La Dame de Monsoreau – Tome III

Chapitre 12Dans quelles dispositions était le roi Henri III quand M. deSaint-Luc reparut a la cour.

Depuis le départ de Catherine, le roi quelleque fût sa confiance dans l’ambassadeur qu’il avait envoyé dansl’Anjou, le roi, disons-nous, ne songeait plus qu’à s’armer contreles tentatives de son frère.

Il connaissait, par expérience, le génie de samaison ; il savait tout ce que peut un prétendant à lacouronne, c’est-à-dire l’homme nouveau contre le possesseurlégitime, c’est-à-dire contre l’homme ennuyeux et prévu.

Il s’amusait, ou plutôt il s’ennuyait, commeTibère, à dresser des listes de proscription, où l’on inscrivait,par ordre alphabétique, tous ceux qui ne se montraient pas zélés àprendre le parti du roi.

Ces listes devenaient chaque jour pluslongues.

Et à l’S et à l’L,c’est-à-dire plutôt deux fois qu’une, le roi inscrivait chaque jourle nom de M. de Saint-Luc.

Au reste, la colère du roi contre l’ancienfavori était bien servie par les commentaires de la cour, par lesinsinuations perfides des courtisans et par les amèresrécriminations de la fuite en Anjou de l’époux de Jeanne de Cossé,fuite qui était une trahison depuis le jour où le duc, fuyantlui-même, avait dirigé sa course vers cette province.

En effet, Saint-Luc fuyant à Méridor nedevait-il pas être considéré comme le fourrier de M. le ducd’Anjou, allant préparer les logements du prince àAngers ?

Au milieu de tout ce trouble, de tout cemouvement, de toute cette émotion, Chicot, encourageant les mignonsà affiler leurs dagues et leurs rapières, pour tailler et percerles ennemis de Sa Majesté Très Chrétienne, Chicot, disons-nous,était magnifique à voir.

D’autant plus magnifique à voir, que, tout enayant l’air de jouer le rôle de la mouche du coche, Chicot jouaiten réalité un rôle beaucoup plus sérieux. Chicot, petit à petit, etpour ainsi dire homme par homme, mettait sur pied une armée pour leservice de son maître.

Tout à coup, une après-midi, tandis que le roisoupait avec la reine, dont, à chaque péril politique, il cultivaitla société plus assidûment, et que le départ de François avaitnaturellement amenée près de lui, Chicot entra les bras étendus etles jambes écartées, comme les pantins que l’on écarte à l’aided’un fil.

– Ouf ! dit-il.

– Quoi ? demanda le roi.

– M. de Saint-Luc, fitChicot.

– M. de Saint-Luc !exclama Sa Majesté.

– Oui.

– À Paris ?

– Oui.

– Au Louvre ?

– Oui.

Sur cette triple affirmation, le roi se levade table, tout rouge et tout tremblant.

Il eût été difficile de dire quel sentimentl’animait.

– Pardon, dit-il à la reine en essuyantsa moustache et en jetant sa serviette sur son fauteuil, mais cesont des affaires d’État qui ne regardent point les femmes.

– Oui, dit Chicot en grossissant la voix,ce sont des affaires d’État.

La reine voulut se lever de table pour laisserla place libre à son mari.

– Non, madame, dit Henri, restez, s’ilvous plaît ; je vais entrer dans mon cabinet.

– Oh ! sire, dit la reine avec cetendre intérêt qu’elle eut constamment pour son ingrat époux, nevous mettez pas en colère, je vous prie.

– Dieu le veuille ! répondit Henrisans remarquer l’air narquois avec lequel Chicot tortillait samoustache.

Henri s’éloigna vivement hors de la chambre.Chicot le suivit.

Une fois dehors :

– Que vient-il faire ici, letraître ? demanda Henri d’une voix émue.

– Qui sait ? fit Chicot.

– Il vient, j’en suis sûr, comme députédes États d’Anjou. Il vient comme ambassadeur de mon frère ;car ainsi vont les rébellions : ce sont des eaux troubles etfangeuses dans lesquelles les révoltés pêchent toutes sortes debénéfices, sordides, c’est vrai, mais avantageux, et qui, deprovisoires et précaires, deviennent peu à peu fixes et immuables.Celui-ci a flairé la rébellion, et il s’en est fait un sauf-conduitpour venir m’insulter ici.

– Qui sait ? dit Chicot.

Le roi regarda le laconique personnage.

– Il se peut encore, dit Henri, toujourstraversant les galeries d’un pas inégal et qui décelait sonagitation ; il se peut qu’il vienne pour me redemander sesterres, dont je retiens les revenus, ce qui est un peu abusifpeut-être, lui n’ayant pas commis, après tout, de crime qualifié,hein ?

– Qui sait ? continua Chicot.

– Ah ! fit Henri, tu répètes, commemon papegeai[1], toujours la même chose. Mort de mavie ! tu m’impatientes enfin avec ton éternel : Quisait ?

– Eh ! mordieu ! te crois-tubien amusant, toi, avec tes éternelles questions ?

– On répond quelque chose, au moins.

– Et que veux-tu que je te réponde ?Me prends-tu, par hasard, pour le Fatum des anciens ? meprends-tu pour Jupiter, pour Apollon ou pour Manto ? Eh !c’est toi-même qui m’impatientes, morbleu ! avec tes sottessuppositions !

– Monsieur Chicot…

– Après, monsieur Henri ?

– Chicot, mon ami, tu vois ma douleur, ettu me rudoies.

– N’aie pas de douleur,mordieu !

– Mais tout le monde me trahit !

– Qui sait ? ventre-de-biche !qui sait ?

Henri, se perdant en conjectures, descendit enson cabinet, où, sur l’étrange nouvelle du retour de Saint-Luc, setrouvaient déjà réunis tous les familiers du Louvre, parmilesquels, ou plutôt à la tête desquels brillait Crillon, l’œil enfeu, le nez rouge et la moustache hérissée comme un dogue quidemande le combat.

Saint-Luc était là, debout, au milieu de tousces menaçants visages, sentant bruire autour de lui toutes cescolères, et ne se troublant pas le moins du monde. Choseétrange ! il avait amené sa femme, et l’avait fait asseoir surun tabouret contre la balustrade du lit.

Lui, se promenait le poing sur la hanche,regardant les curieux et les insolents du même regard dont ils leregardaient.

Par égard pour la jeune femme, quelquesseigneurs s’étaient écartés, malgré leur envie de coudoyerSaint-Luc, et s’étaient tus, malgré leur désir de lui adresserquelques paroles désagréables.

C’était dans ce vide et dans ce silence que semouvait l’ex-favori.

Jeanne, modestement enveloppée dans sa mantede voyage, attendait, les yeux baissés.

Saint-Luc, drapé fièrement dans son manteau,attendait ; de son côté, avec une attitude qui semblait plutôtappeler que craindre la provocation.

Enfin les assistants attendaient, pourprovoquer, de bien savoir ce que revenait faire Saint-Luc à cettecour où chacun, désireux de se partager une portion de son anciennefaveur, le trouvait bien inutile.

En un mot, comme on le voit, de toutes parts,l’attente était grande, lorsque le roi parut.

Henri entra, tout agité, tout occupé des’exciter lui-même. Cet essoufflement perpétuel compose, la plupartdu temps, ce qu’on appelle la dignité chez les princes.

Il entra, suivi de Chicot, qui avait pris lesairs calmes et dignes qu’aurait dû prendre le roi de France, et quiregardait le maintien de Saint-Luc, ce qu’aurait dû commencer parfaire Henri III.

– Ah ! monsieur, vous ici ?s’écria tout d’abord le roi, sans faire attention à ceux quil’entouraient, et semblable en cela au taureau des arènesespagnoles, qui, dans des milliers d’hommes, ne voient qu’unbrouillard mouvant, et, dans l’arc-en-ciel des bannières, que lacouleur rouge.

– Oui, Sire, répondit simplement etmodestement Saint-Luc en s’inclinant avec respect.

Cette réponse frappa si peu l’oreille duroi ; ce maintien plein de calme et de déférence communiqua sipeu à son esprit aveuglé ces sentiments de raison et de mansuétudeque doit exciter la réunion du respect des autres et de la dignitéde soi-même, que le roi continua sans intervalle :

– Vraiment, votre présence au Louvre mesurprend étrangement.

À cette agression brutale, un silence de morts’établit autour du roi et de son favori.

C’était le silence qui s’établit en un champclos autour de deux adversaires qui vont vider une questionsuprême.

Saint-Luc le rompit le premier.

– Sire, dit-il avec son élégancehabituelle et sans paraître troublé le moins du monde de la boutaderoyale, je ne suis, moi, surpris que d’une chose : c’est que,dans les circonstances où elle se trouve, Votre Majesté ne m’aitpas attendu.

– Qu’est-ce à dire, monsieur ?répliqua Henri avec un orgueil tout à fait royal et en relevant satête, qui, dans les grandes circonstances, prenait une incomparableexpression de dignité.

– Sire, répondit Saint-Luc, Votre Majestécourt un danger.

– Un danger ! s’écrièrent lescourtisans.

– Oui, messieurs, un danger grand, réel,sérieux, un danger dans lequel le roi a besoin depuis le plus grandjusqu’au plus petit de tous ceux qui lui sont dévoués ; et,convaincu que, dans un danger pareil à celui que je signale, il n’ya pas de faible assistance, je viens remettre aux pieds de mon roil’offre de mes très humbles services.

– Ah ! ah ! fit Chicot ;vois-tu, mon fils, que j’avais raison de dire : Quisait ?

Henri III ne répondit point tout d’abord. Ilregarda l’assemblée ; l’assemblée était émue etoffensée ; mais Henri distingua bientôt dans le regard desassistants la jalousie qui s’agitait au fond de la plupart descœurs.

Il en conclut que Saint-Luc avait fait quelquechose dont était incapable la majorité de l’assemblée, c’est-à-direquelque chose de bien.

Cependant il ne voulut point se rendre ainsitout à coup.

– Monsieur, répondit-il, vous n’avez faitque votre devoir, car vos services nous sont dus.

– Les services de tous les sujets du roisont dus au roi, je le sais, Sire, répondit Saint-Luc ; mais,par le temps qui court, beaucoup de gens oublient de payer leursdettes. Moi, Sire, je viens payer la mienne, heureux que VotreMajesté veuille bien me compter toujours au nombre de sesdébiteurs.

Henri, désarmé par cette douceur et cettehumilité persévérantes, fit un pas vers Saint-Luc.

– Ainsi, dit-il, vous revenez sans autremotif que celui que vous dites, vous revenez sans mission, sanssauf-conduit ?

– Sire, dit vivement Saint-Luc,reconnaissant, au ton dont lui parlait le roi, qu’il n’y avait plusdans son maître ni reproche ni colère, je reviens purement etsimplement pour revenir, et cela à franc étrier. Maintenant, VotreMajesté peut me faire jeter à la Bastille dans une heure,arquebuser dans deux ; mais j’aurai fait mon devoir. Sire,l’Anjou est en feu ; la Touraine va se révolter ; laGuyenne se lève pour lui donner la main. M. le duc d’Anjoutravaille l’ouest et le midi de la France.

– Et il y est bien aidé, n’est-cepas ? s’écria le roi.

– Sire, dit Saint-Luc, qui comprit lesens des paroles royales, ni conseils ni représentations n’arrêtentle duc ; et M. de Bussy, tout ferme qu’il soit, nepeut rassurer votre frère sur la terreur que Votre Majesté lui ainspirée.

– Ah ! ah ! dit Henri, iltremble donc, le rebelle !

Et il sourit dans sa moustache.

– Tudieu ! dit Chicot en secaressant le menton, voilà un habile homme !

Et, poussant le roi du coude :

– Range-toi donc, Henri, dit-il, quej’aille donner une poignée de main à M. de Saint-Luc.

Ce mouvement entraîna le roi. Il laissa Chicotfaire son compliment à l’arrivant, puis, marchant avec lenteur versson ancien ami, et, lui posant la main sur l’épaule :

– Sois le bien-venu, Saint-Luc, luidit-il.

– Ah ! Sire, s’écria Saint-Luc enbaisant la main du roi, j’ai retrouvé mon maîtrebien-aimé !

– Oui ; mais moi, je ne te retrouvepas, dit le roi, ou du moins je te retrouve si maigri, mon pauvreSaint-Luc, que je ne t’eusse pas reconnu en te voyant passer.

À ces mots, une voix féminine se fitentendre.

– Sire, dit cette voix, c’est du chagrind’avoir déplu à Votre Majesté.

Quoique cette voix fût douce et respectueuse,Henri tressaillit. Cette voix lui était aussi antipathique quel’était à Auguste le bruit du tonnerre.

– Madame de Saint-Luc !murmura-t-il. Ah ! c’est vrai, j’avais oublié….

Jeanne se jeta à ses genoux.

– Relevez-vous, madame, dit le roi.J’aime tout ce qui porte le nom de Saint-Luc.

Jeanne saisit la main du roi et la porta à seslèvres.

Henri la retira vivement.

– Allez, dit Chicot à la jeune femme,allez, convertissez le roi, ventre-de-biche ! vous êtes assezjolie pour cela.

Mais Henri tourna le dos à Jeanne, et, passantson bras autour du col de Saint-Luc, entra avec lui dans sesappartements.

– Ah çà ! lui dit-il, la paix estfaite, Saint-Luc ?

– Dites, Sire, répondit le courtisan, quela grâce est accordée !

– Madame, dit Chicot à Jeanne indécise,une bonne femme ne doit pas quitter son mari… surtout lorsque sonmari est en danger.

Et il poussa Jeanne sur les talons du roi etde Saint-Luc.

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