La Dame de Monsoreau – Tome III

Chapitre 30Les intérêts et le capital.

À mesure que le roi avait parlé, à mesure queles conjurés l’avaient reconnu, ils étaient passés de la stupeur àl’épouvante.

L’abdication, signée Chicot Ier, avait changél’épouvante en rage.

Chicot rejeta son froc sur ses épaules, croisales bras, et, tandis que Gorenflot fuyait à toutes jambes, ilsoutint, immobile et souriant, le premier choc.

Ce fut un terrible moment à passer. Lesgentilshommes, furieux, s’avancèrent sur le Gascon, bien déterminésà se venger de la cruelle mystification dont ils étaientvictimes.

Mais cet homme sans armes, la poitrinecouverte de ses deux bras seulement, ce visage au masque railleur,qui semblait défier tant de force de s’attaquer à tant defaiblesse, les arrêta plus encore peut-être que les remontrances ducardinal, lequel leur faisait observer que la mort de Chicot neservirait à rien, mais, tout au contraire, serait vengéeterriblement par le roi, de complicité avec son fou dans cettescène de terrible bouffonnerie.

Il en résulta que les dagues et les rapièress’abaissèrent devant Chicot, qui, soit dévouement, – et il en étaitcapable, – soit pénétration de leur pensée, continua de leur rireau nez.

Cependant les menaces du roi devenaient pluspressantes, et les coups de hache de Crillon plus pressés. Il étaitévident que la porte ne pouvait résister longtemps à une pareilleattaque, qu’on n’essayait pas même de repousser.

Aussi, après un moment de délibération, le ducde Guise donna-t-il l’ordre de la retraite.

Cet ordre fit sourire Chicot.

Pendant les nuits de retraite avec Gorenflot,il avait examiné le souterrain ; il avait reconnu la porte desortie, et il avait dénoncé cette porte au roi, qui y avait placéTocquenot, lieutenant des gardes suisses.

Il était donc évident que les ligueurs, lesuns après les autres, allaient se jeter dans la gueule du loup.

Le cardinal s’éclipsa le premier, suivi d’unevingtaine de gentilshommes. Alors Chicot vit passer le duc avec unpareil nombre à peu près de moines ; puis Mayenne, à qui sadifficulté de courir, à cause de son énorme ventre et de sonépaisse encolure, avait tout naturellement fait confier le soin dela retraite.

Quand M. de Mayenne passa le dernierdevant la cellule de Gorenflot et que Chicot le vit se traîner,alourdi par sa masse, Chicot ne souriait plus, il se tenait lescôtes de rire.

Dix minutes s’écoulèrent, pendant lesquellesChicot prêta l’oreille, croyant toujours entendre le bruit desligueurs refoulés dans le souterrain ; mais, à son grandétonnement, le bruit, au lieu de revenir à lui, continuait des’éloigner.

Tout à coup une pensée vint au Gascon, quichangea ses éclats de rire en grincements de dents. Le tempss’écoulait, les ligueurs ne revenaient pas ; les ligueurss’étaient-ils aperçus que la porte était gardée, et avaient-ilsdécouvert une autre sortie ?

Chicot allait s’élancer hors de la cellule,quand, tout à coup, la porte en fut obstruée par une masse informequi se vautra à ses pieds en s’arrachant des poignées de cheveuxtout autour de la tête.

– Ah ! misérable que je suis !s’écriait le moine. Oh ! mon bon seigneur Chicot,pardonnez-moi ! pardonnez-moi !

Comment Gorenflot, qui était parti le premier,revenait-il seul quand déjà il eût dû être bien loin ?

Voilà la question qui se présenta toutnaturellement à la pensée de Chicot.

– Oh ! mon bon monsieur Chicot, cherseigneur, à moi ! continuait de hurler Gorenflot ;pardonnez à votre indigne ami, qui se repent et fait amendehonorable à vos genoux.

– Mais, demanda Chicot, comment net’es-tu pas enfui avec les autres, drôle ?

– Parce que je n’ai pas pu passer par oùpassent les autres, mon bon seigneur ; parce que le Seigneur,dans sa colère, m’a frappé d’obésité. Oh ! malheureuxventre ! oh ! misérable bedaine ! criait le moine enfrappant de ses deux poings la partie qu’il apostrophait. Ah !que ne suis-je mince comme vous, monsieur Chicot ! Que c’estbeau et surtout que c’est heureux d’être mince !

Chicot ne comprenait absolument rien auxlamentations du moine.

– Mais les autres passent donc quelquepart ? s’écria Chicot d’une voix de tonnerre ; les autress’enfuient donc ?

– Pardieu ! dit le moine, quevoulez-vous qu’ils fassent ? qu’ils attendent la corde ?Oh ! malheureux ventre !

– Silence ! cria Chicot, etrépondez-moi.

Gorenflot se redressa sur ses deux genoux.

– Interrogez, monsieur Chicot,répondit-il, vous en avez bien certainement le droit.

– Comment se sauvent lesautres ?

– À toutes jambes.

– Je comprends… mais par où ?

– Par le soupirail.

– Mordieu ! par quelsoupirail ?

– Par le soupirail qui donne dans lecaveau du cimetière.

– Est-ce le chemin que tu appelles lesouterrain ? réponds vite.

– Non, cher monsieur Chicot. La porte dusouterrain était gardée extérieurement. Le grand cardinal de Guise,au moment de l’ouvrir, a entendu un Suisse qui disait :Mich durstet, ce qui veut dire, à ce qu’il paraît :J’ai soif.

– Ventre de biche ! s’écria Chicot,je sais ce que cela veut dire ; de sorte que les fuyards ontpris un autre chemin ?

– Oui, cher monsieur Chicot ; ils sesauvent par le caveau du cimetière.

– Qui donne ?….

– D’un côté, dans la crypte, de l’autre,sous la porte Saint-Jacques.

– Tu mens !

– Moi, cher seigneur !

– S’ils s’étaient sauvés par le caveaudonnant dans la crypte, je les eusse vus repasser devant tacellule.

– Voilà justement, cher monsieurChicot ; ils ont pensé qu’ils n’auraient pas le temps de fairece grand détour, et ils sont passés par le soupirail.

– Quel soupirail ?

– Par un soupirail qui donne dans lejardin et qui sert à éclairer le passage.

– De sorte que toi….

– De sorte que moi, qui suis tropgros….

– Eh bien ?

– Je n’ai jamais pu passer : et l’ons’est mis à me tirer par les pieds, vu que j’interceptais le cheminaux autres.

– Mais, s’écria Chicot, le visage éclairétout à coup d’une étrange jubilation, si tu n’as pas pupasser….

– Non, et cependant j’ai fait de grandsefforts ; voyez mes épaules, voyez ma poitrine.

– Alors lui, qui est plus gros quetoi.

– Qui, lui ?

– Oh ! mon Dieu ! dit Chicot,si tu es pour moi dans cette affaire-là, je te promets un fiercierge ; de sorte qu’il ne pourra pas passer non plus.

– Monsieur Chicot !

– Lève-toi, frocard !

Le moine se leva aussi vite qu’il put.

– Bien, maintenant conduis-moi ausoupirail.

– Où vous voudrez, mon cher seigneur.

– Marche devant, malheureux,marche !

Gorenflot se mit à trotter aussi vite qu’ilput, en levant, de temps en temps, les bras au ciel, maintenu dansl’allure qu’il avait prise par les coups de corde que luiallongeait Chicot.

Tous deux traversèrent le corridor etdescendirent dans le jardin.

– Par ici, dit Gorenflot, par ici.

– Tais-toi, et marche, drôle !

Gorenflot fit un dernier effort et parvintjusqu’auprès d’un massif d’arbres d’où semblaient sortir desplaintes.

– Là, dit-il, là.

Et, au bout de son haleine, il tomba lederrière sur l’herbe.

Chicot fit trois pas en avant et aperçutquelque chose qui s’agitait à fleur de terre.

À côté de ce quelque chose qui ressemblait autrain de derrière de l’animal que Diogène appelait un coq à deuxpieds et sans plumes, gisaient une épée et un froc.

Il était évident que l’individu qui setrouvait pris si malheureusement s’était successivement défait detous les objets qui pouvaient le grossir, de sorte que, pour lemoment, désarmé de son épée, dépouillé de son froc, il se trouvaitréduit à sa plus simple expression.

Et cependant, comme Gorenflot, il faisait desefforts inutiles pour disparaître complètement.

– Mordieu ! ventrebleu !sandieu ! criait la voix étouffée du fugitif. J’aimerais mieuxpasser au milieu de toute la garde. Aïe ! ne tirez pas sifort, mes amis, je glisserai tout doucement ; je sens quej’avance, pas vite, mais j’avance.

– Ventre de biche !M. de Mayenne ! murmura Chicot en extase. Mon bonseigneur Dieu, tu as gagné ton cierge.

– Ce n’est pas pour rien que j’ai étésurnommé Hercule, reprit la voix étouffée, je soulèverai cettepierre. Hein !

Et il fit un si violent effort,qu’effectivement la pierre trembla.

– Attends, dit tout bas Chicot,attends.

Et il frappa des pieds comme quelqu’un quiaccourt à grand bruit.

– Ils arrivent, dirent plusieurs voixdans le souterrain.

– Ah ! fit Chicot, comme s’ilarrivait tout essoufflé. Ah ! c’est donc toi, misérablemoine !

– Ne dites rien, monseigneur, murmurèrentles voix, il vous prend pour Gorenflot.

– Ah ! c’est donc toi, lourde masse,pondus immobile ! tiens ! ah ! c’est donctoi, indigesta moles ! tiens !

Et, à chaque apostrophe, Chicot, arrivé enfinau but si désiré de sa vengeance, fit retomber de toute la volée deson bras, sur les parties charnues qui s’offraient à lui, la cordeavec laquelle il avait déjà flagellé Gorenflot.

– Silence ! disaient toujours lesvoix, il vous prend pour le moine.

En effet, Mayenne ne poussait que des plaintesétouffées, tout en redoublant d’efforts pour soulever lapierre.

– Ah ! conspirateur ! repritChicot ; ah ! moine indigne ! tiens, voilà pourl’ivrognerie ! tiens, voilà pour la paresse ! tiens,voilà pour la colère ; tiens, voilà pour la luxure !tiens, voilà pour la gourmandise ! Je regrette qu’il n’y aitque sept péchés capitaux ; tiens, tiens, tiens, voilà pour lesvices que tu as !

– Monsieur Chicot, disait Gorenflotcouvert de sueur ; monsieur Chicot, ayez pitié de moi.

– Ah ! traître ! continuaChicot, frappant toujours, tiens, voilà pour ta trahison !

– Grâce ! murmurait Gorenflot,croyant ressentir tous les coups qui tombaient sur Mayenne, grâce,cher monsieur Chicot !

Mais Chicot, au lieu de s’arrêter, s’enivraitde sa vengeance et redoublait de coups.

Si puissant qu’il fût sur lui-même, Mayenne nepouvait retenir ses gémissements.

– Ah ! continua Chicot, que neplaît-il à Dieu de substituer à ton corps vulgaire, à ta carcasseroturière, les très hautes et très puissantes omoplates du duc deMayenne, à qui je dois une volée de coups de bâton dont lesintérêts courent depuis sept ans !… Tiens, tiens,tiens !

Gorenflot poussa un soupir et tomba.

– Chicot ! vociféra le duc.

– Oui, moi-même, oui, Chicot, indigneserviteur du roi ; Chicot, bras débile, qui voudrait avoir lescent bras de Briarée pour cette occasion.

Et Chicot, de plus en plus exalté, réitéra lescoups de corde avec une telle rage, que le patient, rassemblanttoutes ses forces, souleva la pierre, dans un paroxysme de ladouleur, et, les côtes déchirées, les reins sanglants, tomba entre,les bras de ses amis.

Le dernier coup de Chicot frappa dans levide.

Chicot alors se tourna : le vraiGorenflot était évanoui, sinon de douleur, du moins d’effroi.

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