy. Jevais me coucher. Je sens la fièvre qui me reprend.

– Allons, bien, s’écria du seuil del’écurie une voix sonore, voilà encore M. de Bussy levésans ma permission.

– Le Haudoin, dit Bussy ; bon, mevoilà sûr d’être grondé. Adieu, comte. Je vous recommandeRoland.

– Soyez tranquille.

Bussy s’éloigna, et M. de Monsoreausauta en selle.

– Qu’avez-vous donc ? demanda leHaudoin ; vous êtes si pâle, que je crois presque moi-même quevous êtes malade.

– Sais-tu où il va ? demandaBussy.

– Non.

– Il va à Méridor.

– Eh bien ! aviez-vous espéré qu’ilpasserait à côté ?

– Que va-t-il arriver, mon Dieu !après ce qui s’est passé hier ?

– Madame de Monsoreau niera.

– Mais il a vu.

– Elle lui soutiendra qu’il avait laberlue.

– Diane n’aura pas cette force-là.

– Oh ! monsieur de Bussy, est-ilpossible que vous ne connaissiez pas mieux les femmes !

– Remy, je me sens très mal.

– Je crois bien. Rentrez chez vous. Jevous prescris, pour ce matin….

– Quoi ?

– Une daube de poularde, une tranche dejambon, et une bisque aux écrevisses.

– Eh ! je n’ai pas faim.

– Raison de plus pour que je vous ordonnede manger.

– Remy, j’ai le pressentiment que cebourreau va faire quelque scène tragique à Méridor. En vérité,j’eusse dû accepter de l’accompagner quand il me l’a proposé.

– Pour quoi faire ?

– Pour soutenir Diane.

– Madame Diane se soutiendra bien touteseule, je vous l’ai déjà dit et je vous le répète ; et, commeil faut que nous en fassions autant, venez, je vous prie.D’ailleurs, il ne faut pas qu’on vous voie debout. Pourquoiêtes-vous sorti malgré mon ordonnance ?

– J’étais trop inquiet, je n’ai pu ytenir.

Remy haussa les épaules, emmena Bussy, etl’installa, portes closes, devant une bonne table, tandis queM. de Monsoreau sortait d’Angers par la même porte que laveille.

Le comte avait eu ses raisons pour redemanderRoland, il avait voulu s’assurer si c’était par hasard ou parhabitude que cet animal, dont chacun vantait l’intelligence,l’avait conduit au pied du mur du parc. En conséquence, en sortantdu palais, il lui avait mis la bride sur le cou.

Roland n’avait pas manqué à ce que soncavalier attendait de lui. À peine hors de la porte, il avait prisà gauche ; M. de Monsoreau l’avait laisséfaire ; puis à droite, et M. de Monsoreau l’avaitlaissé faire encore.

Tous deux s’étaient donc engagés dans lecharmant sentier fleuri, puis dans les taillis, puis dans leshautes futaies. Comme la veille, à mesure que Roland approchait deMéridor, son trot s’allongeait ; enfin son trot se changea engalop, et, au bout de quarante, ou cinquante minutes,M. de Monsoreau se trouva en vue du mur, juste au mêmeendroit que la veille.

Seulement, le lieu était solitaire etsilencieux ; aucun hennissement ne s’était faitentendre ; aucun cheval n’apparaissait attaché ni errant.

M. de Monsoreau mit pied àterre ; mais, cette fois, pour ne pas courir la chance derevenir à pied, il passa la bride de Roland dans son bras et se mità escalader la muraille.

Mais tout était solitaire au dedans comme audehors du parc. Les longues allées se déroulaient à perte de vue,et quelques chevreuils bondissants animaient seuls le gazon désertdes vastes pelouses.

Le comte jugea qu’il était inutile de perdreson temps à guetter des gens prévenus, qui, sans doute effrayés parson apparition de la veille, avaient interrompu leurs rendez-vousou choisi un autre endroit. Il remonta à cheval, longea un petitsentier, et, après un quart d’heure de marche, dans laquelle ilavait été obligé de retenir Roland, il était arrivé à lagrille.

Le baron était occupé à faire fouetter seschiens pour les tenir en haleine, lorsque le comte passa lepont-levis. Il aperçut son gendre et vint cérémonieusementau-devant de lui.

Diane, assise sous un magnifique sycomore,lisait les poésies de Marot. Gertrude, sa fidèle suivante, brodaità ses côtés.

Le comte, après avoir salué le baron, aperçutles deux femmes. Il mit pied à terre et s’approcha d’elles.

Diane se leva, s’avança de trois pas au-devantdu comte et lui fit une grave révérence.

– Quel calme, ou plutôt quelleperfidie ! murmura le comte ; comme je vais faire leverla tempête du sein de ces eaux dormantes !

Un laquais s’approcha ; le grand veneurlui jeta la bride de son cheval ; puis, se tournant versDiane :

– Madame, dit-il, veuillez, je vous prie,m’accorder un moment d’entretien.

– Volontiers, monsieur, réponditDiane.

– Nous faites-vous l’honneur de demeurerau château, monsieur le comte ? demanda le baron.

– Oui, monsieur ; jusqu’à demain, dumoins.

Le baron s’éloigna pour veiller lui-même à ceque la chambre de son gendre fût préparée selon toutes les lois del’hospitalité.

Monsoreau indiqua à Diane la chaise qu’ellevenait de quitter, et lui-même s’assit sur celle de Gertrude, encouvant Diane d’un regard qui eût intimidé l’homme le plusrésolu.

– Madame, dit-il, qui donc était avecvous dans le parc hier soir ?

Diane leva sur son mari un clair et limpideregard.

– À quelle heure, monsieur ?demanda-t-elle d’une voix dont, à force de volonté sur elle-même,elle était parvenue à chasser toute émotion.

– À six heures.

– De quel côté ?

– Du côté du vieux taillis.

– Ce devait être quelque femme de mesamies, et non moi, qui se promenait de ce côté-là.

– C’était vous, madame, affirmaMonsoreau.

– Qu’en savez-vous ? dit Diane.

Monsoreau, stupéfait, ne trouva pas un mot àrépondre ; mais la colère prit bientôt la place de cettestupéfaction.

– Le nom de cet homme ?dites-le-moi.

– De quel homme ?

– De celui qui se promenait avecvous.

– Je ne puis vous le dire, si ce n’étaitpas moi qui me promenais.

– C’était vous, vous dis-je !s’écria Monsoreau en frappant la terre du pied.

– Vous vous trompez, monsieur, réponditfroidement Diane.

– Comment osez-vous nier que je vous aievue ?

– Ah ! c’est vous-même,monsieur ?

– Oui, madame, c’est moi-même. Commentdonc osez-vous nier que ce soit vous, puisqu’il n’y a pas d’autrefemme que vous à Méridor ?

– Voilà encore une erreur, monsieur, carJeanne de Brissac est ici.

– Madame de Saint-Luc ?

– Oui, madame de Saint-Luc, mon amie.

– EtM. de Saint-Luc ?….

– Ne quitte pas sa femme, comme vous lesavez. Leur mariage, à eux, est un mariage d’amour. C’estM. et madame de Saint-Luc que vous avez vus.

– Ce n’était pasM. de Saint-Luc ; ce n’était pas madame deSaint-Luc. C’était vous, que j’ai parfaitement reconnue, avec unhomme que je ne connais pas, lui, mais que je connaîtrai, je vousle jure.

– Vous persistez donc à dire que c’étaitmoi, monsieur ?

– Mais je vous dis que je vous aireconnue, je vous dis que j’ai entendu le cri que vous avezpoussé.

– Quand vous serez dans votre bon sens,monsieur, dit Diane, je consentirai à vous entendre ; mais,dans ce moment, je crois qu’il vaut mieux que je me retire.

– Non, madame, dit Monsoreau en retenantDiane par le bras, vous resterez.

– Monsieur, dit Diane, voici M. etmadame de Saint-Luc. J’espère que vous vous contiendrez devanteux.

En effet, Saint-Luc et sa femme venaientd’apparaître au bout d’une allée, appelés par la cloche du dîner,qui venait d’entrer en branle, comme si l’on n’eût attendu queM. de Monsoreau pour se mettre à table.

Tous deux reconnurent le comte ; et,devinant qu’ils allaient sans doute, par leur présence, tirer Dianed’un grand embarras, ils s’approchèrent vivement.

Madame de Saint-Luc fit une grande révérence àM. de Monsoreau ; Saint-Luc lui tendit cordialementla main. Tous trois échangèrent quelques compliments ; puisSaint-Luc, poussant sa femme au bras du comte, prit celui deDiane.

On s’achemina vers la maison.

On dînait à neuf heures, au manoir deMéridor : c’était une vieille coutume du temps du bon roiLouis XII, qu’avait conservée le baron dans toute sonintégrité.

M. de Monsoreau se trouva placéentre Saint-Luc et sa femme ; Diane, éloignée de son mari parune habile manœuvre de son amie, était placée, elle, entreSaint-Luc et le baron.

La conversation fut générale. Elle roula toutnaturellement sur l’arrivée du frère du roi à Angers et sur lemouvement que cette arrivée allait opérer dans la province.

Monsoreau eût bien voulu la conduire surd’autres sujets ; mais il avait affaire à des convivesrétifs : il en fut pour ses frais.

Ce n’est pas que Saint-Luc refusât le moins dumonde de lui répondre ; tout au contraire. Il cajolait le marifurieux avec un charmant esprit, et Diane, qui, grâce au bavardagede Saint-Luc, pouvait garder le silence, remerciait son ami par desregards éloquents.

– Ce Saint-Luc est un sot, qui bavardecomme un geai, se dit le comte ; voilà l’homme duquelj’extirperai le secret que je désire savoir, et cela par un moyenou par un autre.

M. de Monsoreau ne connaissait pasSaint-Luc, étant entré à la cour juste comme celui-ci ensortait.

Et, sur cette conviction, il se mit à répondreau jeune homme de façon à doubler la joie de Diane et à ramener latranquillité sur tous les points.

D’ailleurs, Saint-Luc faisait de l’œil dessignes à madame de Monsoreau, et ces signes voulaient visiblementdire :

– Soyez tranquille, madame, je mûris unprojet.

Nous verrons dans le chapitre suivant quelétait le projet de M. de Saint-Luc.

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