La Dame de Monsoreau – Tome III

Chapitre 38Conclusion.

Le roi, pâle d’inquiétude et frémissant aumoindre bruit, arpentait la salle d’armes, conjecturant, avecl’expérience d’un homme exercé, tout le temps que ses amis avaientdû employer à joindre et à combattre leurs adversaires, ainsi quetoutes les chances bonnes ou mauvaises que leur donnaient leurcaractère, leur force et leur adresse.

– À cette heure, avait-il dit d’abord,ils traversent la rue Saint-Antoine. Ils entrent dans le champclos, maintenant. On dégaîne. À cette heure, ils sont auxmains.

Et, à ces mots, le pauvre roi, toutfrissonnant, s’était mis en prières.

Mais le fond du cœur absorbait d’autressentiments, et cette dévotion des lèvres ne faisait que glisser àla surface.

Au bout de quelques secondes, le roi sereleva.

– Pourvu que Quélus, dit-il, se souviennede ce coup de riposte que je lui ai montré, en parant avec l’épéeet en frappant avec la dague. Quant à Schomberg, l’homme desang-froid, il doit tuer ce Ribérac. Maugiron, s’il n’a pasmauvaise chance, se débarrassera vite de Livarot. Maisd’Épernon ! oh ! celui-là est mort. Heureusement quec’est celui des quatre que j’aime le moins. Mais, malheureusement,ce n’est pas le tout qu’il soit mort, c’est que, lui mort, Bussy,le terrible Bussy, retombe sur les autres en se multipliant.Ah ! mon pauvre Quélus ! mon pauvre Schomberg ! monpauvre Maugiron !

– Sire ! dit à la porte la voix deCrillon.

– Quoi ! déjà ! s’écria leroi.

– Non, sire, je n’apporte aucunenouvelle, si ce n’est que le duc d’Anjou demande à parler à VotreMajesté.

– Et pourquoi faire ? demanda leroi, dialoguant toujours à travers la porte.

– Il dit que le moment est venu pour luid’apprendre à Votre Majesté quel genre de service il lui a rendu,et que ce qu’il a à dire au roi calmera une partie des craintes quil’agitent en ce moment.

– Eh bien, allez donc, dit le roi.

En ce moment et comme Crillon se retournaitpour obéir, un pas rapide retentit par les montées, et l’onentendit une voix qui disait à Crillon :

– Je veux parler au roi à l’instantmême !

Le roi reconnut la voix et ouvritlui-même.

– Viens, Saint-Luc, viens, dit-il. Qu’ya-t-il encore ? Mais qu’as-tu, mon Dieu, et qu’est-ilarrivé ? Sont-ils morts ?

En effet, Saint-Luc, pâle, sans chapeau, sansépée, tout marbré de taches de sang, se précipitait dans la chambredu roi.

– Sire, s’écria Saint-Luc en se jetantaux genoux du roi, vengeance ! je viens vous demandervengeance !

– Mon pauvre Saint-Luc, dit le roi, qu’ya-t-il donc ? parle, et qui peut te causer un pareildésespoir ?

– Sire, un de vos sujets, le plusnoble ; un de vos soldats, le plus brave….

La parole lui manqua.

– Hein ? fit en avançant Crillon,qui croyait avoir des droits à ce dernier titre surtout.

– À été égorgé cette nuit, traîtreusementégorgé, assassiné ! acheva Saint-Luc.

Le roi, préoccupé d’une seule idée, serassura ; ce n’était aucun de ses quatre amis, puisqu’il lesavait vus le matin.

– Égorgé, assassiné cette nuit ! ditle roi ; de qui parles-tu donc, Saint-Luc ?

– Sire, vous ne l’aimez pas, je le saisbien, continua Saint-Luc ; mais il était fidèle, et, dansl’occasion, je vous le jure, il eût donné tout son sang pour VotreMajesté : sans quoi il n’eût pas été mon ami.

– Ah ! fit le roi, qui commençait àcomprendre.

Et quelque chose comme un éclair, sinon dejoie, du moins d’espérance, illumina son visage.

– Vengeance, sire, pourM. de Bussy ! cria Saint-Luc ;vengeance !

– Pour M. de Bussy ?répéta le roi en appuyant sur chaque mot.

– Oui, pour M. de Bussy, quevingt assassins ont poignardé cette nuit. Et bien leur en a prisd’être vingt, car il en a tué quatorze.

– M. de Bussy mort !….

– Oui, sire.

– Alors, il ne se bat pas ce matin !dit tout à coup le roi, emporté par un mouvement irrésistible.

Saint-Luc lança au roi un regard qu’il ne putsoutenir : en se détournant, il vit Crillon, qui, toujoursdebout près de la porte, attendait de nouveaux ordres.

Il lui fit signe d’amener le duc d’Anjou.

– Non, sire, ajouta Saint-Luc d’une voixsévère, M. de Bussy ne s’est point battu, en effet, etvoilà pourquoi je viens demander, non pas vengeance, comme j’ai eutort de le dire à Votre Majesté, mais justice, car j’aime mon roi,et surtout l’honneur de mon roi par-dessus toutes choses, et jetrouve qu’en poignardant M. de Bussy on a rendu undéplorable service à Votre Majesté.

Le duc d’Anjou venait d’arriver à laporte ; il s’y tenait débout et immobile comme une statue debronze.

Les paroles de Saint-Luc avaient éclairé leroi ; elles lui rappelaient le service que son frèreprétendait lui avoir rendu.

Son regard se croisa avec celui du duc, et iln’eut plus de doute : car, en même temps qu’il lui répondaitoui du regard, le duc avait fait de haut en bas un signeimperceptible de tête.

– Savez-vous ce que l’on va diremaintenant ? s’écria Saint-Luc. On va dire, si vos amis sontvainqueurs, qu’ils ne le sont que parce que vous avez fait égorgerBussy.

– Et qui dit cela, monsieur ?demanda le roi.

– Pardieu ! tout le monde, ditCrillon se mêlant, sans façon et comme d’habitude, à laconversation.

– Non, monsieur, dit le roi, inquiet etsubjugué par cette opinion de celui qui était le plus brave de sonroyaume depuis que Bussy était mort, non, monsieur, on ne le dirapas, car vous me nommerez l’assassin.

Saint-Luc vit une ombre se projeter.

C’était le duc d’Anjou, qui venait de fairedeux pas dans la chambre. Il se retourna et le reconnut.

– Oui, sire, je le nommerai ! dit-ilen se relevant, car je veux à tout prix disculper Votre Majestéd’une si abominable action.

– Eh bien, dites.

Le duc s’arrêta et attendittranquillement.

Crillon se tenait derrière lui, le regardantde travers et secouant la tête.

– Sire, reprit Saint-Luc, cette nuit, ona fait tomber Bussy dans un piège : tandis qu’il rendaitvisite à une femme dont il était aimé, le mari, prévenu par untraître, est rentré chez lui avec des assassins ; il y enavait partout, dans la rue, dans la cour et jusque dans lejardin.

Si tout n’eût pas été fermé, comme nousl’avons dit, dans la chambre du roi, on eût pu voir, malgré sapuissance sur lui-même, pâlir le prince à ces dernièresparoles.

– Bussy s’est défendu comme un lion,sire ; mais le nombre l’a emporté, et….

– Et il est mort, interrompit le roi, etmort justement ; car je ne vengerai certes pas unadultère.

– Sire, je n’ai pas fini mon récit,reprit Saint-Luc. Le malheureux, après s’être défendu, près d’unedemi-heure dans la chambre, après avoir triomphé de ses ennemis, lemalheureux se sauvait blessé, sanglant, mutilé ; il nes’agissait plus que de lui tendre une main secourable, que je luieusse tendue, moi, si je n’eusse été arrêté, avec la femme qu’ilm’avait confiée, par ses assassins ; si je n’eusse étégarrotté, bâillonné. Malheureusement on avait oublié de m’ôter lavue comme on m’avait ôté la parole, et j’ai vu, sire, j’ai vu deuxhommes s’approcher du malheureux Bussy, suspendu par la cuisse auxlances d’une grille de fer ; j’ai entendu le blessé leurdemander secours, car, dans ces deux hommes, il avait le droit devoir deux amis. Eh bien, l’un, sire, – c’est horrible à raconter,mais, croyez-le, c’était encore bien plus horrible à voir et àentendre, – l’un a ordonné de faire feu, et l’autre a obéi.

Crillon serra les poings et fronça lesourcil.

– Et vous connaissez l’assassin ?demanda le roi, ému malgré lui.

– Oui, dit Saint-Luc.

Et, se retournant vers le prince en chargeantsa parole et son geste de toute sa haine si longtempscontenue :

– C’est monseigneur ! dit-il ;l’assassin, c’est le prince ! l’assassin, c’estl’ami !

Le roi s’attendait à ce coup. Le duc lesupporta sans sourciller.

– Oui, dit-il tranquillement ; oui,M. de Saint-Luc a bien vu et bien entendu : c’estmoi qui ai fait tuer M. de Bussy, et Votre Majestéappréciera cette action, car M. de Bussy était monserviteur, c’est vrai ; mais, ce matin, quelque chose quej’aie pu lui dire, M. de Bussy devait porter les armescontre Votre Majesté.

– Tu mens, assassin ! tu mens !s’écria Saint-Luc : Bussy percé de coups, Bussy la main hachéede coups d’épée, l’épaule brisée d’une balle, Bussy pendantaccroché par la cuisse au treillis de fer, Bussy n’était plus bonqu’à inspirer de la pitié à ses plus cruels ennemis, et ses pluscruels ennemis l’eussent secouru. Mais toi, toi, l’assassin de laMole et de Coconnas, tu as tué Bussy comme, les uns après lesautres, tous tes amis ; tu as tué Bussy, non parce qu’il étaitl’ennemi de ton frère, mais parce qu’il était le confident de tessecrets. Ah ! Monsoreau savait bien, lui, pourquoi tu faisaisce crime.

– Cordieu, murmura Crillon, que nesuis-je le roi !

– On m’insulte chez vous, mon frère, ditle duc, blême de terreur, car, entre la main convulsive de Crillonet le regard sanglant de Saint-Luc, il ne se sentait pas ensûreté.

– Sortez ! Crillon, dit le roi.

Crillon sortit.

– Justice, sire ! justice !continua de crier Saint-Luc.

– Sire, dit le duc, punissez-moi d’avoirsauvé, ce matin, les amis de Votre Majesté, et d’avoir donné uneéclatante justice à votre cause, qui est la mienne.

– Et moi, reprit Saint-Luc, ne sepossédant plus, je te dis que la cause dont tu es est une causemaudite, et qu’où tu passes doit s’abattre sur tes pas la colère deDieu ! Sire ! sire ! votre frère a protégé nosamis : malheur à eux !

Le roi sentit passer en lui comme un frissonde terreur.

En ce moment même, on entendit au dehors unevague rumeur, puis des pas précipités, puis des interrogatoiresempressés.

Il se fit un grand, un profond silence.

Au milieu de ce silence, et comme si une voixdu ciel venait donner raison à Saint-Luc, trois coups, frappés aveclenteur et solennité, ébranlèrent la porte sous le poing vigoureuxde Crillon.

Une sueur froide inonda les tempes de Henri etbouleversa les traits de son visage.

– Vaincus ! s’écria-t-il ; mespauvres amis vaincus !

– Que vous disais-je, sire ? s’écriaSaint-Luc.

Le duc joignit les mains avec terreur.

– Vois-tu, lâche ! s’écria le jeunehomme avec un superbe effort, voilà comme les assassinats sauventl’honneur des princes ! Viens donc m’égorger aussi, je n’aipas d’épée !

Et il lança son gant de soie au visage duduc.

François poussa un cri de rage et devintlivide.

Mais le roi ne vit rien, n’entenditrien : il avait laissé tomber son front entre ses mains.

– Oh ! murmura-t-il, mes pauvresamis, ils sont vaincus, blessés ! Oh ! qui me donnerad’eux des nouvelles certaines ?

– Moi, sire, dit Chicot.

Le roi reconnut cette voix amie, et tendit sesbras en avant.

– Eh bien ? dit-il.

– Deux sont déjà morts, et le troisièmeva rendre le dernier soupir.

– Quel est ce troisième qui n’est pasencore mort ?

– Quélus, sire.

– Et où est-il ?

– À l’hôtel Boissy, où je l’ai faittransporter.

Le roi n’en écouta point davantage, ets’élança hors de l’appartement en poussant des crislamentables.

Saint-Luc avait conduit Diane chez son amie,Jeanne de Brissac, de là son retard à se présenter au Louvre.

Jeanne passa trois jours et trois nuits àveiller la malheureuse femme, en proie au plus atroce délire.

Le quatrième jour, Jeanne, brisée de fatigue,alla prendre un peu de repos ; mais, lorsqu’elle rentra, deuxheures après, dans la chambre de son amie, elle ne la trouvaplus.[4]

On sait que Quélus, le seul des troiscombattants défenseurs de la cause du roi qui ait survécu àdix-neuf blessures, mourut dans ce même hôtel de Boissy, où Chicotl’avait fait transporter, après une agonie de trente jours, etentre les bras du roi.

Henri fut inconsolable. Il fit faire à sestrois amis de magnifiques tombeaux, où ils étaient taillés enmarbre et dans leur grandeur naturelle.

Il fonda des messes à leur intention, lesrecommanda aux prières des prêtres, et ajouta à ses oraisonshabituelles ce distique, qu’il répéta toute sa vie après sesprières du matin et du soir :

Que Dieu reçoive en son giron

Quélus, Schomberg et Maugiron,

Pendant près de trois mois, Crillon garda àvue le duc d’Anjou, que le roi avait pris dans une haine profonde,et auquel il ne pardonna jamais.

On atteignit ainsi le mois de septembre,époque à laquelle Chicot, qui ne quittait pas son maître, et quieût consolé Henri, si Henri eût pu être consolé, reçut la lettresuivante, datée du prieuré de Beaune. Elle était écrite de la maind’un clerc.

« Cher seigneur Chicot,

« L’air est doux dans notre pays, et lesvendanges promettent d’être belles en Bourgogne, cette année.

« On dit que le roi, notre sire, à quij’ai sauvé la vie, à ce qu’il paraît, a toujours beaucoup dechagrin ; amenez-le au prieuré, cher monsieur Chicot, nous luiferons boire d’un vin de 1550, que j’ai découvert dans mon cellier,et qui est capable de faire oublier les plus grandesdouleurs ; cela le réjouira, je n’en doute point, car j’aitrouvé, dans les livres saints, cette phrase admirable :« Le bon vin réjouit le cœur de l’homme ! » C’esttrès beau en latin ; je vous le ferai lire. Venez donc, chermonsieur Chicot, venez avec le roi, venez avec M. d’Épernon,venez avec M. de Saint-Luc ; et vous verrez que nousengraisserons tous.

« Le révérend prieur DOM GORENFLOT, quise dit votre humble serviteur et ami.

« P.S. Vous direz au roi que je n’ai pasencore eu le temps de prier pour l’âme de ses amis, comme il mel’avait recommandé, à cause des embarras que m’a donnés moninstallation ; mais, aussitôt les vendanges faites, jem’occuperai certainement d’eux. »

– Amen ! dit Chicot, voilàde pauvres diables bien recommandés à Dieu !

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