La Dame de Monsoreau – Tome III

Chapitre 31Ce qui se passait du coté de la Bastille, tandis que Chicot payaitses dettes à l’abbaye Sainte-Geneviève.

Il était onze heures du soir ; le ducd’Anjou attendait impatiemment, dans le cabinet où il s’étaitretiré à la suite de la faiblesse dont il avait été pris rueSaint-Jacques, qu’un messager du duc de Guise vint lui annoncerl’abdication du roi, son frère.

De la fenêtre à la porte du cabinet et de laporte du cabinet aux fenêtres de l’antichambre, il allait etrevenait, regardant la grande horloge, dont les secondes tintaientlugubrement dans leur gaîne de bois doré.

Tout à coup il entendit un cheval qui piaffaitdans la cour ; il crut que ce cheval pouvait être celui de sonmessager, et courut s’appuyer au balcon ; mais ce cheval, tenuen bride par un palefrenier, attendait son maître.

Le maître sortit des appartementsintérieurs ; c’était Bussy ; Bussy, qui, en sa qualité decapitaine des gardes, venait, avant de se rendre à son rendez-vous,de donner le mot d’ordre pour la nuit.

Le duc, en apercevant ce beau et brave jeunehomme, dont il n’avait jamais eu à se plaindre, éprouva un instantde remords ; mais, à mesure qu’il le vit s’approcher de latorche que tenait le valet, son visage s’éclaira ; et, sur cevisage, le duc lut tant de joie, d’espérance et de bonheur, quetoute sa jalousie lui revint.

Cependant Bussy, ignorant que le duc leregardait et épiait les différentes émotions de son visage, Bussy,après avoir donné le mot d’ordre, roula le manteau sur ses épaules,se mit en selle, et, piquant des deux son cheval, s’élança avec ungrand bruit sous la voûte sonore.

Un instant, le duc, inquiet de ne voir arriverpersonne, eut encore l’idée de faire courir après lui, car il sedoutait bien qu’avant de se rendre à la Bastille, Bussy ferait unehalte à son hôtel ; mais il se représenta le jeune homme riantavec Diane de son amour méprisé, le mettant, lui prince, sur lamême ligne que le mari dédaigné, et, cette fois encore, son mauvaisinstinct l’emporta sur le bon.

Bussy avait souri de bonheur en partant ;ce sourire était une insulte au prince : il le laissa aller.S’il eût eu le regard attristé et le front sombre, peut-êtrel’eût-il retenu.

Cependant, à peine hors de l’hôtel d’Anjou,Bussy quitta son allure précipitée, comme s’il eût craint le bruitde sa propre marche ; et, passant à son hôtel, comme l’avaitprévu le duc, il remit son cheval aux mains d’un palefrenier quiécoutait respectueusement une leçon d’hippiatrique que lui faisaitRemy.

– Ah ! ah ! dit Bussyreconnaissant le jeune docteur, c’est toi, Remy.

– Oui, monseigneur, en personne.

– Et pas encore couché ?

– Il s’en faut de dix minutes,monseigneur. Je rentrais chez moi, ou plutôt chez vous. En vérité,depuis que je n’ai plus mon blessé, il me semble que les jours ontquarante-huit heures.

– T’ennuierais-tu, par hasard ?demanda Bussy.

– J’en ai peur !

– Et l’amour ?

– Ah ! je vous l’ai dit souvent,l’amour, je m’en défie, et je ne fais en général sur lui que desétudes utiles.

– Alors Gertrude estabandonnée ?

– Parfaitement.

– Ainsi tu t’es lassé ?

– D’être battu. C’était ainsi que semanifestait l’amour de mon amazone, brave fille du reste.

– Et ton cœur ne te dit rien pour elle cesoir ?

– Pourquoi ce soir,monseigneur ?

– Parce que je t’eusse emmené avecmoi.

– À la Bastille ?

– Oui.

– Vous y allez ?

– Sans doute.

– Et le Monsoreau ?

– À Compiègne, mon cher, où il prépareune chasse pour Sa Majesté.

– Êtes-vous sûr, monseigneur ?

– L’ordre lui en a été donné publiquementce matin.

– Ah !

Remy demeura un instant pensif.

– Alors ? dit-il après uninstant.

– Alors j’ai passé la journée à remercierDieu du bonheur qu’il m’envoyait pour cette nuit, et je vais passerla nuit à jouir de ce bonheur.

– Bien. Jourdain, mon épée, fit Remy.

Le palefrenier disparut dans l’intérieur de lamaison.

– Tu as donc changé d’avis ? demandaBussy.

– En quoi ?

– En ce que tu prends ton épée.

– Oui, je vous accompagne jusqu’à laporte, pour deux raisons.

– Lesquelles ?

– La première, de peur que vous nefassiez, par les rues, quelque mauvaise rencontre.

Bussy sourit.

– Eh ! mon Dieu, oui. Riez,monseigneur. Je sais bien que vous ne craignez pas les mauvaisesrencontres, et que c’est un pauvre compagnon que le docteurRemy ; mais on attaque moins facilement deux hommes qu’unseul. La seconde, parce que j’ai une foule de bons conseils à vousdonner.

– Viens, mon cher Remy, viens. Nous nousentretiendrons d’elle ; et, après le plaisir de voir la femmequ’on aime, je n’en connais pas de plus grand que celui d’enparler.

– Il y a même des gens, répliqua Remy,qui mettent le plaisir d’en parler avant celui de la voir.

– Mais, dit Bussy, il me semble que letemps est bien incertain.

– Raison de plus : le ciel esttantôt sombre, tantôt clair. J’aime la variété, moi. – Merci,Jourdain, ajouta-t-il, s’adressant au palefrenier, qui luirapportait sa rapière.

Puis se retournant vers le comte :

– Me voici à vos ordres,monseigneur ; partons.

Bussy prit le bras du jeune docteur, et tousdeux s’acheminèrent vers la Bastille.

Remy avait dit au comte qu’il avait une foulede bons conseils à lui donner ; et, en effet, à peinefurent-ils en route, que le docteur commença de tirer du latinmille citations imposantes, pour prouver à Bussy qu’il avait tortde faire, ce soir-là, un visite à Diane, au lieu de se tenirtranquillement dans son lit, attendu que d’ordinaire un homme sebat mal quand il a mal dormi ; puis, des apophthegmes de laFaculté, il passa aux mythes de la Fable, et raconta galamment quec’était d’habitude Vénus qui désarmait Mars.

Bussy souriait ; Remy insistait.

– Vois-tu, Remy, dit le comte, quand monbras tient une épée, il s’y attache de telle sorte, que les fibresde la chair prennent la rigueur et la souplesse de l’acier, tandisque, de son côté, l’acier semble s’animer et s’échauffer comme unechair vivante. De ce moment, mon épée est un bras et mon bras estune épée. Dès lors, comprends-tu ? il ne s’agit plus de forceni de dispositions. Une lame ne se fatigue pas.

– Non, mais elle s’émousse.

– Ne crains rien.

– Ah ! mon cher seigneur, continuaRemy, c’est que demain, voyez-vous, il s’agit de faire un combatcomme celui d’Hercule contre Antée, comme celui de Thésée contre leMinotaure, comme celui des Trente, comme celui de Bayard ;quelque chose d’homérique, de gigantesque, d’impossible ; ils’agit qu’on dise dans l’avenir le combat de Bussy comme étant lecombat par excellence, et, dans ce combat, je ne veux pas,voyez-vous, je ne veux pas seulement qu’on vous entame la peau.

– Sois tranquille, mon bon Remy ; tuverras des merveilles. J’ai, ce matin, mis quatre épées aux mainsde quatre ferrailleurs qui, durant huit minutes, n’ont pu, à euxquatre, me toucher une seule fois, tandis que je leur ai mis leurspourpoints en loques. Je bondissais comme un tigre.

– Je ne dis pas le contraire,maître ; mais vos jarrets de demain seront-ils vos jarretsd’aujourd’hui ?

Ici Bussy et son chirurgien entamèrent undialogue latin, fréquemment interrompu par leurs éclats derire.

Ils parvinrent ainsi au bout de la grande rueSaint-Antoine.

– Adieu, dit Bussy ; nous sommesarrivés.

– Si je vous attendais ? ditRemy.

– Pourquoi faire ?

– Pour être sûr que vous serez de retouravant deux heures, et que vous aurez au moins cinq ou six heures debon sommeil avant votre duel.

– Si je te donne ma parole ?

– Oh ! alors cela me suffira. Laparole de Bussy, peste ! il ferait beau voir que j’endoutasse.

– Eh bien, tu l’as. Dans deux heures,Remy, je serai à l’hôtel.

– Soit. Adieu, monseigneur.

– Adieu, Remy.

Les deux jeunes gens se séparèrent ; maisRemy demeura en place. Il vit le comte s’avancer vers la maison,et, comme l’absence de Monsoreau lui donnait toute sécurité, entrerpar la porte que lui ouvrit Gertrude, et non pas monter par lafenêtre.

Puis il reprit philosophiquement, à traversles rues désertes, sa marche vers l’hôtel Bussy.

Comme il débouchait de la place Beaudoyer, ilvit venir à lui cinq hommes enveloppés de manteaux, et paraissant,sous ces manteaux, parfaitement armés.

Cinq hommes à cette heure, c’était unévénement. Il s’effaça derrière l’angle d’une maison enretraite.

– Arrivés à dix pas de lui, ces cinqhommes s’arrêtèrent, et, après un bonsoir cordial, quatre prirentdeux chemins différents, tandis que le cinquième demeurait immobileet réfléchissant à sa place.

En ce moment, la lune sortit d’un nuage etéclaira d’un de ses rayons le visage du coureur de nuit.

– M. de Saint-Luc !s’écria Remy.

Saint-Luc leva la tête en entendant prononcerson nom, et vit un homme qui venait à lui.

– Remy ! s’écria-t-il à sontour.

– Remy en personne, et je suis heureux dene pas dire à votre service ! attendu que vous me paraissezvous porter à merveille. Est-ce une indiscrétion que de vousdemander ce que Votre Seigneurie fait à cette heure si loin duLouvre ?

– Ma foi, mon cher, j’examine, par ordredu roi, la physionomie de la ville. Il m’a dit :« Saint-Luc, promène-toi dans les rues de Paris, et, si tuentends dire, par hasard, que j’ai abdiqué, réponds hardiment quece n’est pas vrai. »

– Et avez-vous entendu parler decela ?

– Personne ne m’en a soufflé le mot. Or,comme il va être minuit, que tout est tranquille et que je n’airencontré que M. de Monsoreau, j’ai congédié mes amis, etj’allais rentrer quand tu m’as vu réfléchissant.

– Comment ?M. de Monsoreau ?

– Oui.

– Vous avez rencontréM. de Monsoreau ?

– Avec une troupe d’hommes armés, dix oudouze au moins.

– M. de Monsoreau !impossible !

– Pourquoi cela, impossible ?

– Parce qu’il doit être à Compiègne.

– Il devait y être, mais il n’y estpas.

– Mais l’ordre du roi ?

– Bah ! qui est-ce qui obéit auroi ?

– Vous avez rencontréM. de Monsoreau avec dix ou douze hommes ?

– Certainement.

– Vous a-t-il reconnu ?

– Je le crois.

– Vous n’étiez que cinq.

– Mes quatre amis et moi, pasdavantage.

– Et il ne s’est pas jeté survous ?

– Il m’a évité, au contraire, et c’est cequi m’étonne. En le reconnaissant, je me suis attendu à unehorrible bataille.

– De quel côté allait-il ?

– Du côté de la rue de laTixeranderie.

– Ah ! mon Dieu ! s’écriaRemy.

– Quoi ? demanda Saint-Luc, effrayéde l’accent du jeune homme.

– Monsieur de Saint-Luc, il va sans doutearriver un grand malheur.

– Un grand malheur ! àqui ?

– À M. de Bussy !

– À Bussy ? Mordieu ! parlez,Remy ; je suis de ses amis, vous le savez.

– Quel malheur !M. de Bussy le croyait à Compiègne.

– Eh bien ?

– Eh bien, il a cru pouvoir profiter deson absence….

– De sorte qu’il est ?….

– Chez madame Diane.

– Ah ! fit Saint-Luc, celas’embrouille.

– Oui. Comprenez-vous, dit Remy, il auraeu des soupçons ou on les lui aura suggérés, et il n’aura feint departir que pour revenir à l’improviste.

– Attendez donc ! dit Saint-Luc ense frappant le front.

– Avez-vous une idée ? réponditRemy.

– Il y a du duc d’Anjou là-dessous.

– Mais c’est le duc d’Anjou qui, cematin, a provoqué le départ de M. de Monsoreau.

– Raison de plus. Avez-vous des poumons,mon brave Remy ?

– Corbleu ! comme des soufflets deforges.

– En ce cas, courons, courons sans perdreun instant. Vous connaissez la maison ?

– Oui.

– Marchez devant alors.

Et les deux jeunes gens prirent à travers lesrues une course qui eût fait honneur à des daims poursuivis.

– A-t-il beaucoup d’avance surnous ? demanda Remy en courant.

– Qui ? le Monsoreau ?

– Oui.

– Un quart d’heure à peu près, ditSaint-Luc en franchissant un tas de pierres de cinq pieds dehaut.

– Pourvu que nous arrivions àtemps ! dit Remy en tirant son épée pour être prêt à toutévénement.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer