La Dame de Monsoreau – Tome III

Chapitre 33Comment frère Gorenflot se trouva plus que jamais entre la potenceet l’abbaye.

L’aventure de la conspiration fut jusqu’aubout une comédie ; les Suisses, placés à l’embouchure de cefleuve d’intrigue, non plus que les gardes françaises embusqués àson confluent, et qui avaient tendu là leurs filets pour y prendreles gros conspirateurs, ne purent pas même saisir le fretin.

Tout le monde avait filé par le passagesouterrain.

Ils ne virent donc rien sortir del’abbaye ; ce qui fit qu’aussitôt la porte enfoncée, Crillonse mit à la tête d’une trentaine d’hommes et fit invasion dansSainte-Geneviève avec le roi.

Un silence de mort régnait dans les vastes etsombres bâtiments. Crillon, en homme de guerre expérimenté, eûtmieux aimé un grand bruit ; il craignait quelque embûche.

Mais en vain se couvrit-on d’éclaireurs, envain ouvrit-on les portes et les fenêtres, en vain fouilla-t-on lacrypte, tout était désert.

Le roi marchait des premiers, l’épée à lamain, criant à tue-tête :

– Chicot ! Chicot !

Personne ne répondait.

– L’auraient-ils tué ? disait leroi. Mordieu ! ils me payeraient mon fou le prix d’ungentilhomme.

– Vous avez raison, sire, réponditCrillon, car c’en est un, et des plus braves.

Chicot ne répondait pas, parce qu’il étaitoccupé à fustiger M. de Mayenne, et qu’il prenait un sigrand plaisir à cette occupation, qu’il ne voyait ni n’entendaitrien de ce qui se passait autour de lui.

Cependant, lorsque le duc eut disparu, lorsqueGorenflot fut évanoui, comme rien ne préoccupait plus Chicot, ilentendit appeler et reconnut la voix royale.

– Par ici, mon fils, par ici !cria-t-il de toute sa force, en essayant de remettre au moinsGorenflot sur son derrière.

Il y parvint et l’adossa contre un arbre.

La force qu’il était obligé d’employer à cetteœuvre charitable ôtait à sa voix une partie de sa sonorité, desorte que Henri crut un instant remarquer que cette voix arrivait àlui empreinte d’un accent lamentable.

Il n’en était cependant rien : Chicot, aucontraire, était dans toute l’exaltation du triomphe ;seulement, voyant le piteux état du moine, il se demandait s’ilfallait faire percer à jour cette traîtresse bedaine, ou user declémence envers ce volumineux tonneau.

Il regardait donc Gorenflot comme, pendant uninstant, Auguste eût regardé Cinna.

Gorenflot revenait peu à peu à lui, et, sistupide qu’il fût, il ne l’était pas cependant au point de se faireillusion sur ce qui l’attendait ; d’ailleurs, il neressemblait pas mal à ces sortes d’animaux incessamment menacés parles hommes, qui sentent instinctivement que jamais la main ne lestouche que pour les battre, que jamais la bouche ne les effleureque pour les manger.

Ce fut dans cette disposition intérieured’esprit qu’il rouvrit les yeux.

– Seigneur Chicot !s’écria-t-il.

– Ah ! ah ! fit le Gascon, tun’es donc pas mort ?

– Mon bon seigneur Chicot, continua lemoine en faisant un effort pour joindre les deux mains devant sonénorme ventre, est-il donc possible que vous me livriez à mespersécuteurs, moi ! Gorenflot ?

– Canaille ! dit Chicot avec unaccent de tendresse mal déguisée.

Gorenflot se mit à hurler. Après être parvenuà joindre les mains, il essayait de se les tordre.

– Moi qui ai fait avec vous de si bonsdîners ! cria-t-il en suffoquant ; moi qui buvais sigracieusement, selon vous, que vous m’appeliez toujours le roi deséponges ; moi qui aimais tant les poulardes que vouscommandiez à la Corne-d’Abondance, que je n’en laissais jamais queles os.

Ce dernier trait parut le sublime du genre àChicot, et le détermina tout à fait pour la clémence.

– Les voilà ! juste Dieu ! criaGorenflot en essayant de se relever, mais sans pouvoir en venir àbout ; les voilà ! ils viennent, je suis mort !Oh ! bon seigneur Chicot, secourez-moi !

Et le moine, ne pouvant parvenir à se relever,se jeta, ce qui était plus facile, la face contre terre.

– Relève-toi, dit Chicot.

– Me pardonnez-vous ?

– Nous verrons.

– Vous m’avez tant battu, que cela peutpasser comme ça.

Chicot éclata de rire. Le pauvre moine avaitl’esprit si troublé, qu’il avait cru recevoir les coups remboursésà Mayenne.

– Vous riez, bon seigneur Chicot ?dit-il.

– Eh ! sans doute, je ris,animal !

– Je vivrai donc ?

– Peut-être.

– Enfin, vous ne ririez pas si votreGorenflot allait mourir.

– Cela ne dépend pas de moi, ditChicot ; cela dépend du roi : le roi seul a droit de vieet de mort.

Gorenflot fit un effort, et parvint à se calersur ses deux genoux.

En ce moment, les ténèbres furent envahies parune splendide lumière ; une foule d’habits brodés et d’épéesflamboyantes, aux lueurs des torches, entoura les deux amis.

– Ah ! Chicot ! mon cherChicot ! s’écria le roi, que je suis aise de terevoir !

– Vous entendez, mon bon monsieur Chicot,dit tout bas le moine, ce grand prince est heureux de vousrevoir.

– Eh bien ?

– Eh bien, dans son bonheur, il ne vousrefusera point ce que vous lui demanderez ; demandez-lui magrâce.

– Au vilain Hérodes ?

– Oh ! oh ! silence, chermonsieur Chicot !

– Eh bien, sire, demanda Chicot en seretournant vers le roi, combien en tenez-vous ?

– Confiteor ! disaitGorenflot.

– Pas un, répliqua Crillon. Lestraîtres ! il faut qu’ils aient trouvé quelque ouverture ànous inconnue.

– C’est probable, dit Chicot.

– Mais tu les as vus ? dit leroi.

– Certainement que je les ai vus.

– Tous ?

– Depuis le premier jusqu’au dernier.

– Confiteor ! répétaitGorenflot, qui ne pouvait sortir de là.

– Tu les as reconnus, sansdoute ?

– Non, sire.

– Comment ! tu ne les as pasreconnus ?

– C’est-à-dire, je n’en ai reconnu qu’unseul, et encore….

– Et encore ?

– Ce n’était pas à son visage, sire.

– Et lequel as-tu reconnu ?

– M. de Mayenne.

– M. de Mayenne ? Celui àqui tu devais….

– Eh bien, nous sommes quittes, sire.

– Ah ! conte-moi donc cela,Chicot !

– Plus tard, mon fils, plus tard ;occupons-nous du présent.

– Confiteor ! répétaitGorenflot.

– Ah ! vous avez fait un prisonnier,dit tout à coup Crillon en laissant tomber sa large main surGorenflot, qui, malgré la résistance que présentait sa masse, pliasous le coup.

Le moine perdit la parole.

Chicot tarda à répondre, permettant que, pourun moment, toutes les angoisses qui naissent de la plus profondeterreur vinssent habiter le cœur du malheureux moine.

Gorenflot faillit s’évanouir une seconde foisen voyant autour de lui tant de colères inassouvies.

Enfin, après un moment de silence, pendantlequel Gorenflot crut entendre bruire à son oreille la trompette dujugement dernier :

– Sire, dit Chicot, regardez bien cemoine.

Un des assistants approcha une torche duvisage de Gorenflot ; celui-ci ferma les yeux pour avoir moinsà faire en passant de ce monde dans l’autre.

– Le prédicateur Gorenflot ? s’écriaHenri.

– Confiteor, confiteor,confiteor, répéta vivement le moine.

– Lui-même, répondit Chicot.

– Celui qui….

– Justement, interrompit le Gascon.

– Ah ! ah ! fit le roi d’un airde satisfaction.

On eût recueilli la sueur avec une écuelle surles joues de Gorenflot.

Et il y avait de quoi, car on entendait sonnerles épées, comme si le fer lui-même eût été doué de vie et émud’impatience.

Quelques-uns s’approchèrent menaçants.

Gorenflot les sentit plutôt qu’il ne les vitvenir, et poussa un faible cri.

– Attendez, dit Chicot, il faut que leroi sache tout.

Et prenant Henri à l’écart :

– Mon fils, lui dit-il tout bas, rendsgrâce au Seigneur d’avoir permis à ce saint homme de naître, il y aquelque trente-cinq ans ; car c’est lui qui nous a sauvéstous.

– Comment cela ?

– Oui, c’est lui qui m’a raconté lecomplot depuis alpha jusqu’à oméga.

– Quand cela ?

– Il y a huit jours à peu près, de sorteque si jamais les ennemis de Votre Majesté le trouvaient, ce seraitun homme mort.

Gorenflot n’entendit que les derniersmots.

– Un homme mort !

Et il tomba sur ses deux mains.

– Digne homme, dit le roi en jetant unbienveillant coup d’œil sur cette masse de chair, qui, aux regardsde tout homme sensé, ne représentait qu’une somme de matièrecapable d’absorber et d’éteindre les brasiers d’intelligence ;digne homme ! nous le couvrirons de notreprotection !

Gorenflot saisit au vol ce regardmiséricordieux, et demeura, comme le masque du parasite antique,riant d’un côté jusqu’aux dents et pleurant de l’autre jusqu’auxoreilles.

– Et tu feras bien, mon roi, réponditChicot, car c’est un serviteur des plus étonnants.

– Que penses-tu donc qu’il faille fairede lui ? demanda le roi.

– Je pense que tant qu’il sera dansParis, il courra gros risque.

– Si je lui donnais des gardes ? ditle roi.

Gorenflot entendit cette proposition deHenri.

– Bon ! dit-il, il paraît que j’enserai quitte pour la prison. J’aime encore mieux cela quel’estrapade ; et, pourvu qu’on me nourrisse bien….

– Non pas, dit Chicot, inutile ; ilsuffit que tu me permettes de l’emmener.

– Où cela ?

– Chez moi.

– Eh bien, emmène-le, et reviens auLouvre, où je vais retrouver nos amis, pour les préparer au jour dedemain.

– Levez-vous, mon révérend père, ditChicot au moine.

– Il raille, murmura Gorenflot ;mauvais cour !

– Mais relève-toi donc, brute !reprit tout bas le Gascon en lui donnant un coup de genou auderrière.

– Ah ! j’ai bien mérité cela !s’écria Gorenflot.

– Que dit-il donc ? demanda leroi.

– Sire, reprit Chicot, il se rappelletoutes ses fatigues, il énumère toutes ses tortures, et, comme jelui promets la protection de Votre Majesté, il dit dans laconscience de ce qu’il vaut : « J’ai bien méritécela ! »

– Pauvre diable ! dit le roi :aies-en bien soin, au moins, mon ami.

– Ah ! soyez tranquille, sire ;quand il est avec moi, il ne manque de rien.

– Ah ! monsieur Chicot !s’écria Gorenflot, mon cher monsieur Chicot, où memène-t-on ?

– Tu le sauras tout à l’heure. Enattendant, remercie Sa Majesté, monstre d’iniquités !remercie.

– De quoi ?

– Remercie, te dis-je !

– Sire, balbutia Gorenflot, puisque votregracieuse Majesté….

– Oui, dit Henri, je sais tout ce quevous avez fait dans votre voyage de Lyon, pendant la soirée de laLigue, et aujourd’hui enfin. Soyez tranquille, vous serezrécompensé selon vos mérites.

Gorenflot poussa un soupir.

– Où est Panurge ? demandaChicot.

– Dans l’écurie, pauvre bête !

– Eh bien, va le chercher, monte dessus,et reviens me trouver ici.

– Oui, monsieur Chicot.

Et le moine s’éloigna le plus vite qu’il put,étonné de ne pas être suivi par des gardes.

– Maintenant, mon fils, dit Chicot, gardevingt hommes pour ton escorte, et détaches-en dix autres avecM. de Crillon.

– Où dois-je les envoyer ?

– À l’hôtel d’Anjou, et qu’on t’amène tonfrère.

– Pourquoi cela ?

– Pour qu’il ne se sauve pas une secondefois.

– Est-ce que mon frère….

– T’es-tu mal trouvé d’avoir suivi mesconseils aujourd’hui ?

– Non, par la mordieu !

– Eh bien, fais ce que je te dis.

Henri donna l’ordre au colonel des gardesfrançaises de lui amener le duc d’Anjou au Louvre.

Crillon, qui n’avait pas une profondetendresse pour le prince, partit aussitôt.

– Et toi ? dit Henri.

– Moi, j’attends mon saint.

– Et tu me rejoins au Louvre ?

– Dans une heure.

– Alors je te quitte.

– Va, mon fils.

Henri partit avec le reste de la troupe.

Quant à Chicot, il s’achemina vers lesécuries, et, comme il entrait dans la cour, il vit apparaîtreGorenflot monté sur Panurge.

Le pauvre diable n’avait pas même eu l’idéed’essayer de se soustraire au sort qui l’attendait.

– Allons, allons, dit Chicot en prenantPanurge par la longe, dépêchons, on nous attend.

Gorenflot ne fit pas l’ombre de la résistance,seulement il versait tant de larmes, qu’on eût pu le voir maigrir àvue d’œil.

– Quand je le disais !murmurait-il ; quand je le disais !

Chicot tirait Panurge à lui, tout en haussantles épaules.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer