La Dame de Monsoreau – Tome III

Chapitre 32L’assassinat.

Bussy, sans inquiétude et sans hésitation,avait été reçu sans crainte par Diane, qui croyait être sûre del’absence de son mari.

Jamais la belle jeune femme n’avait été sijoyeuse ; jamais Bussy n’avait été si heureux ; danscertain moment, dont l’âme ou plutôt l’instinct conservateur senttoute la gravité, l’homme unit ses facultés morales à tout ce queses sens peuvent lui fournir de ressources physiques, il seconcentre et se multiplie. Il aspire de toutes ses forces la vie,qui peut lui manquer d’un moment à l’autre, sans qu’il devine parquelle catastrophe elle lui manquerait.

Diane, émue, et d’autant plus émue qu’ellecherchait à cacher son émotion, Diane, émue des craintes de celendemain menaçant, paraissait plus tendre, parce que la tristesse,tombant au fond de tout amour, donne à cet amour le parfum depoésie qui lui manquait ; la véritable passion n’est pointfolâtre, et l’œil d’une femme sincèrement éprise est plus souventhumide que brillant.

Aussi débuta-t-elle par arrêter l’amoureuxjeune homme. Ce qu’elle avait à lui dire, ce soir-là, c’est que savie était sa vie ; ce qu’elle avait à débattre avec lui,c’était les plus sûrs moyens de fuir. Car ce n’était pas le toutque de vaincre, il fallait, après avoir vaincu, fuir la colère duroi ; car jamais Henri, c’était probable, ne pardonnerait auvainqueur la défaite ou la mort de ses favoris.

– Et puis, disait Diane, le bras passéautour du cou de Bussy et dévorant des yeux le visage de son amant,n’es-tu pas le plus brave de France ? Pourquoi mettrais-tu unpoint d’honneur à augmenter ta gloire ? Tu es déjà sisupérieur aux autres hommes, qu’il n’y aurait pas de générosité àtoi de vouloir te grandir encore. Tu ne veux pas plaire aux autresfemmes, car tu m’aimes, et tu craindrais de me perdre à jamais,n’est-ce pas, Louis ? Louis, défends ta vie. Je ne te dispas : « Songe à la mort, » car il me semble qu’iln’existe pas au monde un homme assez fort, assez puissant pour tuermon Louis autrement que par trahison ; mais songe auxblessures : on peut être blessé, tu le sais bien, puisquec’est à une blessure reçue en combattant contre ces mêmes hommesque je dois de te connaître.

– Sois tranquille, dit Bussy en riant, jegarderai le visage ; je ne veux pas être défiguré.

– Oh ! garde ta personne toutentière. Qu’elle te soit sacrée, mon Bussy, comme si toi, c’étaitmoi. Songe à la douleur que tu éprouverais si tu me voyais revenirblessée et sanglante ; eh bien, la même douleur que turessentirais, je l’éprouverais en voyant ton sang. Sois prudent,mon lion trop courageux, voilà tout ce que je te recommande. Faiscomme ce Romain dont tu me lisais l’histoire pour me rassurerl’autre jour. Oh ! imite-le bien ; laisse tes trois amisfaire leur combat, porte-toi au secours du plus menacé ; mais,si deux hommes, si trois hommes t’attaquent à la fois, fuis ;tu te retourneras comme Horace, et tu les tueras les uns après lesautres, et à distance.

– Oui, ma chère Diane, dit Bussy.

– Oh ! tu me réponds sansm’entendre, Louis ; tu me regardes, et tu ne m’écoutespas !

– Oui, mais je te vois, et tu es bienbelle !

– Ce n’est point de ma beauté qu’ils’agit en ce moment, mon Dieu ! il s’agit de toi, de ta vie,de notre vie ; tiens, c’est bien affreux ce que je vais tedire, mais je veux que tu le saches, cela te rendra, non pas plusfort, mais plus prudent. Eh bien, j’aurai le courage de voir ceduel !

– Toi ?

– J’y assisterai.

– Comment cela ? impossible,Diane.

– Non ! écoute : il y a, tusais, dans la chambre à côté de celle-ci, une fenêtre qui donne surune petite cour, et qui regarde de biais l’enclos desTournelles.

– Oui, je me le rappelle ; cettefenêtre élevée de vingt pieds à peu près, et qui domine un treillisde fer, aux pointes duquel, l’autre jour, je faisais tomber du painque les oiseaux venaient prendre.

– De là, comprends-tu ? Bussy, je teverrai. Surtout, place-toi de manière que je te voie ; tusauras que je suis là, tu pourras me voir moi-même. Mais non,insensée que je suis, ne me regarde pas, car ton ennemi peutprofiter de ta distraction.

– Et me tuer, n’est-ce pas ? tandisque j’aurais les yeux fixés sur toi. Si j’étais condamné, et qu’onme laissât le choix de la mort, Diane, ce serait celle-là que jechoisirais.

– Oui, mais tu n’es pas condamné, mais ilne s’agit pas de mourir ; il s’agit de vivre au contraire.

– Et je vivrai, sois tranquille ;d’ailleurs, je suis bien secondé, crois-moi, tu ne connais pas mesamis ; mais je les connais. Antraguet tire l’épée commemoi ; Ribérac est froid sur le terrain, et semble n’avoir devivant que les yeux avec lesquels il dévore son adversaire et lebras avec lequel il le frappe ; Livarot brille par une agilitéde tigre. La partie est belle, crois-moi, Diane, trop belle. Jevoudrais courir plus de danger pour avoir plus de mérite.

– Eh bien, je te crois, cher ami, et jesouris, car j’espère ; mais écoute-moi, et promets-moi dem’obéir.

– Oui, pourvu que tu ne m’ordonnes pas dete quitter.

– Eh bien, justement j’en appelle à taraison.

– Alors il ne fallait pas me rendrefou.

– Pas de concetti, mon beau gentilhomme,de l’obéissance ; c’est en obéissant que l’on prouve sonamour.

– Ordonne alors.

– Cher ami, tes yeux sont fatigués ;il te faut une bonne nuit : quitte-moi.

– Oh ! déjà !

– Je vais faire ma prière, et tum’embrasseras.

– Mais c’est toi qu’on devrait priercomme on prie les anges.

– Et crois-tu donc que les anges neprient pas Dieu ? dit Diane en s’agenouillant.

Et, du fond du cœur, avec des regards quisemblaient, à travers le plafond, aller chercher Dieu sous lesvoûtes azurées du ciel :

– Seigneur, dit-elle, si tu veux que taservante vive heureuse et ne meure pas désespérée, protège celuique tu as poussé sur mon chemin, pour que je l’aime et que jen’aime que lui.

Elle achevait ces paroles, Bussy se baissaitpour l’envelopper de son bras et ramener son visage à la hauteur deses lèvres, quand tout à coup une vitre de la fenêtre vola enéclats : puis la fenêtre elle-même, et trois hommes armésparurent sur le balcon, tandis que le quatrième enfourchait labalustrade.

Celui-là avait le visage couvert d’un masque,et tenait dans la main gauche un pistolet, de l’autre une épéenue.

Bussy demeura un instant immobile et glacé parle cri épouvantable que poussa Diane en s’élançant à son cou.

L’homme au masque fit un signe, et ses troiscompagnons avancèrent d’un pas ; un de ces trois hommes étaitarmé d’une arquebuse.

Bussy, d’un même mouvement, écarta Diane avecla main gauche, tandis que de la droite il tirait son épée.

Puis, se repliant sur lui-même, il l’abaissalentement et sans perdre de vue ses adversaires.

– Allez, allez, mes braves, dit une voixsépulcrale qui sortit de dessous le masque de velours, il est àmoitié mort, la peur l’a tué.

– Tu te trompes, dit Bussy, je n’aijamais peur !

Diane fit un mouvement pour se rapprocher delui.

– Rangez-vous, Diane ! dit-il avecfermeté.

Mais Diane, au lieu d’obéir, se jeta uneseconde fois à son cou.

– Vous allez me faire tuer, madame !dit-il.

Diane s’éloigna, le démasquant entièrement.Elle comprenait qu’elle ne pouvait venir en aide à son amant qued’une seule manière : c’était en obéissant passivement.

– Ah ! ah ! dit la voix sombre,c’est bien M. de Bussy ; je ne le voulais pascroire, niais que je suis ! Vraiment, quel ami, quel bon etexcellent ami !

Bussy se taisait, tout en mordant ses lèvres,et en examinant tout autour de lui quels seraient ses moyens dedéfense quand il faudrait en venir aux mains.

– Il apprend, continua la voix avec uneintonation railleuse que rendait encore plus terrible sa vibrationprofonde et sombre, il apprend que le grand veneur est absent,qu’il a laissé sa femme seule, que cette femme peut avoirpeur ; et il vient lui tenir compagnie ; et quandcela ? la veille d’un duel. Je le répète, quel bon etexcellent ami que le seigneur de Bussy !

– Ah ! c’est vous, monsieur deMonsoreau ! dit Bussy. Bon ! jetez votre masque.Maintenant je sais à qui j’ai affaire.

– Ainsi ferai-je, répliqua le grandveneur.

Et il jeta loin de lui le loup de veloursnoir.

Diane poussa un faible cri. La pâleur du comteétait celle d’un cadavre, tandis que son sourire était celui d’undamné.

– Çà, finissons, monsieur ! ditBussy ; je n’aime pas les façons bruyantes, et c’était bonpour les héros d’Homère, qui étaient des demi-dieux, de parleravant de se battre ; moi, je suis un homme, seulement je suisun homme qui n’a pas peur, attaquez-moi ou laissez-moi passer.

Monsoreau répondit par un rire sourd etstrident qui fit tressaillir Diane, mais qui provoqua chez Bussy laplus bouillante colère.

– Passage, voyons ! répéta le jeunehomme, dont le sang, qui un instant avait reflué vers son cœur, luimontait aux tempes.

– Oh ! oh ! fit Monsoreau,passage ; comment dites-vous cela, monsieur deBussy ?

– Alors, croisez donc le fer, etfinissons-en ! dit le jeune homme ; j’ai besoin derentrer chez moi, et je demeure loin.

– Vous étiez venu pour coucher ici,monsieur, dit le grand veneur, et vous y coucherez.

Pendant ce temps, la tête de deux autreshommes apparaissait à travers les barres du balcon, et ces deuxhommes, enjambant la balustrade, vinrent se placer près de leurscamarades.

– Quatre et deux font six, ditBussy ; où sont les autres ?

– Ils sont à la porte et attendent, ditle grand veneur.

Diane tomba sur ses genoux, et, quelque effortqu’elle fit, Bussy entendit ses sanglots.

Il jeta un coup d’œil rapide sur elle, puisramenant son regard vers le comte :

– Mon cher monsieur, dit-il après avoirréfléchi une seconde, vous savez que je suis un hommed’honneur.

– Oui, dit Monsoreau, vous êtes un hommed’honneur, comme madame est une femme chaste.

– Bien, monsieur, répondit Bussy enfaisant un léger mouvement de tête de haut en bas ; c’est vif,mais c’est mérité, et tout cela se payera ensemble. Seulement,comme j’ai demain partie liée avec quatre gentilshommes que vousconnaissez, et qu’ils ont la priorité sur vous, je réclame la grâcede me retirer ce soir, en vous engageant ma parole de me retrouveroù et quand vous voudrez.

Monsoreau haussa les épaules.

– Écoutez, dit Bussy, je jure Dieu,monsieur, que, lorsque j’aurai satisfaitMM. de Schomberg, d’Épernon, Quélus et Maugiron, je seraià vous, tout à vous et rien qu’à vous. S’ils me tuent, oh bien,vous serez payé par leurs mains, voilà tout ; si, aucontraire, je me trouve en fonds pour vous payer moi-même….

Monsoreau se retourna vers ses gens.

– Allons ! leur dit-il, sus, mesbraves !

– Ah ! dit Bussy, je me trompais, cen’est plus un duel, c’est un assassinat.

– Parbleu ! fit Monsoreau.

– Oui, je le vois : nous nous étionstrompés tous deux l’un à l’égard de l’autre ; mais, songez-y,monsieur, le duc d’Anjou prendra mal la chose.

– C’est lui qui m’envoie, ditMonsoreau.

Bussy frissonna, Diane leva les mains au cielavec un gémissement.

– En ce cas, dit le jeune homme, j’enappelle à Bussy tout seul. Tenez-vous bien, mes braves !

Et, d’un tour de main, il renversa leprie-Dieu, attira à lui une table, et jeta sur le tout unechaise ; de sorte qu’il avait, en une seconde, improvisé commeun rempart entre lui et ses ennemis.

Ce mouvement avait été si rapide, que la ballepartie de l’arquebuse ne frappa que le prie-Dieu, dans l’épaisseurduquel elle se logea en s’amortissant ; pendant ce temps,Bussy abattait une magnifique crédence du temps de François 1er, etl’ajoutait à son retranchement.

Diane se trouva cachée par ce derniermeuble ; elle comprenait qu’elle ne pouvait aider Bussy que deses prières, et elle priait.

Bussy jeta un coup d’œil sur elle, puis surles assaillants, puis sur son rempart improvisé.

– Allez maintenant, dit-il ; maisprenez garde, mon épée pique.

Les braves, poussés par Monsoreau, firent unmouvement vers le sanglier qui les attendait, replié sur lui-mêmeet les yeux ardents ; l’un d’eux allongea même la main vers leprie-Dieu pour l’attirer à lui ; mais, avant que sa main eûttouché le meuble protecteur, l’épée de Bussy, passant par unemeurtrière, avait pris le bras dans toute sa longueur, et l’avaitpercé depuis la saignée jusqu’à l’épaule.

L’homme poussa un cri, et se recula jusqu’à lafenêtre.

Bussy entendit alors des pas rapides dans lecorridor, et se crut pris entre deux feux. Il s’élança vers laporte pour en pousser les verrous ; mais, avant qu’il l’eûtatteinte, elle s’ouvrit.

Le jeune homme fit un pas en arrière pour semettre en défense à la fois contre ses anciens et contre sesnouveaux ennemis.

Deux hommes se précipitèrent par cetteporte.

– Ah ! cher maître ! cria unevoix bien connue, arrivons-nous à temps ?

– Remy ! dit le comte.

– Et moi ! cria une secondevoix ; il paraît que l’on assassine ici ?

Bussy reconnut cette voix, et poussa unrugissement de joie.

– Saint-Luc ! dit-il.

– Moi-même.

– Ah ! ah ! dit Bussy, je croismaintenant, cher monsieur de Monsoreau, que vous ferez bien de nouslaisser passer, car maintenant, si vous ne vous rangez pas, nouspasserons sur vous.

– Trois hommes à moi ! criaMonsoreau.

Et l’on vit trois nouveaux assaillantsapparaître au-dessus de la balustrade.

– Ah çà, mais ils ont donc unearmée ? dit Saint-Luc.

– Mon Dieu, Seigneur, protégez-le !priait Diane.

– Infâme ! cria Monsoreau.

Et il s’avança pour frapper Diane.

Bussy vit le mouvement. Agile comme un tigre,il sauta d’un bond par-dessus le retranchement ; son épéerencontra celle de Monsoreau, puis il se fendit, et le toucha à lagorge ; mais la distance était trop grande : il en futquitte pour une écorchure.

Cinq ou six hommes fondirent à la fois surBussy.

Un de ces hommes tomba sous l’épée deSaint-Luc.

– En avant ! cria Remy.

– Non pas en avant, dit Bussy ; aucontraire, Remy, prends et emporte Diane.

Monsoreau poussa un rugissement, et arracha unpistolet des mains d’un des nouveaux venus.

Remy hésitait.

– Mais vous ? dit-il.

– Enlève ! enlève ! cria Bussy.Je te la confie.

– Mon Dieu ! murmura Diane, monDieu ! secourez-le !

– Venez, madame, dit Remy.

– Jamais ; non, jamais je nel’abandonnerai !

Remy l’enleva entre ses bras.

– Bussy, cria Diane ; Bussy, àmoi ! au secours !

La pauvre femme était folle, elle nedistinguait plus ses amis de ses ennemis ; tout ce quil’écartait de Bussy lui était fatal et mortel.

– Va, va, dit Bussy ; je terejoins.

– Oui, hurla Monsoreau ; oui, tu larejoindras, je l’espère.

Bussy vit le Haudouin osciller, puiss’affaisser sur lui-même, et presque aussitôt tomber en entraînantDiane.

Bussy jeta un cri, et se retournant :

– Ce n’est rien, maître, dit Remy ;c’est moi qui ai reçu la balle ; elle est sauve.

Trois hommes se jetèrent sur Bussy ; aumoment où il se retournait, Saint-Luc passa entre Bussy et lestrois hommes ; un des trois tomba.

Les deux autres reculèrent.

– Saint-Luc, dit Bussy ; Saint-Luc,par celle que tu aimes, sauve Diane !

– Mais toi ?

– Moi, je suis un homme.

Saint-Luc s’élança vers Diane, déjà relevéesur ses genoux, la prit entre ses bras et disparut avec elle par laporte.

– À moi ! cria Monsoreau, à moi,ceux de l’escalier !

– Ah ! scélérat ! cria Bussy.Ah ! lâche !

Monsoreau se retira derrière ses hommes.

Bussy tira un revers et poussa un coup depointe ; du premier, il fendit une tête par la tempe ; dusecond, il troua une poitrine.

– Cela déblaye, dit-il.

Puis il revint dans son retranchement.

– Fuyez, maître, fuyez ! murmuraRemy.

– Moi ! fuir… fuir devant desassassins !

Puis, se penchant vers le jeunehomme :

– Il faut que Diane se sauve, luidit-il ; mais toi, qu’as-tu ?

– Prenez garde ! dit Remy, prenezgarde !

En effet, quatre hommes venaient de s’élancerpar la porte de l’escalier. Bussy se trouvait pris entre deuxtroupes.

Mais il n’eut qu’une pensée.

– Et Diane ! cria-t-il,Diane !

Alors, sans perdre une seconde, il s’élançasur ces quatre hommes ; pris au dépourvu, deux tombèrent, unblessé, un mort.

Puis, comme Monsoreau avançait, il fit un pasde retraite, et se trouva derrière son rempart.

– Poussez les verrous, cria Monsoreau,tournez la clef, nous le tenons, nous le tenons !

Pendant ce temps, par un dernier effort, Remys’était traîné jusque devant Bussy ; il venait ajouter soncorps à la masse du retranchement.

Il y eut une pause d’un instant.

Bussy, les jambes fléchies, le corps collé àla muraille, le bras plié, la pointe en arrêt, jeta un rapideregard autour de lui.

Sept hommes étaient couchés à terre, neufrestaient debout.

Bussy les compta des yeux.

Mais, en voyant reluire neuf épées, enentendant Monsoreau encourager ses hommes, en sentant ses piedsclapoter dans le sang, ce vaillant, qui n’avait jamais connu lapeur, vit comme l’image de la mort se dresser au fond de la chambreet l’appeler avec son morne sourire.

– Sur neuf, dit-il, j’en tuerai bien cinqencore ; mais les quatre autres me tueront. Il me reste desforces pour dix minutes de combat ; eh bien, faisons, pendantles dix minutes, ce que jamais homme ne fit ni ne fera.

Alors, détachant son manteau, dont ilenveloppa son bras gauche comme d’un bouclier, il fit un bondjusqu’au milieu de la chambre, comme s’il eût été indigne de sarenommée de combattre plus longtemps à couvert.

Là, il rencontra un fouillis dans lequel sonépée glissa comme une vipère dans sa couvée ; trois fois ilvit jour et allongea le bras dans ce jour ; trois fois ilentendit crier le cuir des baudriers ou le buffle des justaucorps,et trois fois un filet de sang tiède coula jusque sur sa maindroite par la rainure de la lame.

Pendant ce temps, il avait paré vingt coups detaille ou de pointe avec son bras gauche. Le manteau étaithaché.

La tactique des assassins changea en voyanttomber deux hommes et se retirer le troisième : ilsrenoncèrent à faire usage de l’épée, les uns tombèrent sur lui àcoups de crosse de mousquet, les autres tirèrent sur lui leurspistolets, dont ils ne s’étaient pas encore servis et dont il eutl’adresse d’éviter les balles, soit en se jetant de côté, soit ense baissant. Dans cette heure suprême, tout son être semultipliait, car, non seulement il voyait, entendait et agissait,mais encore il devinait presque la plus subite et la plus secrètepensée de ses ennemis ; Bussy enfin était dans un de cesmoments où la créature atteint l’apogée de la perfection ; ilétait moins qu’un dieu, parce qu’il était mortel, mais il étaitcertes plus qu’un homme.

Alors il pensa que tuer Monsoreau ce devaitmettre fin au combat : il le chercha donc des yeux parmi sesassassins ; mais celui-ci, aussi calme que Bussy était animé,chargeait les pistolets de ses gens, ou, les prenant tout chargésde leurs mains, tirait tout en se tenant masqué derrière sesspadassin.

Mais c’était chose facile pour Bussy que defaire une trouée ; il se jeta au milieu des sbires, quis’écartèrent, et se trouva face à face avec Monsoreau.

En ce moment, celui-ci, qui tenait un pistolettout armé, ajusta Bussy et fit feu.

La balle rencontra la lame de l’épée, et labrisa à six pouces au-dessous de la poignée,

– Désarmé ! cria Monsoreau,désarmé !

Bussy fit un pas de retraite, et, en reculant,ramassa sa lame brisée.

En une seconde, elle fut soudée à son poignetavec son mouchoir.

Et la bataille recommença, présentant cespectacle prodigieux d’un homme presque sans armes, mais aussipresque sans blessures, épouvantant six hommes bien armés et sefaisant un rempart de dix cadavres.

La lutte recommença et redevint plus terribleque jamais ; tandis que les gens de Monsoreau se ruaient surBussy, Monsoreau, qui avait deviné que le jeune homme cherchait unearme par terre, tirait à lui toutes celles qui pouvaient être à saportée.

Bussy était entouré ; le tronçon de salame, ébréché, tordu, émoussé, vacillait dans sa main ; lafatigue commençait à engourdir son bras ; il regardait autourde lui, quand un des cadavres, ranimé, se relève sur ses genoux,lui met aux mains une longue et forte rapière.

Ce cadavre, c’était Remy, dont le derniereffort était un dévouement.

Bussy poussa un cri de joie, et bondit enarrière, afin de dégager sa main de son mouchoir et de sedébarrasser du tronçon devenu inutile.

Pendant ce temps, Monsoreau s’approcha de Remyet lui déchargea, à bout portant, son pistolet dans la tête.

Remy tomba le front fracassé, et, cette fois,pour ne plus se relever.

Bussy jeta un cri, ou plutôt poussa unrugissement.

Les forces lui étaient revenues avec lesmoyens de défense ; il fit siffler son épée en cercle, abattitun poignet à droite et ouvrit une joue à gauche.

La porte se trouvait dégagée par ce doublecoup.

Agile et nerveux, il s’élança contre elle etessaya de l’enfoncer avec une secousse qui ébranla le mur. Mais lesverrous lui résistèrent.

Épuisé de l’effort, Bussy laissa retomber sonbras droit, tandis que, du gauche, il essayait de tirer les verrousderrière lui, tout en faisant face à ses adversaires.

Pendant cette seconde, il reçut un coup de feuqui lui perça la cuisse et deux coups d’épée lui entamèrent lesflancs.

Mais il avait tiré les verrous et tourné laclef.

Hurlant et sublime de fureur, il foudroya d’unrevers le plus acharné des bandits, et, se fendant sur Monsoreau,il le toucha à la poitrine.

Le grand veneur vociféra une malédiction.

– Ah ! dit Bussy en tirant la porte,je commence à croire que j’échapperai.

Les quatre hommes jetèrent leurs armes ets’accrochèrent à Bussy : ils ne pouvaient l’atteindre avec lefer, tant sa merveilleuse adresse le faisait invulnérable ;ils tentèrent de l’étouffer.

Mais à coups de pommeau d’épée, mais à coupsde taille, Bussy les assommait, les hachait sans relâche. Monsoreaus’approcha deux fois du jeune homme et fut touché deux foisencore.

Mais trois hommes s’attachèrent à la poignéede son épée et la lui arrachèrent des mains.

Bussy ramassa un trépied de bois sculpté quiservait de tabouret, frappa trois coups, abattit deux hommes ;mais le trépied se brisa sur l’épaule du dernier, qui restadebout.

Celui-là lui enfonça sa dague dans lapoitrine.

Bussy le saisit au poignet, arracha la dague,et, la retournant contre son adversaire, il le força de sepoignarder lui-même.

Le dernier sauta par la fenêtre.

Bussy fit deux pas pour le poursuivre ;mais Monsoreau, étendu parmi les cadavres, se releva à son tour etlui ouvrit le jarret d’un coup de couteau.

Le jeune homme poussa un cri, chercha des yeuxune épée, ramassa la première venue, et la plongea sivigoureusement dans la poitrine du grand veneur, qu’il le cloua auparquet.

– Ah ! s’écria Bussy, je ne sais passi je mourrai ; mais, du moins, je t’aurai vumourir !

Monsoreau voulut répondre ; mais ce futson dernier soupir qui passa par sa bouche entr’ouverte.

Bussy alors se traîna vers le corridor, ilperdait tout son sang par sa blessure de la cuisse et surtout parcelle du jarret.

Il jeta un dernier regard derrière lui.

La lune venait de sortir brillante d’un nuage,sa lumière entrait dans cette chambre inondée de sang ; ellevint se mirer aux vitres et illuminer les murailles hachées par lescoups d’épées, trouées par les balles, effleurant au passage lespâles visages des morts, qui, pour la plupart, avaient conservé enexpirant le regard féroce et menaçant de l’assassin.

Bussy, à la vue de ce champ de bataille peuplépar lui, tout blessé, tout mourant qu’il était, se sentit pris d’unorgueil sublime.

Comme il l’avait dit, il avait fait cequ’aucun homme n’aurait pu faire.

Il lui restait maintenant à fuir, à sesauver ; mais il pouvait fuir, car il fuyait devant lesmorts.

Mais tout n’était pas fini pour le malheureuxjeune homme.

En arrivant sur l’escalier, il vit reluire desarmes dans la cour ; un coup de feu partit : la balle luitraversa l’épaule.

La cour était gardée.

Alors il songea à cette petite fenêtre parlaquelle Diane lui promettait de regarder le combat du lendemain,et, aussi rapidement qu’il put, il se traîna de ce côté.

Elle était ouverte, en encadrant un beau cielparsemé d’étoiles. Bussy referma et verrouilla la porte derrièrelui ; puis il monta sur la fenêtre à grand’peine, enjamba larampe, et mesura des yeux la grille de fer, afin de sauter del’autre côté.

– Oh ! je n’aurai jamais laforce ! murmura-t-il.

Mais, en ce moment, il entendit des pas dansl’escalier ; c’était la seconde troupe qui montait.

Bussy était hors de défense ; il rappelatoutes ses forces. S’aidant de la seule main et du seul pied dontil pût se servir encore, il s’élança.

Mais, en s’élançant, la semelle de sa botteglissa sur la pierre.

Il avait tant de sang aux pieds !

Il tomba sur les pointes du fer : lesunes pénétrèrent dans son corps, les autres s’accrochèrent à seshabits, et il demeura suspendu.

En ce moment, il pensa au seul ami qui luirestât au monde.

– Saint-Luc ! cria-t-il, àmoi ! Saint-Luc ! à moi !

– Ah ! c’est vous, monsieur deBussy ? dit tout à coup une voix sortant d’un massifd’arbres ?

Bussy tressaillit. Cette voix n’était pascelle de Saint-Luc.

– Saint-Luc ! cria-t-il de nouveau,à moi ! à moi ! ne crains rien pour Diane. J’ai tué leMonsoreau !

Il espérait que Saint-Luc était caché auxenvirons, et viendrait à cette nouvelle.

– Ah ! le Monsoreau est tué ?dit une autre voix.

– Oui.

– Bien.

Et Bussy vit deux hommes sortir dumassif ; ils étaient masqués tous deux.

– Messieurs, dit Bussy, messieurs, au nomdu ciel, secourez un pauvre gentilhomme qui peut échapper encore,si vous le secourez.

– Qu’en pensez-vous, monseigneur ?demanda à demi-voix un des deux inconnus.

– Imprudent ! dit l’autre.

– Monseigneur ! s’écria Bussy, quiavait entendu, tant l’acuité de ses sens s’était augmentée dudésespoir de sa situation ; monseigneur ! délivrez-moi,et je vous pardonnerai de m’avoir trahi !

– Entends-tu ? dit l’hommemasqué.

– Qu’ordonnez-vous ?

– Eh bien, que tu le délivres.

Puis il ajouta avec un rire que cacha sonmasque :

– De ses souffrances….

Bussy tourna la tête du côté par où venait lavoix qui osait parler avec un accent railleur dans un pareilmoment.

– Oh ! je suis perdu !murmura-t-il.

En effet, au même moment, le canon d’unearquebuse se posa sur sa poitrine, et le coup partit.

La tête de Bussy retomba sur son épaule ;ses mains se roidirent.

– Assassin ! dit-il, soismaudit !

Et il expira en prononçant le nom deDiane.

Les gouttes de son sang tombèrent du treillissur celui qu’on avait appelé monseigneur.

– Est-il mort ? crièrent plusieurshommes qui, après avoir enfoncé la porte, apparaissaient à lafenêtre.

– Oui, cria Aurilly, mais fuyez ;songez que monseigneur le duc d’Anjou était le protecteur et l’amide M. de Bussy.

Les hommes n’en demandèrent pasdavantage ; ils disparurent. Le duc entendit le bruit de leurspas s’éloigner, décroître et se perdre.

– Maintenant, Aurilly, dit l’autre hommemasqué, monte dans cette chambre, et jette-moi par la fenêtre lecorps du Monsoreau.

Aurilly monta, reconnut, parmi ce nombre inouïde cadavres, le corps du grand veneur, le chargea sur ses épaules,et, comme le lui avait ordonné son compagnon, il jeta par lafenêtre le corps, qui, en tombant, vint à son tour éclabousser deson sang les habits du duc d’Anjou.

François fouilla sous le justaucorps du grandveneur et en tira l’acte d’alliance signé de sa royale main.

– Voilà ce que je cherchais,dit-il ; nous n’avons plus rien à faire ici.

– Et Diane ! demanda Aurilly, de lafenêtre.

– Ma foi ! je ne suis plusamoureux ; et, comme elle ne nous a pas reconnus, détache-la,détache aussi Saint-Luc, et que tous deux s’en aillent où ilsvoudront.

Aurilly disparut.

– Je ne serai pas roi de France de cecoup-ci encore, dit le duc en déchirant l’acte en morceaux. Mais,de ce coup-ci non plus, je ne serai pas encore décapité pour causede haute trahison.

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