La Fin de Fausta

Chapitre 20STOCCO ET LA GORELLE

Déjà le prodigieux effet produit par la royale générosité deConcini s’effaçait. La Gorelle se ressaisissait. Son insatiablecupidité reprenait le dessus. Un instant éblouie, elle se lamentaitdéjà :

« Ouais ! il me semble qu’ils ont plus besoin de moique je n’ai besoin d’eux !… Je suis une sotte, unebalourde !… J’aurais dû réclamer cent mille livres !… Ilaurait tout aussi bien doublé la somme… pour ce que l’argent luicoûte, à ce ruffian !… Jésus ! je me suis stupidementpillée moi-même !… Cent mille livres que je perds par maniaise discrétion !… Je ne survivrai pas à ce désastre… àmoins que je ne réussisse à le réparer… tout au moins enpartie !… »

Et, tout haut, elle gémit lamentablement :

– Quelques semaines, mais c’est ma mort assurée !…Vous oubliez, monseigneur, que je suis pauvre, plus pauvre que leJob des saintes Écritures !… Je vais crever de faim, attenduque je n’aurai jamais le front de retourner chezMme la duchesse pendant ce temps.

– Qu’à cela ne tienne, intervint Léonora avec vivacité,vous logerez ici, chez nous. Je vous prends à mon service.

– Aux mêmes gages que me donnait Mme laduchesse ?

Toute à son idée fixe, aveuglée par son incroyable rapacité, LaGorelle ne s’apercevait pas qu’elle était en train de s’enferrer,de commettre une imprudence qui pouvait avoir les plus funestesconséquences pour elle. Pour quelques misérables centaines delivres qu’elle espérait lui extorquer, elle allait au-devant dudésir de Léonora qui, tout comme Fausta, voulait la garder sous lamain, et elle se livrait à elle pieds et poings liés.

Souriant d’un sourire inquiétant, qui eût dû la mettre en garde,Léonora, enchantée de voir qu’elle venait d’elle-même là où ellevoulait l’amener, n’hésita pas plus que n’avait hésité Concini.

– Je ne veux pas être moins généreuse que mon époux,dit-elle. Je double les gages que vous receviez chezMme de Sorrientès. Combien vousdonnait-elle ?

– Le lit et la table, plus cent cinquante livres par mois,plus les hardes qu’elle m’abandonnait, plus quelques menuesgratifications, par-ci, par-là, mentit effrontément La Gorelle.

– Eh bien, promit Léonora sans sourciller, je vous donneraitrois cents livres par mois, plus le reste. Et je veux y ajouter unpetit présent : puisque vous êtes si misérable, le jour oùvous prendrez votre service, vous trouverez dans votre chambre cinqcents livres que je vous donne pour que vous ne soyez pas démunied’argent.

De ce coup d’œil qui était le sien, Léonora l’avait jugée. Elleavait calculé qu’elle ne saurait pas résister à la tentation detoucher le plus vite possible les cinq cents livres qu’elle luipromettait. En effet, La Gorelle donna tête baissée dans lepanneau :

– Si vous voulez bien le permettre, madame, ce seraaujourd’hui même, dit-elle vivement.

– Comme vous voudrez, acquiesça Léonora d’un airindifférent.

– Je vais profiter d’une absence deMme de Sorrientès pour aller chercher quelquesmenus objets auxquels je tiens et, dans une heure, je suis deretour, promit joyeusement la mégère.

– Allez, ma bonne, allez, autorisa Léonora avec la mêmeindifférence affectée. À votre retour, vous trouverez votre chambreprête… et vos cinq cents livres sur la table.

La Gorelle s’inclina devant eux dans une révérence qui étaitpresque un agenouillement et se glissa vers la sortie.

À peine avait-elle tourné le dos que la tête de Stocco semontrait entre les plis de la tenture écartée. Du regard, ilinterrogeait sa maîtresse qui, du bout des lèvres, laissa tombercet ordre donné d’une voix si basse qu’il le devina plutôt qu’il nel’entendit.

– Suis-la et ne la lâche pas d’une semelle.

Stocco laissa retomber la portière et se précipita. Avec unsourire étrangement équivoque, il songeait :

– Corpo di Cristo, je fais mieux que de lasuivre : je l’accompagne !… Une femme qui, demainpeut-être, sera riche de cent mille livres, Dio birbante,c’est à soigner !… J’ai peut-être eu tort de la rudoyer commeje l’ai fait !…

La Gorelle, dès qu’elle y mit le pied, le trouva dansl’antichambre où il paraissait attendre. Il vint à elle, empressé,la bouche fendue jusqu’aux oreilles par un rictus qui prétendaitêtre un gracieux sourire, sinistre dans son amabilité intéressée.Il s’informa avec sollicitude :

– Eh bien, ma mignonne, il paraît que ce que vous aviez àdire était sérieux ?

– Comment le savez-vous ? s’étonna-t-elle.

Il sourit d’un air entendu. Et levant les épaules :

– Si vos révélations avaient été sans importance, j’auraisété appelé et chargé de vous reconduire. Du moment qu’il n’en arien été, que vous sortez librement, c’est que monseigneur n’a pasperdu son temps avec vous.

– Vous pouvez même dire que je lui ai rendu un signaléservice, triompha La Gorelle.

– Je n’en ai jamais douté.

Il donnait cette assurance avec un aplomb imperturbable.Malheureusement, sans s’en apercevoir, il le disait aussi avec sonhabituel air de sarcasme qui le rendait profondément antipathiqueet qui avait fini par devenir chez lui comme son air véritable.Elle crut qu’il raillait, qu’il doutait. Et prenant un airpincé :

– À preuve, dit-elle, que Mme la maréchaleme prend à son service, que je cours de ce pas chercher mes nippeset que dans une heure au plus tard je reviens à la maison, dont jefais partie maintenant.

– J’en suis enchanté pour vous ! protesta Stocco.Oh ! la maison est bonne, vous verrez !… Mais puisquevous faites partie de la maison, je m’en voudrais à mort de laisserune jolie fille comme vous s’en aller par les rues, seule, sansdéfense, exposée aux entreprises de mauvais galants qui nerespectent ni l’innocence ni la vertu.

Et, retroussant sa moustache d’un geste qu’il croyait conquérantet qui n’était que bravache, lui décochant une œillade qui avait laprétention d’être assassine et qui n’était queterrifiante :

– Je vous accompagne, ma mignonne ! Si quelqu’un sepermet de manquer au respect qui est dû à une douce colombe telleque vous, c’est à Stocco qu’il aura affaire.

Dire la stupeur de La Gorelle, en entendant ce langage, nousparaît impossible. Elle s’arrêta. D’instinct, elle chercha, desyeux, autour d’elle, à qui pouvaient bien s’adresser ces tendresappellations : « Ma mignonne, douce colombe. » Ellese vit seule avec Stocco qui continuait à rouler des yeuxlangoureux et à prendre des poses qu’il croyait irrésistibles. Illui fallut bien admettre que tout cela : œillades, soupirs,attitudes et langage fleuri – si nous osons dire – s’adressait àelle, bien à elle seule.

Certes, l’idée ne pouvait pas lui venir que Stocco avaitassisté, invisible, à son entretien avec Concini et Léonora et quece qu’il se dépêchait de courtiser en elle, c’étaient les centmille livres que Concini lui avait promises et qu’il savait bienqu’il lui donnerait scrupuleusement. Mais elle était méfiante endiable. Sans soupçonner la vérité, elle flaira d’instinct lamanigance. Elle se tint sur ses gardes, et railla :

– Ouais ! vous chantiez sur un autre ton, tout àl’heure, quand vous menaciez de me caresser les côtes à coups detrique, que vous m’ordonniez de me tenir à quatre pas derrière vouspour qu’on ne vous crût pas en compagnie d’une mégère de mon acabitet que vous me présentiez à monseigneur comme une vieilletruie !

– Ai-je dit truie ?… Oui ?… Disgraziato dime, je parle si mal le français !

– Vous l’avez dit en italien.

– Précisément, et c’est de là que vient l’erreur, affirmaStocco sans se déconcerter. Je vais vous expliquer : j’aivoulu traduire votre nom en italien. Par malheur, truie, goret,gorelle, tout cela qui se ressemble, ou tout au moins qui tient dela même famille, s’est mêlé dans mon esprit et j’ai confondu l’unpour l’autre.

Comme il la voyait suffoquée par cette explication fantastiqueque, par surcroît, et sans s’en rendre compte, il fournissait deson air de se moquer des gens, il crut devoir ajouter :

– D’ailleurs, pour parler franc, je dois vous avouer quej’étais hors de moi, et ne savais plus trop ce que je disais. Jevous le dis parce que je vois que vous êtes femme à comprendre cessortes de choses. J’étais furieux parce que j’avais dû me distraired’une affaire à laquelle je consacre tout mon temps et qui doit merapporter la coquette somme de cent cinquante mille livres.

Ayant lancé ce chiffre d’un air détaché, il la guignait du coinde l’œil pour juger de l’effet produit. C’est que, comme Léonora,il l’avait jugée tout de suite, et il pensait bien que l’importancedu chiffre lui ferait oublier tout le reste. Il ne s’était pastrompé.

– Cent cinquante mille livres ! s’écria-t-elleémerveillée.

– Pas une maille de moins.

– C’est une somme ! admira-t-elle. Et naïvement, entoute sincérité :

– S’il en est ainsi, je comprends et j’excuse votre humeur.C’est si naturel !

– N’est-ce pas ?

– Ah ! mon Dieu, oui ! Moi, si quelqu’un risquaitde me faire perdre une somme pareille, je deviendrais positivementenragée… Je serais capable de l’étrangler de mes faibles mains…Dieu sait pourtant que je suis douce, point méchante, et ne feraispas de mal à une mouche !…

Déjà, elle était allumée. Déjà son esprit battait la campagne.Déjà elle ruminait, en louchant sur Stocco qui souriait d’un airconquérant et frisait sa moustache avec frénésie :

« Je l’avais mal regardé !… Il n’est pas simal !… Et moins mauvais diable qu’il paraît !… Si jepouvais !… Tiens, pourquoi pas ?… Pourquoi ne prendrai-jepas ma part de ce mirifique gâteau ? Essayons toujours, etsainte Thomasse me soit en aide. Si j’en tire quelque chose, si peuque ce soit, ce sera toujours autant d’attrapé ! »

Elle se rapprocha de lui, la bouche en cœur, roulant des yeuxtout blancs. Lui, la voyant conquise, lui offrit le bras, auquelelle se suspendit amoureusement, roucoula en lui serrant tendrementla main :

– Je ne pourrai jamais me faire à ce nom de La Gorelle quisent trop la porcherie… Comment vous appelle-t-on, de votre petitnom ?

– Thomasse.

– À la bonne heure ! Voilà un nom de chrétien !Frais, pimpant, gracieux… comme celle qui le porte !… Moi, onm’appelle Amilcare. C’est un nom guerrier !

– Il est beau !… comme celui qui le porte !…

Cet aveu étant parti comme malgré elle, elle s’efforça derougir. Il lui prit de nouveau la main, la baisa, et dans un élande passion :

– O cara Tommasina mia, non posso piu vivere senza dite !… Se frottant contre lui, faisant le gros dos commeune chatte amoureuse, elle soupira :

– Amilcare, caro mio !…

– Où avais-je l’esprit que je ne vous ai pas mieuxregardée ? continuait Stocco en s’exaltant de plus enplus ! Corbacco ! je ne pensais qu’à cetargent ! mais au diable l’argent maintenant ! Je ne veuxplus m’occuper que de vous, ma douce Thomasse !

– Non pas ! protesta vivement la mégère, il faut êtresérieux dans la vie !

Et de sa voix la plus insinuante :

– Si vous m’aimez vraiment, si vous avez confiance en moi,il faut me mettre au courant… Je puis vous guider… on dit que jesuis de bon conseil… je puis vous aider… À nous deux, nous mèneronsà bien cette affaire… Et quand vous aurez réussi, nous verrons ànous arranger pour le partage… Vous me donnerez une petitepart…

– Une petite part ! Dites que nous partagerons en bonset loyaux associes que nous allons être… en attendant que le prêtrenous ayant unis chrétiennement, votre magot et le mien ne serontplus qu’un seul et unique magot qui appartiendra autant à l’un qu’àl’autre !… Je sens, je vois que nous sommes faits pour nousentendre, et nous nous entendrons à merveille, tous les deux !Ah ! Thomasse, vous m’avez assassiné d’amour ! et rienqu’un bon mariage, en réunissant nos deux biens, pourra me rendrela vie ! Ne dites pas non, je vous en prie !

On voit qu’il menait son affaire tambour battant, avec unedésinvolture qui pouvait paraître cynique, et qui n’étaitqu’inconsciente. Le plus beau c’est que, mue par la même penséeintéressée, elle ne fut nullement choquée par cette étrangedéclaration aussitôt suivie de cette singulière demande en mariage.Poussée par le même mobile, plus inconsciente que lui encore, illui parut tout naturel qu’il en fût ainsi. De même qu’il lui paruttout naturel qu’il ne parlât que du bien qu’ils pouvaientposséder : de leur « magot », comme il avait dit. Etcela s’explique : c’était son unique préoccupation àelle-même.

S’il avait mené l’affaire plus que rondement, elle ne fut pas enreste avec lui. Elle ne se fit pas prier. Tout de suite elleconsentit :

– Moi aussi, je sens que nous sommes faits pour nousentendre. Et comment ne pas s’entendre avec un homme qui vous offrede partager cent cinquante mille livres avec lui ? Si je vousai assassiné d’amour, vous pouvez vous vanter de m’avoir rendu lapareille… Car vous m’avez offert de partager… Ce qui fait que je nedis pas non.

La réponse, comme on le voit, ne le cédait en rien à la demande.Et qu’on n’aille pas croire qu’elle l’avait fait exprès. Non, ellelui paraissait très naturelle à elle. À Stocco aussi, il fautcroire, car il parut enchanté. Il crut même devoir témoigner sasatisfaction en pressant plus fortement son bras.

Ils s’en allèrent, lui, faisant des grâces, elle, minaudant,suspendue à son bras. Ils se croyaient aimables et gracieux. Ilsétaient tout bonnement grotesques et hideux à la fois.

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