La Fin de Fausta

Chapitre 13CE QUI S’ENSUIVIT

Dès que le premier soldat de l’escorte fut passé, Concini, d’ungeste impérieux, appela près de lui ses lieutenants qui, faute demieux, déchargeaient leur bile en lançant d’effroyables bordées dejurons où tous les diables d’enfer étaient violemment pris àpartie. Rospignac, Louvignac, Roquetaille, Eynaus et Longvalvinrent à l’ordre. Stocco, qui arrivait sur ces entrefaites, sejoignit à eux.

– Messieurs, dit-il dans un grondement terrible, centcinquante mille livres à qui me débarrassera de ces deux hommes,par n’importe quel moyen. J’ai dit cent cinquante mille livres, jeprécise : cinquante mille livres pour le jeune, cent millepour le vieux. Allez.

Concini savait très bien que, tous, ils haïssaient de hainemortelle Pardaillan et Valvert. Mais il se disait, non sans raison,que l’appât du gain ne pouvait que les stimuler davantage. Eneffet, chacun prit avec lui deux ou trois de ses hommes, surlesquels il croyait pouvoir compter plus particulièrement, parmilesquels nous citerons : MM. de Bazorges, deMontréval, de Chalabre et de Pontrailles, et sans perdre uninstant, ils se lancèrent à la poursuite de l’escorte qu’ils eurentbientôt fait de rattraper, attendu qu’elle allait toujours au pas.Ils étaient une quinzaine en tout, disséminés par petits groupes dedeux ou trois.

Quant à Stocco, d’ordinaire, il ne frayait guère avec eux :il n’était pas gentilhomme, lui. Sans les attendre, sans mêmes’occuper d’eux, il avait, d’un signe, congédié ses sacripants et,le nez enfoui dans les plis de son manteau, les yeux luisant decupidité, ébloui par les cent cinquante mille livres de récompensepromises par Concini, qu’il espérait bien gagner, il avait pris lesdevants, tout seul.

L’escorte, ainsi suivie, arriva rue Saint-Denis. Pardaillan etValvert continuaient d’habiter la maison du duc d’Angoulême ;elle leur convenait sous tous les rapports et, grâce à ses deuxissues donnant sur deux rues différentes, elle constituait pour euxune retraite sûre. Il est de fait que, bien qu’ils ne se fussentnullement gênés pour sortir chaque fois qu’ils en avaient eu lafantaisie, bien que Landry Coquenard sortît tous les jours pouraller aux provisions et Gringaille pareillement, pour exercer sasurveillance autour de l’hôtel de Sorrientès, cette retraite,jusqu’à ce jour, n’avait été éventée par aucun des nombreux limierslancés sur la piste.

On conçoit que Pardaillan ne se souciait guère d’amener là lademi-compagnie de gardes qui lui servaient d’escorte : c’eûtété se trahir bénévolement soi-même. Il ne voulait pas davantageles amener au Grand Passe-Partout, pour des raisons à lui.À Vitry qui lui demandait où il voulait être conduit, il avait toutbonnement indiqué l’auberge du Lion d’Or, rue Saint-Denis,à l’angle de la rue de la Cossonnerie : le logement queValvert occupait rue de la Cossonnerie, bien que complètementindépendant de l’auberge, appartenait au patron de cetteauberge.

Ce fut donc devant le perron du Lion d’Or que toute latroupe vint s’arrêter. Ce qui, naturellement, eut pour résultat defaire se ruer sur ce perron l’hôtelier vaguement inquiet, suivi deses garçons et de ses servantes, aussi inquiets que lui, etd’arrêter un instant la circulation, une foule de badauds s’étantimmédiatement clouée sur place, pour voir ce qui allait se passer.Sans compter les fenêtres des alentours qui, comme parenchantement, se garnirent de curieux.

Les soldats se rangèrent en bataille et présentèrent les armes,comme ils avaient fait à la porte du Louvre. Leur chef, comme ilétait d’usage, échangea force politesses avec ses deux compagnons.Après quoi, Pardaillan et Valvert mirent pied à terre, franchirentles marches et s’arrêtèrent au haut du perron. Mais voyant queVitry, rigide observateur de la consigne, ne faisait pas mine des’en aller, ils saluèrent une dernière fois d’un geste large etpénétrèrent dans la salle commune.

Quand il eut vu la porte de l’auberge se refermer sur eux, Vitryfit faire demi-tour à ses hommes et s’en retourna au Louvre, aupas, comme il était venu.

Jusqu’à ce jour, l’hôtelier avait considéré Valvert, sonlocataire, comme un assez mince personnage. Après ce qu’il venaitde voir du haut de son perron, il n’était pas éloigné de le prendrepour un prince de sang déguisé. Aussi, sa toque blanche à la main,la trogne épanouie, il s’était précipité, multipliant lescourbettes, prodiguant les « monseigneur ». MaisPardaillan et Valvert traversèrent simplement la salle commune et,par une porte de derrière, gagnèrent l’allée de la maison du jeunehomme.

– Que faisons-nous, monsieur ? s’informa Valvert quandils furent là. Réintégrons-nous mon ancien logis ?

– Non pas, fit vivement Pardaillan, nous sommes très biendans la maison du duc d’Angoulême. Sortons par la rue de laCossonnerie et retournons-y, s’il vous plaît.

Ils sortirent par là. Dans la rue, Pardaillan prit le bras deValvert et proposa :

– Pendant que nous y sommes, poussons donc jusqu’auGrand Passe-Partout, pour voir si on n’y a pas denouvelles d’Escargasse. Il me semble que le drôle tarde bien àrevenir et, bien que je le sache assez délié et assez adroit, jecommence à craindre qu’il ne se soit laissé prendre.

Ils tournèrent à droite. Mais ils durent s’arrêter à l’angle dela rue pour attendre que les gardes de Vitry, qui obstruaient larue Saint-Denis, se fussent retirés.

– À quelques pas de l’endroit où ils se tenaient, Stocco,dissimulé dans une encoignure, rivait sur eux son regard de braise.Il connaissait le logis de Valvert. En les voyant s’arrêter devantle Lion d’Or, il avait fout de suite compris leurmanœuvre.

« Je vois, s’était-il dit, le gibier ne fera que passer etressortira aussitôt par où il est entré… À moins qu’il ne sorte parla rue de la Cossonnerie. C’est ce qu’il faut voir,corbacco ! »

Et, se glissant adroitement entre les chevaux, il était allé setapir à l’endroit où nous l’avons vu, en se disant :

« De là, je surveille la porte de l’auberge et la rue de laCossonnerie. De quelque côté qu’ils sortent, ils ne pourront pasm’échapper. Je ne serai pas si sot de les charger… ils ne feraientqu’une bouchée de moi, disgraziato di me ! Non, jeles suivrai à la piste, je ne les lâcherai plus et, à moins que lediable ne s’en mêle, il faudra bien que je découvre leur terrier.Quand je saurai cela, je ne manque pas de bons tours dans mon sac…Je leur tends une bonne embûche et je les prends tous les deux… etles cent cinquante mille livres de monsignor Concini sont àmoi !… à moi seul !… Corpo di Cristo ! avecune fortune pareille, j’achète un duché en Italie et je finis dansla peau d’un grand seigneur ! »

S’il avait eu les mêmes intentions que lui, il est probable queRospignac aurait accompli la même manœuvre. Mais Rospignac n’avaitpas les mêmes intentions que Stocco. C’était la haine et nonl’intérêt qui le faisait agir, lui. Il ne pensait guère à cettefortune qui éblouissait d’autant plus Stocco qu’il s’en exagéraitnaïvement la valeur. Il est même certain qu’il eût donné sanshésiter le peu qu’il possédait lui-même, pour pouvoir se venger deValvert comme il rêvait de le faire.

Encore sous le coup de l’affront sanglant qu’il avait essuyédevant toute la cour, Rospignac était incapable de raisonner. Il nevoyait qu’une chose, c’est qu’il tenait là, dans la rue, ces deuxhommes qui, depuis quelque temps, étaient introuvables. Et comme ilne savait pas où et quand il pourrait les retrouver, il étaitrésolu à ne pas laisser passer l’occasion. Il se disait bien parmoments qu’il ferait bien de s’abstenir, attendu que ces deuxhommes étaient de taille à battre ses quatorze hommes à lui et à setirer, eux, indemnes de l’inégale lutte. Il se disait cela etencore que ce serait une honte de plus qui viendrait s’ajouter à sahonte première, car on ne manquerait pas de dire que si quinzehommes s’étaient laissés battre par deux, c’est qu’ils ne s’étaientpas comportés comme il convient à des braves. Mais la haine et larage étouffèrent la voix de la raison et il résolut de tenter lecoup coûte que coûte.

Décidé à en finir, Rospignac attendait avec impatience que Vitryet ses gardes se fussent retirés. Lorsque l’escorte s’arrêta devantle Lion d’Or, il dut s’arrêter à peu près à la hauteur dela rue au Feure, c’est-à-dire du côté opposé à celui où se tenaientmaintenant Pardaillan et Valvert. Ses hommes avaient dû s’arrêtercomme lui. Ils se groupèrent autour de lui.

Prévoyant que l’escorte ferait demi-tour, Rospignac leur ordonnade se dissimuler dans la rue au Feure. Et, gardant avec lui sesquatre lieutenants, il resta à l’entrée de la rue, dardant deuxyeux sanglants sur ceux qu’il suivait depuis la rue Saint-Honoré.C’est ainsi qu’il les vit entrer dans l’auberge. S’il avait été enpossession de son sang-froid, il n’eût pas manqué de tenir le mêmeraisonnement judicieux qu’avait tenu Stocco. Mais, nous l’avonsdit, il était incapable de raisonner en ce moment. Et, ne voyantque les apparences, il proposa dans un grondementfurieux :

– Dès que ces soldats auront quitté la place, nousenvahissons l’auberge, nous brisons tout, nous y mettons le feu, aubesoin, nous la démolissons pierre à pierre, mais il ne faut pasque ces hommes en sortent vivants. Est-ce dit, messieurs ?

– C’est dit, répondirent d’une même voix Roquetaille,Longval, Eynaus et Louvignac.

– Messieurs, reprit Rospignac, d’une voix qui n’avait plusrien d’humain, je vous abandonne ma part de la récompense promisepar monseigneur, à la condition que vous m’abandonnerez, vous, cedémon d’enfer qui s’appelle Valvert.

Les spadassins se figèrent.

– Il nous a souffletés du plat de son épée,grincèrent-ils.

– Et moi, fit Rospignac d’une voix effrayante, il m’a, toutà l’heure, frappé du bout de sa botte ! Du bout de sa botte,entendez-vous ? Et cela, devant le roi, devant la reine,devant toute la cour ! Qu’est-ce que votre pauvre petitsoufflet à côté de cette insulte-là ?

Les quatre échangèrent un regard férocement amusé. Ets’inclinant, ils cédèrent d’assez bonne grâce :

– S’il en est ainsi, prenez-le.

– Merci, messieurs, fit Rospignac avec un sourire livide.Et, en lui-même :

« Ils ont aussi bien fait… J’étais résolu à tout s’ilsavaient tenté de me le voler. »

Les quatre le quittèrent un instant pour aller donner l’ordre àleurs hommes.

Les soldats de Vitry passèrent, la rue se trouva déblayée,reprît son mouvement accoutumé. Rospignac se retourna. Longval,Eynaus, Louvignac et Roquetaille étaient derrière lui. Et derrièreeux, le reste de la troupe. Il allait s’ébranler, entraînant toutson monde à sa suite. Il demeura cloué sur place par lastupeur.

Là, dans la rue, à une vingtaine de pas de lui, il venaitd’apercevoir ceux qu’il s’apprêtait à aller chercher dansl’auberge. Ils allaient tranquillement, le visage à découvert, brasdessus, bras dessous, s’entretenant avec enjouement, comme deuxhommes qui se sentent l’esprit dégagé de toute appréhension, quivont paisibles et confiants, sans se douter le moins du mondequ’une menace mortelle est suspendue sur eux.

Du moins, il en jugea ainsi. Et, secoué par une joie diabolique,il exulta :

« C’est l’enfer qui me les livre ! Cette fois, jecrois que je les tiens !… »

À voix basse, il donna de brèves instructions à ses lieutenants,qui les transmirent aussitôt à leurs hommes. D’un même geste,toutes les épées jaillirent hors des fourreaux. Tous les jarrets sedétendirent en même temps, et une ruée impétueuse, irrésistible,amena toute la bande dans la rue Saint-Denis. En même temps, uneclameur énorme, effrayante, jaillit de toutes ces lèvrescontractées :

– Sus !

– Pille !

– Tue !

– Assomme !

– Taïaut ! taïaut !

– À mort !…

Devant cette soudaine, cette épouvantable irruption, devant cesgueules convulsives, effroyables, qui hurlaient à la mort, la rues’emplit d’un bruit assourdissant, fait de protestations violentes,d’imprécations, d’injures, de prières et de lamentations, dominépar les cris aigus des femmes terrifiées. Puis ce fut unebousculade affolée, suivie de la fuite rapide et désordonnée de cesinoffensifs passants qui croyaient déjà que leur dernière heureétait venue.

En un clin d’œil, dans l’espace compris entre les rues de laCossonnerie et au Feure, la rue se trouva balayée, vidée de toutgêneur, et la bande déchaînée, maîtresse de la place, put manœuvrerà son aise. Très simple, d’ailleurs, cette manœuvre.

La bande se divisa en deux : une moitié fonça sur les deuxpromeneurs, l’épée haute, pendant que l’autre moitié se défilait,au pas de course, le long des maisons, pour les tourner et lesencercler. La manœuvre s’accomplit, mais elle ne donna pas lesrésultats que Rospignac en attendait.

Cela vint de ce qu’il s’était grossièrement trompé lorsque, lesvoyant si tranquilles, il avait cru que Pardaillan et Valvertétaient sans méfiance. Jamais ils ne s’étaient si bien tenus surleurs gardes, au contraire : bien qu’ils n’en eussent passoufflé mot ni l’un ni l’autre, ils se doutaient bien qu’ilsavaient été suivis. Sous leur apparente indifférence, ils setenaient l’œil et l’oreille au guet. Si bien que, dès le premierpas que Rospignac avait fait dans la rue, ils l’avaient aussitôtdécouvert et ils avaient été fixés.

Instantanément, ils avaient eu la rapière au poing et ilss’étaient arrêtés pour voir venir. À ce moment, la bande hurlanteavait commencé l’exécution de sa manœuvre. Ils avaient très bien vuet très bien compris à quoi elle tendait. Ils n’étaient pas hommesà laisser faire sans se mettre un peu en travers. D’ailleurs, tousles deux savaient, par expérience, que dans une lutte inégale commecelle qu’ils allaient soutenir, la victoire appartient généralementà celui qui porte les premiers coups.

Ils se concertèrent d’un coup d’œil et, séance tenante, avec larapidité de la foudre, ils passèrent à l’offensive : ilssaisirent leurs épées par le milieu de la lame. Un bond démesuréles amena sur ceux qui se défilaient le long des maisons. D’un mêmegeste extraordinairement vif, mais cependant méthodiquementexécuté, ils levèrent le bras et l’abattirent. Les deux lourdspommeaux de fer faisant office de massue tombèrent à toute volée,avec un bruit sourd, sur deux crânes qu’ils défoncèrent. Deuxspadassins s’effondrèrent, assommés. Un autre bond prodigieux lesramena en arrière, au milieu de la chaussée. Ils n’y demeurèrentpas une seconde immobiles.

La moitié de la bande qui venait à eux l’épée haute était bienpartie d’un élan égal. Mais, comme il arrive toujours en pareilcas, cet élan ne s’était pas maintenu égal jusqu’au bout. Ilsétaient partis, huit, en rang serré. Les plus lestes ayant devancéles autres, ils se trouvèrent bientôt éparpillés.

Pardaillan et Valvert sautèrent sur les deux plus avancés. Unedeuxième fois, les deux terribles pommeaux s’abattirent avec larapidité de l’éclair. Deux autres spadassins s’écroulèrent, mortsou évanouis : c’étaient Louvignac et Eynaus.

Ils ne s’en tinrent pas là. Ils saisirent l’épée par la poignéeet engagèrent le fer avant les deux premiers qui se présentèrent àeux. Il n’y eut même pas de passe d’armes : un froissement defer violent, deux bras qui se détendent comme deux ressortspuissants, une fulguration d’acier… Et deux hommes quis’affaissent, l’épaule traversée de part en part.

Ainsi, la véritable lutte n’était pas encore engagée, et déjàdix des estafiers de Rospignac se trouvaient hors de combat !Et ceux qui avaient accompli ce prodigieux tour de force n’avaientmême pas une écorchure.

Et cela s’était accompli avec une rapidité fantastique. Ces deuxhommes semblaient disposer de vingt bras chacun, paraissant avoirle don de se trouver partout à la fois. On se ruait de cecôté-là : ils n’y étaient plus. Seulement, partout où ilsavaient passé ainsi, un homme gisait dans une mare de sang.

La partie – pourtant si inégale – s’annonçait mal, très mal pourRospignac. Dès l’instant où il avait engagé l’action, il avaitretrouvé ce sang-froid qui l’avait abandonné jusque-là. Il jugeadonc froidement la situation. Il la vit fortement compromise, nonpas perdue encore. Il comprit aussi que, s’il laissait les hommesqui lui restaient s’éparpiller comme ils le faisaient, ils seferaient tous tuer inutilement les uns après les autres. D’un coupde sifflet, il commanda la manœuvre du rassemblement, en se disantqu’il n’est jamais trop tard pour bien faire.

Aussi maintenant, Pardaillan et Valvert se sentaient pressés detoutes parts. Ce n’étaient plus des combattants isolés qu’ilstrouvaient devant eux, c’était un groupe compact qui lesencerclait. À cet encerclement, ils opposèrent la seule manœuvrepossible : ils se mirent dos à dos et se couvrirent par unmoulinet vertigineux.

C’était la deuxième phase de la lutte qui commençait, le chocdécisif, que l’extraordinaire vivacité de Pardaillan et de Valvertavait réussi à retarder jusque-là. Suivant la coutume, il futaccompagné des clameurs et des vociférations des assaillants quis’entraînaient ainsi mutuellement.

Pardaillan et Valvert ne criaient pas, eux. Ils se tenaient dosà dos, solidement campés, les pieds comme vissés au sol, lesmâchoires contractées, les yeux flamboyants. Ils n’attaquaient pas…pas encore, du moins, Toujours couverts par leur étincelantmoulinet, ils attendaient qu’un jour se produisît dans le cercle defer qui les menaçait et ils se tenaient prêts à porter leur coup,dès que l’occasion se présenterait.

Elle ne tarda pas à s’offrir à eux, cette occasion. Brusquement,le bras de Pardaillan se détendit, allongea son coup de pointe. Etle maladroit qui venait de se découvrir tomba comme une masse.

Presque aussitôt après, Valvert trouva aussi l’occasion qu’ilguettait. Il fit même coup double, lui. L’homme qu’il venait defrapper, en tombant, d’un geste instinctif, se raccrocha à sonvoisin. Celui-ci, pour se dégager, dut le repousser avec force.Dans ce mouvement, il perdit la garde. Valvert allongea de nouveaule bras dans un geste foudroyant. Les deux estafiers tombèrent l’unsur l’autre.

Des quatorze hommes qui avaient suivi Rospignac jusque-là, il nelui en restait plus que cinq, parmi lesquels Roquetaille etLongval. Certes, s’ils avaient eu affaire à des escrimeursordinaires, ces six-là auraient encore pu compter avoir finalementle dessus. Malheureusement pour eux, Pardaillan et Valvertn’étaient pas des escrimeurs ordinaires. Et ils le firent bien voiren passant aussitôt de la défensive à l’offensive.

Rospignac qui, l’instant d’avant, avait encore pu espérer venirà bout des deux formidables lutteurs, comprit que, cette fois, sadéfaite était certaine. Il le comprit d’autant mieux que, seuls,Longval et Roquetaille montraient la même ardeur à la lutte. Lestrois autres faiblissaient visiblement et il sentait qu’ilsn’attendaient qu’une occasion propice pour tirer au large.

Cependant, il ne lâcha pas pied. Il était bien résolu à se fairetuer sur place plutôt que de subir la honte d’une défaite aussihumiliante. Dès le début, il avait réussi à se porter contreValvert, et on peut croire qu’il ne s’était pas ménagé. Il lechargea avec la fureur du désespoir, cherchant plutôt à se fairefrapper qu’à frapper.

Par suite de l’impétueuse offensive de Pardaillan et de Valvert,le dispositif du combat se trouvait de nouveau changé. Ilsn’étaient plus dos à dos, mais côte à côte : les ordinairesavaient compris l’impérieuse nécessité de se sentir les coudes, etils s’étaient groupés.

Ce fut contre ces deux épées que Rospignac, cherchant la mort,vint se jeter. Et alors, il commença à s’affoler ; il s’étaitdécouvert volontairement plusieurs fois, Valvert et Pardaillanauraient pu réaliser ses vœux et le frapper aisément. Comme s’ilss’étaient donné le mot, ils ne le firent pas. Il lui parut évidentqu’ils le ménageaient, et il ne se trompait pas.

En soi, ce dédain était passablement humiliant, car Rospignacétait un escrimeur de première force, réputé comme une des plusfines lames de Paris. Ce ne fut pas cette humiliation qui l’affola.Il comprit que s’ils le ménageaient ainsi, c’était qu’ils voulaientlui infliger une nouvelle correction déshonorante, dans le genre decelles qu’il avait déjà subies. Et il savait qu’il n’était pas deforce à leur résister.

Ce fut cette pensée qui lui fit perdre la tête. Et à moitié fou,sans trop savoir ce qu’il disait, il implora, au milieu ducliquetis de l’acier entrechoqué :

– Tuez-moi ! Mais tuez-moi donc !

Et il y avait on ne sait quoi d’étrangement déconcertant etémouvant à la fois dans cette prière affolée d’un homme jeune, fortet brave, adressée précisément à ces deux autres hommes sur qui ilvenait sans honte et sans scrupule de lâcher une meute d’assassins,et contre lesquels il se dressait encore, lui sixième, le fer aupoing.

C’était aussi l’éclatant aveu de son impuissance et de sadéfaite. En bonne justice, ceux à qui il l’adressait, cet aveu,auraient bien eu quelque droit de triompher. Ils n’en firent rienpourtant. Pardaillan se contenta de hausser les épaules, tout enparant un coup droit destiné à le pourfendre. Valvert, lui,signifia son intention :

– Je ne te tuerai pas, parce que ce serait te soustraire aubourreau à qui tu appartiens. Cependant, tu ne t’en iras pas sansêtre châtié comme tu mérites de l’être.

– Démon d’enfer ! rugit Rospignac.

Et, comme il ne savait que trop bien quel était le châtiment quelui réservait son terrible adversaire, tout en ferraillant avecfureur, sa main gauche alla chercher sous le pourpoint le poignardqu’il était bien résolu à se plonger lui-même dans la gorge plutôtque de subir une troisième fois l’abominable correction qu’on luipromettait.

Pardaillan et Valvert s’étaient très bien aperçus que trois desacolytes de Rospignac louchaient à droite et à gauche d’une manièrequi était on ne peut plus significative. Le chevalier eut pitiéd’eux et, de sa voix railleuse, leur conseilla :

– Allons, sauvez votre peau, déguerpissez !

Tous ces coupe-jarrets étaient braves. C’est une justice qu’ilfaut leur rendre. Ceux-ci, qui grillaient d’envie de suivre leconseil qu’on leur donnait charitablement, hésitèrent un instant,ne se sentant pas la force d’abandonner lâchement leurs chefs. Ceque voyant, leurs adversaires les chargèrent avec une impétuositételle qu’elle mit en déroute leurs derniers scrupules et qu’ilsdétalèrent comme des lièvres.

Les malheureux n’allèrent pas loin d’ailleurs. Tout de suite,ils tombèrent, pour ainsi dire, dans les bras de deux grandsdiables qui accouraient en poussant des hurlements qui n’avaientrien d’humain et en brandissant des manières de massues. Au milieud’un vacarme épouvantable où l’on entendait tour à tour lesbraiments de l’âne, les miaulements du chat, les hurlements furieuxdu chien, les grognements du cochon, les deux massues s’abattirenten même temps à toute volée et deux des fuyards tombèrent assommés.Le troisième seul disparut, s’évapora, sans qu’on pût savoir par oùil avait passé.

C’était la fin de l’effroyable lutte. Roquetaille et Longval,qui continuaient à s’escrimer bravement, ne pouvaient tenirlongtemps, Rospignac le comprit. Il gronda :

– Que l’enfer t’engloutisse, démon ! Tu ne m’auras pasvivant ! Et il leva le poignard pour se frapper. Il n’eut pasle temps de le faire.

Au même instant, il sentit sur le crâne un choc tel qu’il luisembla que le ciel venait de lui crouler sur la tête. Et il tombacomme une masse, le nez dans le ruisseau, pendant qu’une voix,qu’il n’entendit pas, lançait avec un accent méridionalprononcé :

– Holà hé ! suppôts de truanderie, tournez-vous,millodious, qu’on voie un peu vos faces d’assassins !…

Ceci s’adressait à Longval et à Roquetaille. Ils n’eurent garded’obéir, pour l’excellente raison qu’au même instant ils tombaient,presque en même temps, le crâne fracassé. Ce coup double mortel,exécuté avec une adresse et une rapidité rares, mettait fin aucombat. Il fut salué par un hi han ! de triomphe.

C’étaient Landry Coquenard et Escargasse qui arrivaient ainsi ausecours de leurs maîtres au moment où ceux-ci n’avaient plus besoind’eux. Ce qui ne les avait pas empêchés d’abattre, avec unerapidité merveilleuse, une besogne sanglante là où leurs maîtreseussent probablement fait grâce.

C’était Escargasse, de retour à l’instant de la mystérieusemission que lui avait confiée Pardaillan, et tout couvert encore dela poussière de la route qui, du pommeau de son épée, venaitd’assommer à moitié Rospignac. Et ce faisant, sans le savoir, ill’avait sorti d’une manière honorable de la situation fâcheuse oùil s’était mis.

C’était Landry Coquenard qui, avec une courte barre de fer,qu’il venait d’acheter précisément, qu’il tenait encore à la main,rouge de sang, venait d’abattre Roquetaille et Longval. On saitqu’il leur en voulait particulièrement, à ces deux-là. Il ne lesavait pas manqués.

N’ayant plus de combattants devant eux, Pardaillan et Valvertavaient rengainé. Maintenant, ils contemplaient d’un air rêveurl’effroyable besogne qu’ils avaient accomplie. Quatorze corpsétaient étendus sur la chaussée qu’ils avaient rougie de leur sang.Quatorze ! Et ils étaient quinze quand ils s’étaient rués sureux en hurlant : À mort !

– Pauvres diables ! murmura Pardaillan avec un accentd’indicible tristesse.

– Ils ont voulu nous meurtrir lâchement, fit doucementValvert, nous avons défendu notre peau, monsieur.

– Hélas ! oui.

– D’ailleurs, nous avons mesuré nos coups. Ils sont plus oumoins grièvement atteints, mais pas un ne l’est mortellement. Jegage qu’ils en réchapperont tous.

– Je vous réponds que ces deux-là sont bien trépassés,affirma Landry Coquenard.

Il désignait Roquetaille et Longval. Pardaillan et Valvertjetèrent un coup d’œil sur les deux corps étendus au milieu duruisseau. Ils étaient déjà raides. Le coup qui les avait atteintsavait été si violent que le crâne avait sauté, la cervelle nefaisait qu’une bouillie sanglante. Landry Coquenard ne se trompaitpas : ils étaient bien morts.

– Diable ! fit Pardaillan, tu as la main lourde. Nepouvais-tu frapper un peu moins fort, animal ?

– Monsieur, répondit Landry Coquenard avec une douceursinistre, ces deux-là m’avaient passé la corde au cou et, avecforce gourmades, ils me traînaient à la potence comme un vilpourceau. Je m’étais juré qu’ils ne finiraient que de ma main. Jeme suis tenu parole.

– Tu as la rancune tenace, à ce que je vois, fit observerValvert.

– Vous savez, monsieur, que j’ai failli être d’Église, etrien n’est aussi rancunier qu’un homme d’Église, expliqua LandryCoquenard.

Et de son air onctueux :

– Maintenant qu’ils sont trépassés, je ne leur en veuxplus. Et même je dirai de grand cœur un Pater et unAve pour le repos de leur âme.

– Dans tous les cas, fit Pardaillan, je ne te conseille pasd’aller te vanter de ce coup-là à mon fils Jehan.

– Pourquoi, monsieur le chevalier ?

– Parce qu’il les réservait pour lui. Parce que, bien qu’iln’ait jamais failli être d’Église comme toi, il est pour le moinsaussi rancunier que toi, et s’il apprenait jamais que c’est toi quil’as privé du plaisir de les expédier dans l’autre monde, je nedonnerais pas une maille de ta peau.

Et dissimulant un sourire que lui arrachait la mine penaude etinquiète de Landry Coquenard :

– Ne demeurons pas plus longtemps ici, dit-il, il pourraitnous en cuire, et si l’on nous tombait de nouveau dessus, je nesais si j’aurais assez de forces pour soutenir un effort pareil àcelui que nous venons de fournir, attendu que je n’ai plus vingtans comme vous, moi.

Cette réflexion amena un sourire sur les lèvres de Valvert. Il yavait beau temps qu’il avait remarqué cette manie qu’avait lechevalier de se faire plus vieux et plus faible qu’il n’était. Maiscomme il trouvait lui-même que le conseil était bon, il se laissaentraîner sans faire d’objection. Les quatre hommes se dirigèrentdonc aussitôt vers la rue de la Cossonnerie.

Pardaillan avait appelé Escargasse près de lui. Tout enmarchant, le brave rendait compte de la mission dont il avait étéchargé. Et il faut croire que les nouvelles qu’il apportait étaientjugées excellentes par Pardaillan et par Valvert qui paraissait aucourant, car tous les deux montraient des visages épanouis, avecdes yeux pétillants de malice, comme lorsqu’ils se disposaient àjouer quelque bon tour.

Pendant qu’ils cheminaient ainsi sans se presser, toute leurattention concentrée sur l’espèce de rapport que leur faisaitEscargasse, Stocco, le nez toujours enfoui dans les plis dumanteau, les suivait de loin, sans qu’ils s’en doutassent, ouparussent s’en douter.

Stocco, en effet, n’avait pas lâché pied. Lorsqu’il vit queRospignac lançait ses spadassins contre les deux hommes qu’ilsuivait, il n’avait pas eu le moindre doute sur l’issue del’inégale lutte qui allait s’engager.

« Ils sont une quinzaine en tout, s’était-il dit. MaisM. de Pardaillan, à lui seul, en vaut vingt. Et son jeunecompagnon est aussi fort que lui, si ce n’est davantage. Pour moil’affaire n’est pas douteuse : M. le baron va se faireétriller d’importance. Je ne serai pas si sot de m’en mêler.Mettons-nous à l’écart et attendons que M. le baron soitexpédié pour reprendre ma chasse. Mais, en attendant, ouvre l’œil,Stocco, et si l’occasion se présente de planter ton poignard entreles deux épaules de l’un ou des deux et de gagner honnêtement toutou partie de la récompense promise, je ne la laisse pas échapper,corbacco ! »

Et il s’était mis à l’écart. Et il avait assisté de loin à toutela bataille qui s’était terminée mieux encore qu’il ne l’avaitprévu. Malheureusement pour lui, il n’avait pas trouvé l’occasionsouhaitée de placer par-derrière ce fameux coup de poignard quidevait lui rapporter une fortune. Et, infatigable et tenace, ilavait repris sa chasse, ainsi qu’il l’avait dit lui-même. Il avaitune grande expérience de ces sortes d’opérations. Il lesaccomplissait d’ordinaire avec une adresse incomparable et sevantait avec orgueil de n’avoir jamais été éventé par le gibierainsi suivi. En l’occurrence, comme Pardaillan lui inspirait uneterreur véritable, comme il savait qu’il y allait de sa peau s’ilse laissait surprendre, c’était avec plus de soin et de prudenceque jamais qu’il opérait.

Le chevalier et ses compagnons avançaient toujours, sans sepresser. De temps en temps, ils s’arrêtaient pour écouter plusattentivement un détail fourni par Escargasse, qui parlait presquetout le temps, et ils reprenaient leur marche. Ils ne cherchaientpas à se dissimuler ; ils paraissaient très confiants ;ils ne s’étaient pas retournés une seule fois ni les uns ni lesautres.

Cette tranquille assurance facilitait la besogne de Stocco. Ils’en félicitait intérieurement parce qu’elle lui prouvait qu’ils nese sentaient pas suivis. Cependant, il se garda bien de commettreune imprudence. Et même il sut résister à la tentation de serapprocher d’eux, malgré le désir qui le talonnait d’entendre cequ’ils se disaient.

Parvenus presque au bout de la rue, les quatre compagnonss’arrêtèrent, comme ils l’avaient fait plusieurs fois déjà.Aussitôt, Stocco s’immobilisa. Ainsi qu’il faisait toujours dansces cas-là, il chercha des yeux l’endroit où il pourrait se cacherpour le cas où ils se retourneraient. Il ne trouva rien. Il luifallait demeurer où il était, ou s’en retourner. Il demeura, maisse donna des allures de quelqu’un qui cherche une maison. Il sedisait qu’il n’y avait guère d’apparence qu’ils se retourneraient.Et même, s’ils le faisaient, il était bien sûr de ne pas êtrereconnu, enveloppé comme il l’était dans les plis du manteau.

Il se trompait. Pardaillan se retourna brusquement. Stoccotourna à moitié le dos, leva la tête, sembla se plonger dans uneétude approfondie de l’immeuble devant lequel il s’était arrêté.Mais, du coin de l’œil, il louchait avec inquiétude du côté dePardaillan. Et il vit qu’il s’avançait vers lui sans se presser. Etil gronda en lui-même :

« Porco Dio ! ce démon m’aurait-ilreconnu ? S’il en est ainsi, gare à ma peau ! »

Hélas ! oui, Pardaillan l’avait reconnu. Et il le lui dit,tout en allant à sa rencontre.

– Eh ! Stocco, voilà assez longtemps que tu me suis,lui cria-t-il. J’en ai assez. Fais-moi le plaisir de déguerpir, ousinon, si tu me laisses aller jusqu’à toi, je te préviens que tu nesortiras pas entier de mes mains.

Ces paroles assommèrent Stocco qui se croyait si sûr de lui. Ilne perdit pas la tête cependant. Et il n’hésita pas un instant. Ilprit ses jambes à son cou et détala sans vergogne, comme si tousles diables d’enfer avaient été lancés à ses trousses. Il étaitbrave pourtant.

Il détala, mais tout en courant ventre à terre, il regardaitderrière lui. Pardaillan s’était arrêté. Stocco respirait pluslibrement, mais ne changea pas d’allure. Pardaillan fit demi-touret s’en retourna vers ses compagnons qui l’attendaient au coin dela rue. Alors Stocco se mit au pas. Pardaillan et ses compagnonstournèrent à gauche dans la rue du Marché-aux-Poirées. Alors Stoccofit demi-tour et, à toutes jambes, se lança à leur poursuite.

Il jouait de malheur décidément : quand il arriva à sontour dans la rue, les quatre compagnons avaient disparu. Avec unepatience que nulle déconvenue ne parvenait à rebuter, il restajusqu’à la nuit au milieu du marché, allant sans se lasser de larue au Feure et à la rue de la Cossonnerie, flairant, fouillant,interrogeant, le tout en pure perte.

Ce fut la nuit qui interrompit ses recherches obstinées. Alorsseulement il se résigna à s’en aller en se disant pour seconsoler :

« Je n’ai pas réussi comme je le désirais, je n’ai tout demême pas perdu tout à fait mon temps. Mes recherches sont limitéesmaintenant à un très petit espace. Étant donné la rapidité aveclaquelle ils ont disparu, il est évident qu’ils ne peuvent pas êtreallés bien loin. Ils doivent gîter dans la rue duMarché-aux-Poirées ou à l’entrée de la rue au Feure. Ils ne peuventgîter que là. Je reviendrai dès demain, et si le diable ne s’enmêle pas encore, il faudra bien que je les trouve. »

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