La Fin de Fausta

Chapitre 25CE QUE N’AVAIT PAS PRÉVU PARDAILLAN QUI CROYAIT AVOIR PENSÉ ÀTOUT

– Tripes du pape !… Tripes du diable !…

– Cornes de Dieu !… Cornes de tous lesdiables !…

C’était Escargasse et Gringaille qui, après que Pardaillan lesavait quittés, sans élégance, mais avec une furieuse énergie,traduisaient ainsi l’émotion violente que ses dernières parolesvenaient de leur causer.

Et ils roulaient des yeux terribles, montraient des crocsformidables, brandissaient un poing menaçant vers la porte ducaveau. La porte derrière laquelle Fausta, d’Albaran et ses deuxhommes étaient enfermés.

– Tu as entendu, Gringaille, ce qu’il a dit, M. lechevalier ? grogna Escargasse.

– Palsandieu, crois-tu donc que je suis sourd ? mugitGringaille. Et, pour prouver qu’il n’était pas sourd, ilrépéta :

– C’en est fait de notre Jehan, qu’il a dit, si nouslaissons échapper la damnée princesse habillée en homme… Ce quiprouve qu’elle doit avoir des accointances avec le diable, carenfin, chacun sait qu’une femme qui s’habille en homme risque sonsalut éternel.

– Puisse-t-elle griller au plus profond des enfers, jusqu’àla consommation des siècles !… Mais, millodious de millodious,ouvrons l’œil, Gringaille !… Et si la damnée princesse, commetu dis, et ses suppôts essayent de nous entortiller…

– Ils trouveront à qui parler ! N’aie pas peur,Escargasse, ce ne sont pas encore ces mangeurs d’oignon cru et depois chiches qui dameront le pion à un Parisien de Paris commemoi !

– Ni à un vieux renard comme moi. Allons-y, Gringaille.

– Allons-y, Escargasse.

Ils rentrèrent dans le caveau. Ils fermèrent la porte à doubletour derrière eux. Gringaille mit la clef dans sa poche. Ilsavaient des gueules terribles de dogues féroces, prêts à toutdévorer. La porte était solide, et ils venaient de la fermer àclef. Néanmoins, comme si cela ne leur suffisait pas, ce fut entrela table et cette porte, comme s’ils voulaient en interdirel’approche, qu’ils s’assirent.

D’un geste rude, ils mirent la rapière entre les jambes,crispèrent le poing sur le lourd pommeau de fer. Geste qui,s’adressant à des gens désarmés, prenait une signification d’uneéloquence terrible. L’émotion leur avait donné soif. Ils remplirentdeux gobelets à ras bord, les vidèrent d’un trait, les remplirentde nouveau pour les vider encore, d’une seule lampée, et, à toutevolée, les déposèrent violemment devant eux. Ils étaient en étain,heureusement, ces gobelets, sans quoi ils eussent éclaté en millemorceaux. Ils se contentèrent de se bosseler.

Comme si ces gestes violents, par quoi se traduisaient leurappréhension et leur mauvaise humeur, ne leur suffisaient pas, ilspromenèrent des regards sanglants autour d’eux. Des regards de défiqui semblaient dire, qui disaient clairement à ceux qu’ils devaientgarder : « Venez-y un peu ! »

Fausta s’était assise près d’Albaran. De là, silencieuse, sansun geste, sans un mouvement, comme pétrifiée, elle les observait,sans en avoir l’air. Tant que Pardaillan avait été là, elle n’avaitguère fait attention à eux. Malgré tout, cependant, elle ne leuravait pas vu ces airs de brutes féroces qu’ils avaientmaintenant.

– Pardaillan les a prévenus contre moi, se dit-elle. Et ilsme signifient, à leur manière, qu’ils se tiennent sur leursgardes.

Et c’était bien cela.

Durant quelques minutes, elle les tint sous le feu de ce regardpénétrant, qui semblait doué du pouvoir magique de lire jusqu’aufond des consciences les plus fermées. Elle avait certainement sonidée à leur sujet, car elle ne cessait de les étudier. On eût ditqu’elle pesait du regard ce qu’ils pouvaient valoir au physiquecomme au moral.

Eux, ne semblaient pas s’apercevoir de l’examen attentif dontils étaient l’objet. Maintenant que leur premier mouvement d’humeurétait tombé, ils avaient repris leur physionomie et leurs manièresordinaires. Ils s’entretenaient entre eux, sans élever la voix,ainsi qu’il convient à des gens qui ne sont pas sourds et qui, Dieumerci, savent se tenir en haute et noble compagnie.

Enfin Fausta se leva. Elle souriait. Non pas de ce sourireterrible qu’elle avait à de certains moments, non pas de ce sourired’une angoissante douceur, ou de ce sourire voluptueux,d’irrésistible séduction qui affolait et ensorcelait les cœurs lesplus rebelles. Non, elle souriait d’un sourire bon enfant, un peurailleur, un peu naïf aussi.

Elle vint à eux. Et sa démarche s’était faite légère,désinvolte, cavalière. Elle avait certains mouvements de hanches,certains roulements des épaules, qui faisaient que l’impeccablecorrection, l’incomparable élégance du somptueux costumes’atténuait, s’estompait, prenait des allures presque débraillées.C’était une métamorphose aussi complète qu’instantanée.

À deux mains – de ses deux petites mains blanches et délicates –elle saisit un lourd escabeau de bois rugueux et le déposa rudementde l’autre côté de la table, en face d’eux. Lourdement, elle selaissa tomber à cheval sur l’escabeau. Elle prit un gobeletd’étain, le leur tendit sans façon et souriant, toujours familièreau possible, d’une voix métallique :

– J’ai soif aussi, moi !… Versez-moi donc à boire,voulez-vous, compagnons ?

Ils s’émerveillèrent. Outre !…

– Cornedieu !…

Et ils se poussèrent du coude. Ce qui voulait dire :

« Attention !… Ouvrons l’œil !… »

Mais Pardaillan leur avait expressément recommandé d’avoir lesplus grands égards pour leurs prisonniers – surtout pour celui-là–, et de ne rien leur refuser… hormis de leur ouvrir la porte avantl’heure fixée. Ils s’exécutèrent donc de bonne grâce : ilsremplirent le gobelet qu’elle leur tendait. Ils le remplirent à rasbord, selon leur habitude. Comme de juste, ils ne s’oublièrentpas.

– À votre santé, mes braves, dit Fausta, en approchant songobelet des leurs.

Ils choquèrent les gobelets et, poliment, répondirent :

– À votre santé, monsieur.

Ils vidèrent leur gobelet d’un trait. Sans sourciller, Faustavida le sien jusqu’à la dernière goutte. Comme eux, elle fitclaquer sa langue d’un air satisfait. Comme eux, elle mit lescoudes sur la table. Comme eux, enfin, elle puisa, dans l’assiettequ’ils avaient poussée entre eux, des pâtisseries sèches qu’elle semit à croquer de bon appétit.

Ils causèrent.

Pour mieux dire, Fausta, qui jouait son rôle de jeune seigneurmal élevé et dénué de préjugés, avec une fantaisie étourdissante,les interrogea adroitement.

Oui, mais les deux compères jouèrent le leur avec un entrain etun naturel au moins égal au sien. Avec des airs de bonnes brutesintelligentes, ils se prêtèrent de la meilleure grâce du monde àl’interrogatoire qu’elle leur faisait subir, et auquel ils nesemblaient pas prendre garde.

En réalité, ils se tenaient plus que jamais sur leurs gardes. Etil ne pouvait en être autrement. Ils savaient qu’ils avaientaffaire à une femme. Et qui mieux est, une grande dame, uneprincesse. Ils étaient loin d’être des sots. Eussent-ils été lesbalourds qu’ils affectaient d’être, qu’ils eussent compris quandmême qu’une dame ne pouvait pas avoir les manières qu’elleaffichait devant eux. Les plus bornés eussent compris que la damequi agissait ainsi, jouait la comédie… si bien jouée que fût cettecomédie.

Fausta, elle, ne les connaissait pas, ne savait d’eux que cequ’ils venaient de lui apprendre. Et on peut croire qu’ils nes’étaient pas fait faute de mentir à qui mieux mieux. Elle se fiaitbeaucoup plus à la sûreté de son coup d’œil qu’à leurs dires, c’estentendu. Il n’en est pas moins vrai qu’elle ne pouvait les jugerque sur les apparences. Or, comme ces apparences étaient fausses,elle devait fatalement aboutir à une erreur. Ce fut ce qui arriva,en effet.

« Deux pauvres diables, qui ont passé toute leur existenceau service des autres », se dit-elle. (Elle ne se trompait passur un de ces points).

« En leur offrant cent mille livres, j’ai des chances deles éblouir et de me faire ouvrir cette porte. Faisons-les boire,et quand les fumées du vin auront suffisamment obscurci leurcerveau, je pourrai me risquer. »

Elle se mit à leur verser rasade sur rasade. Eux, ilsentonnaient imperturbablement, et ils jubilaient intérieurement.Ils croyaient qu’elle cherchait à les griser. Ah ! ils étaientbien tranquilles ! Ils savaient, eux, quelle effrayantequantité de liquide ils étaient capables d’absorber, avant d’êtreseulement mis en gaieté. Et elle, bonne joueuse, buvait à peu prèsautant qu’eux. Ils étaient sûrs d’avance qu’à ce jeu-là, c’est ellequi ne tarderait pas à rouler sous la table.

Ils se donnèrent même le malin plaisir de faire semblant d’êtreun peu étourdis et de commencer à battre la campagne. Le nombrerespectable de flacons vides pouvait justifier ce commencementd’ivresse. Fausta crut que le moment était venu. Et, se penchantsur eux, de sa voix la plus insinuante :

– Écoutez, dit-elle, vous êtes pauvres… Je puis vousenrichir d’un seul coup, moi. Que diriez-vous si je…

Ils ne la laissèrent pas achever. Ils avaient compris qu’ilss’étaient trompés : elle ne voulait pas les griser, ellevoulait les acheter. Il devenait inutile de jouer l’ivresse. Ils seredressèrent. Ils l’interrompirent par un éclat de rire formidable.Et, en pouffant à qui mieux mieux, en s’administrant d’énormesclaques qui eussent renversé un bœuf, ils s’amusèrent à sesdépens.

– Dis donc, Gringaille, tu entends le jeune monsieur, quidit que nous sommes pauvres ! Eh ! zou ! qu’est-ceque tu dis de cela, toi ?

– Pauvre homme, quelle erreur est la sienne !… Parsaint Eustache, mon vénéré patron, vous errez, monsieur… Vous errezprofondément, lamentablement, pitoyablement.

Et tous les deux, avec un orgueil démesuré, en l’écrasant d’unregard de dédaigneuse commisération :

– Pauvres, nous !…

– Mais nous avons cent mille livres chacun !…

– En bonnes terres au soleil !…

– Qui nous rapportent bon an mal an, le deniersix !…

– Ce qui nous fait six mille livres de rente àchacun !… Et ensemble :

– Vivadiou !… Cornedieu !… Peut-on dire qu’on estpauvre avec six mille livres de rentes !…

Fausta ne souriait plus. Elle jouait de malheur,décidément ! Ses lèvres tremblantes se crispèrent pourrefouler l’imprécation de rage qui allait jaillir. Cependant,toujours souverainement maîtresse d’elle-même, elle se ressaisitvite. Elle prit son parti avec cette rapidité de décision quifaisait sa force. Le sourire bon enfant reparut sur ses lèvres. Etelle tenta :

– Vous êtes riches ? Tant mieux !… Mais qu’est-ceque cent pauvres mille livres auprès d’un million ?… Unmillion que je vous offre !…

Ils sursautèrent éblouis. Et, d’une même voixétranglée :

– Un million !… Outre !… Cornes deDieu !…

Elle se pencha davantage sur eux, se fit plus enveloppante, lestint sous le feu de son regard chargé de puissants effluvesmagnétiques. Et, d’une voix captivante, ensorcelante, telle quedevaient en avoir les sirènes de la fable lorsqu’elless’efforçaient, par la douceur de leur chant, d’attirer levoyageur :

– Un million, oui !… Un million, entendez-vous ?…Ouvrez cette porte… et ce million est à vous. Je vous le donne, cemillion !…

Pâles, les lèvres pincées, le regard trouble, les pauvresdiables plièrent les épaules, assommés par la puissance de ce motéblouissant, magique : « million », dont avec uneinsistance acharnée, elle se servait comme elle eût fait d’unepesante massue, pour leur marteler le crâne à coups redoublés.

Et ils se regardèrent.

Ils n’échangèrent qu’un regard. Un seul regard furtif. Et celasuffit : ils s’étaient compris, entendus.

Fausta, haletante sous son masque souriant, les vit soudain sedresser d’un même mouvement mécanique, comme deux automates mis enmouvement par le brusque déclenchement d’un puissant ressort. Etd’un bond pareil, ils furent sur la porte, tous les deux en mêmetemps. Et dans l’esprit de Fausta, cette clameur éclata comme unefanfare de triomphe :

« Ils sont à moi !… Ils vont ouvrir !… Ilsouvrent !… »

Instantanément, elle fut debout, agitée d’un frémissement dejoie délirante. Et déjà, dans sa pensée, retentissait ce grondementde menace :

« Ah ! Pardaillan, tu ne les tiens pas encore, mesmillions !… À nous deux, maintenant !… »

Et d’un bond de félin, souple et léger, elle s’élança pourpasser par la bienheureuse porte que Gringaille, à ce moment même,ouvrait toute grande.

Elle s’élança sur la porte qui était grande ouverte. Oui…mais…

… Sur le seuil, elle rencontra la pointe de la rapièred’Escargasse qui, pendant que Gringaille ouvrait, avait dégainé. Etsur cette pointe acérée qui déchira le velours du pourpoint,effleura le satin de la peau parfumée, son élan se brisa net. Ilétait temps : quelques lignes de plus et Fausta se fûtenferrée elle-même. Le long et tragique duel entamé entre elle etPardaillan eût été terminé d’un coup.

– Arrière, sandiou ! commanda Escargasse d’un accentde formidable rudesse.

Et comme elle demeurait stupide, anéantie, dans l’écroulementretentissant de son espoir déçu, il fit un pas en avant, poussantla pointe menaçante, et répéta :

– Arrière, coquine dé Diou, arrière ! Ou je voussaigne comme un poulet !…

Et Fausta, grinçant, écumant, grondant, recula devant la pointed’acier flexible qui la menaçait, tantôt à la gorge, tantôt ausein, comme le fauve recule devant la fourche du belluaire. Ellerecula jusqu’à ce qu’elle fût revenue à la place qu’elle avaitquittée, de l’autre côté de la table.

Alors Escargasse abaissa la terrible pointe et l’appuya sur lebout de sa botte. Et il demeura immobile, pétrifié :figuration effrayante de la Méfiance aux aguets.

Alors, Fausta leva vers la voûte deux poings crispés, quisemblaient anathématiser, mâchonna une sourde imprécation et,pivotant brusquement sur les talons, retourna s’asseoir près ded’Albaran, s’enfermer dans un silence farouche.

Pendant ce temps, dans le couloir de la cave, Gringaille menaitun vacarme infernal, hurlait à plein gosier :

– Holà ! maître Jacquemin !… Jacquemin !…aubergiste du diable !… Ohé ! Jacquemin ! quel’enfer t’engloutisse !…

Tant et si bien que l’aubergiste, croyant que le feu venaitd’éclater dans sa cave, descendait précipitamment, s’informait avecinquiétude de ce qui se passait.

– Venez ici, maître Jacquemin, commanda Gringaille, quirentra aussitôt dans le caveau et s’arrêta devant la porte, ce quiobligea l’hôtelier, qui l’avait docilement suivi, à demeurer endehors dans le couloir.

– Maître Jacquemin, reprit alors Gringaille, sur un tonimpérieux, vous allez prendre cette clef, vous nous enfermerez tousà double tour, et vous ne descendrez ici que pour nous délivrertous, ce soir, à l’heure fixée par M. le chevalier. Vous avezcompris ? Allez… Et surtout fermez soigneusement.

Ahuri, maître Jacquemin prit machinalement la clef qu’on luitendait, et :

– Vous voulez que je vous enferme avec vosprisonniers ? dit-il. Voilà une singulière idée, aumoins !

– Singulière ou non, faites ce que je vous dis… Etdépêchons, je vous prie.

L’hôtelier leva les épaules comme pour dire : « Aprèstout, si vous y tenez, moi, ça m’est égal ! » En mêmetemps, ses yeux tombèrent sur la table. Il vit que les provisionsqui s’y trouvaient avaient été entamées. Que le nombre desbouteilles avait notablement diminué. On se souvient que Pardaillanl’avait payé d’avance. Il n’avait donc aucun intérêt à pousser à laconsommation. Au contraire, il eut une seconde d’hésitation.C’était un honnête homme, décidément :

– Monsieur, dit-il, je suis là pour obéir à tout ce quevous me commanderez. En conséquence, je vais vous enfermer et nereviendrai que pour vous délivrer à l’heure convenue. Maislaissez-moi vous faire remarquer que, d’ici à ce que cette heuresonne, il se passera pas mal de temps. Et désignant les bouteillesvides, il conclut :

– Je crains que vous ne soyez réduits à tirer lalangue.

– Palsandieu, je n’avais pas pensé à cela ! murmuraGringaille perplexe.

Et, du coin de l’œil, il consulta Escargasse qui, sans bouger,sans même tourner la tête, grommela :

– Outre ! nous ne pouvons pourtant pas nous laissercrever de faim et de soif !

– C’est déjà bien assez que nous allons creverd’ennui ! appuya Gringaille.

Et, revenant à l’hôtelier :

– Vous êtes un brave homme, maître Jacquemin, et je vousremercie. Descendez-nous donc, tout de suite, des victuailles et duvin en quantité suffisante pour faire trois repas. Ce que-vousvoudrez, je m’en rapporte à vous. À moins…

Et, s’adressant à Fausta :

– À moins que vous ne désiriez indiquer vous-même ce quevous aimez le mieux ?

Et comme Fausta levait les épaules d’un air de dédaigneuseindifférence :

– Non ?… À votre aise… Allez donc, maître Jacquemin,et faites vite.

Comme s’il n’avait pas confiance en son compagnon, Gringaillesortit sur les talons de l’hôtelier, lui reprit la clef et ferma laporte, sur laquelle il s’appuya nonchalamment.

– Voici toujours de quoi ne pas mourir de soif, dit maîtreJacquemin.

Et il déposa aux pieds de Gringaille deux paniers quicontenaient chacun une douzaine de flacons. Et il remonta chercherles provisions. Il ne fut pas long. Au bout de quelques minutes, ilrevint chargé de deux énormes paniers. La porte du caveau futentrouverte. Gringaille introduisit les quatre paniers quel’hôtelier lui passa l’un après l’autre. Puis il entra. Derrièrelui, Jacquemin ferma la porte à double tour.

Cette fois, comme s’il ne craignait plus rien, Escargasserengaina posément et il vint aider Gringaille à ranger proprementles victuailles et le vin.

Pendant ce temps, Fausta, toujours réfugiée près d’Albaran,demeurait plongée dans de sombres méditations. Et elle était siabsorbée qu’elle ne s’apercevait pas que le blessé, près d’elle,s’agitait doucement, gémissait sourdement, s’efforçait d’attirerson attention, sans éveiller celle des deux braves qui s’activaientlà-bas, autour de la table.

Voyant qu’il ne parvenait pas à l’arracher à ses réflexions,d’Albaran fit un effort désespéré, et livide, les lèvres pincées,le front ruisselant d’une sueur glacée, refoulant stoïquement lescris de douleur que ce mouvement lui arrachait, il leva péniblementson bras blessé, réussit à saisir les basques du pourpoint deFausta et à les tirer assez fortement pour la ramener enfin ausentiment de la réalité.

– Tu souffres, mon pauvre d’Albaran ? murmura-t-elleen abaissant les yeux sur lui.

Le blessé, épuisé par l’effort douloureux qu’il venaitd’accomplir, se raidissait pour ne pas défaillir. Il n’eut pas laforce de répondre tout de suite. Cependant il avait quelque chose àdire. Et il la fixait avec une insistance étrange, de son regardfiévreux en qui semblait s’être concentrée toute la vie. Faustacomprit qu’il voulait lui parler. Et du même coup, elle comprit quece qu’il avait à dire était d’une importance capitale pourelle.

Doucement, avec d’infinies précautions pour ne pas le toucher,car elle le voyait à bout de forces, elle se pencha sur lui,approcha de ses lèvres une oreille dans laquelle le colosse blessé,d’un souffle vacillant, laissa tomber un mot… un seulmot !

Mais ce mot, paraît-il, était doué d’un pouvoir prodigieux, car,en l’entendant, l’impassible visage de Fausta s’illumina un fugitifinstant. Et un éclair sinistre fulgura dans ses splendides yeuxnoirs.

Elle se redressa un peu et, visage contre visage, des yeux ellefit une interrogation muette. Il y répondit de même, en laissanttomber un regard sur lui-même. Elle tâta l’endroit qu’il venait dedésigner. Il y avait une poche, là. D’une main agile et légère,elle fouilla dedans. Ce fut fait avec une rapiditéextraordinaire.

Quand elle retira sa main, elle tenait un objet qui devait êtrebien minuscule, car il disparaissait complètement dans cette mainfermée, si petite. Et tout au fond de ses prunelles sombres, il yavait comme une lueur de triomphe.

Alors, à son tour, elle plaqua les lèvres contre l’oreille dublessé et lui glissa quelques mots. D’un cillement, il fit entendrequ’il avait compris ou qu’il obéirait. Puis il ferma les yeux etparut s’assoupir. Et quelque chose comme l’ombre d’un sourire quierrait sur ses lèvres livides indiqua à Fausta que, fidèle etdévoué jusqu’à la mort, il oubliait les souffrances endurées pourse réjouir d’avoir, tout sanglant et réduit à l’impuissance qu’ilétait, pu rendre à sa maîtresse un dernier et, sans aucun doute,signalé service.

Alors Fausta se redressa tout à fait, s’écarta doucement desdeux hommes qui, tout à leur besogne, n’avaient prêté aucuneattention à ce minime incident qui, d’ailleurs, n’avait peut-êtrepas duré une minute. Au surplus, l’eussent-ils remarqué, qu’ils n’yeussent attaché aucune importance : le blessé se plaignait,elle se penchait sur lui, l’arrangeait, le réconfortait parquelques douces paroles. Quoi de plus naturel ?

Seulement, maintenant, en se rapprochant d’eux, Fausta avaitrepris les mêmes allures un peu débraillées, le même sourire bonenfant, un peu railleur et un peu naïf aussi, qu’elle avaitl’instant d’avant, lorsqu’elle était attablée avec Escargasse etGringaille et qu’elle choquait familièrement son gobelet contre leleur.

Et ceci était terriblement inquiétant pour eux…

Gringaille et Escargasse la virent soudain près d’eux.Gravement, elle s’occupait à vérifier les vins.

– Hé bé ! plaisanta Escargasse, vous avez fini debouder contre votre ventre ?

– Si vous avez encore quelques millions à nous offrir, nevous gênez pas, railla Gringaille. Maintenant, nous n’avons plus laclef.

– Nous ne risquons plus de nous laisser tenter, insistaEscargasse. Fausta tourna vers eux un visage contrarié. Et, commesi elle n’avait pas entendu, elle protesta avec aigreur :

– J’en étais sûre !… Cette brute d’hôtelier ne nous apas mis un seul flacon d’anjou… Et c’est précisément le vin que jepréfère !

– C’est de votre faute, aussi ! reprocha Gringaille.Pourquoi ne l’avez-vous pas dit quand je vous ai demandé de dire ceque vous aimiez le mieux ?

– Est-ce que j’y pensais à ce moment ! gronda Fausta,furieuse. Et désignant Escargasse :

– Celui-ci avait failli me passer son épée au travers ducorps !… Si vous croyez que j’avais la tête à choisir duvin !…

Et se calmant soudain, sur ce ton d’irrésistible autorité quiétait le sien :

– Voyons, l’hôte n’est peut-être pas encore remonté… il mesemble que je l’entends… appelez-le, dites-lui qu’il vienne detemps en temps s’assurer si nous n’avons besoin de rien…

Et comme ils esquissaient un geste, sans leur donner le temps deformuler leur refus, avec un air de bonhomie admirablementjoué :

– Vous êtes ridicules avec votre excès de précautions,reprit-elle en levant les épaules.

Et s’animant un peu :

– Croyez-vous vraiment que, sans armes, comme me voilà, jevais passer sur le ventre de deux gaillards comme vous, qui ont aucôté les deux immenses colichemardes que vous y avez ?… Vousne le pensez pas, n’est-ce pas ? Et vous avez bien raison…Croyez-moi, il ne faut rien exagérer. Et puisque nous avons unedizaine d’heures à passer ensemble dans cet affreux cachot,corbleu, passons-les le moins désagréablement possible !…Allons, appelez l’hôte !…

Au fond, ils trouvaient qu’elle n’avait pas tort. Ilsreconnaissaient qu’ils avaient, dans le premier moment d’émotion,quelque peu exagéré, en effet.

– Au fait, insinua Escargasse, puisque nous n’avons plus laclef, nous ne risquons pas de nous laisser entortiller parmonsieur…

– Et puisque nous sommes armés et qu’ils ne le sont pas,nous ne craignons pas qu’ils nous passent sur le ventre, comme ditmonsieur, renchérit Gringaille.

– Alors, puisque nous sommes logés à la même enseigne…

– Monsieur a raison : autant vaut passer le temps leplus agréablement possible.

Fausta écoutait cette discussion d’un air détaché. Mais sous sonapparente indifférence, elle haletait. Et quand elle vit qu’ilsmartelaient la porte à coups de pommeau et qu’ils appelaient enmême temps à pleine voix, elle eut cette même lueur de triomphe aufond des yeux, et un sourire indéfinissable passa sur seslèvres.

S’ils avaient pu le voir, ce sourire, il est hors de doutequ’ils eussent instantanément compris qu’elle était en train de les« entortiller », comme disait Escargasse.Malheureusement, ils lui tournaient le dos et ils ne le virentpas.

Fausta ne s’était pas trompée : l’hôtelier était encoredans ses caves. Il répondit dès les premiers appels.

– Nous avons réfléchi, maître Jacquemin, cria Gringaille àtravers la porte.

– Vous voulez que je vous rende la clef ? répondit lavoix bon enfant de l’hôtelier.

– Non pas, cornes de Dieu ! Gardez-la. Seulement, nousne voudrions pas rester jusqu’à ce soir sans vous voir… Vouscomprenez ? si nous avons besoin de quelque chose !…

– J’en étais sûr ! répondit maître Jacquemin dans ungros rire. J’ai traîné un peu dans la cave, exprès pour vouslaisser le temps de réfléchir.

– Vivadiou, cet aubergiste est un brave homme !

– Je descendrai m’informer toutes les heures. Cela vousva-t-il ainsi ?

– À merveille.

– Mon vin d’Anjou, intervint vivement Fausta en élevant lavoix de manière à être entendue de l’autre côté de la porte.Demandez-lui-en six flacons.

– Vous entendez, maître Jacquemin ?

– Je vais les chercher.

Moins de deux minutes plus tard, la clef grinça dans la serrure,la porte s’entrebâilla. Pour leur donner confiance, Fausta affectade se retirer au fond du caveau, près des lits. Alors Gringaillelaissa entrer maître Jacquemin, qui posa les six flacons sur latable. D’ailleurs, pendant ce court instant, Escargasse ne perdaitpas de vue Fausta. Et, pour bien lui montrer qu’elle ne devait pasespérer leur échapper, c’était avec affectation qu’il lasurveillait et qu’il tenait le poing sur le pommeau de larapière.

Au moment où maître Jacquemin se retirait, Fausta qui, on peutle croire, ne faisait ni ne disait rien sans de bonnes raisons,Fausta commanda sur un ton de maître :

– N’oubliez pas de venir prendre mes ordres dans une heure.Maître Jacquemin comprit tout de suite qu’il avait affaire à ungrand seigneur habitué à parler haut. D’ailleurs, à lui aussi,Pardaillan avait commandé d’avoir les plus grands égards pour cepersonnage et de lui donner tout ce qu’il demanderait. Sauf, bienentendu, de lui rendre sa liberté avant la tombée de la nuit,c’est-à-dire vers huit heures du soir. Il se courbarespectueusement et répondit :

– Je n’y manquerai pas, monseigneur.

Et il sortit, n’oubliant pas de fermer la porte à doubletour.

Alors Fausta se rapprocha de la table. Avec une satisfactionvisible, elle considéra les flacons de vin d’Anjou qui, seuls,paraissaient l’intéresser.

– À la bonne heure, dit-elle, voici un vin dechrétiens ! Et comme prise d’une subite inquiétude :

– Reste à savoir ce qu’il vaut.

– Il est facile de s’en assurer, dirent-ils.

En un rien de temps, deux flacons furent débouchés, les gobeletsse trouvèrent pleins. Ils s’assirent tous les trois. Ils choquèrentles gobelets. Selon leur habitude, Escargasse et Gringaillevidèrent leur gobelet d’un trait.

– Fameux ! dit Escargasse.

– Délectable ! dit Gringaille.

Fausta, elle, dégusta avec la lenteur gourmande d’une finconnaisseuse. Et après avoir avalé quelques gorgées :

– Passable, dit-elle.

Et elle déposa le gobelet à demi plein devant elle.

Ils bavardèrent de nouveau. Escargasse et Gringaille n’avaientplus la moindre inquiétude maintenant. Fausta semblait avoir prisson parti de sa mésaventure. Ils se disaient que c’était ce qu’elleavait de mieux à faire, puisqu’elle ne pouvait plus compter sur euxpour lui ouvrir la porte. En admettant même qu’ils se fussentgrisés au point de rouler sous la table – ce que d’ailleurs ilsétaient bien résolus à ne pas faire – ils pouvaient être bientranquilles. Après s’être montrés méfiants à l’excès, ilsdevenaient trop confiants.

Ils avaient sorti des cartes de leur poche, sur la demande deFausta elle-même. Et elle s’était mise à jouer avec eux. SiPardaillan, qui la connaissait si bien, avait pu la voir en cemoment, il eût, assurément, été saisi de stupeur et d’admirationdevant ce joueur forcené et grincheux, qui disputait âprement surles coups qui lui paraissaient douteux ; qui commettait écolesur école, et s’emportait, martelait la table d’un poing furieux,lâchait des bordées de jurons à faire frémir un corps de garde àchaque coup qu’il perdait ; et qui, sournoisement, mais avecune maladresse qui, à chaque fois, le faisait prendre sur le fait,s’essayait à tricher.

Il va sans dire qu’elle perdait. Eux, n’entendaient pas malice,triomphaient bruyamment à chaque faute qu’elle commettait,jubilaient en voyant qu’un petit tas d’or commençait à s’amoncelerdevant eux, se disaient avec satisfaction qu’en somme la journée sepasserait plus vite et plus agréablement qu’ils ne l’avaient pensé,à boire, à manger, à jouer et… à empocher quelques bellespistoles.

Cela dura ainsi environ une demi-heure. Au bout de ce temps,d’Albaran, sur son lit, commença à s’agiter et à gémir. Tout à leurpartie, ils n’y prirent pas garde d’abord. Les gémissementsd’Albaran redoublèrent, se haussèrent de plusieurs tons. Tant et sibien que Gringaille et Escargasse finirent par les entendre. Car –et ceci était la suprême des habiletés – elle se montrait siacharnée au jeu qu’elle oubliait tout et qu’ils durent lui faireremarquer que le blessé avait certainement besoin de soins et qu’ilfallait interrompre un instant la partie. Elle y consentit, d’assezmauvaise grâce.

Ils se levèrent, riant de sa mauvaise humeur. Ils allèrent aublessé, le visitèrent, constatèrent que le pansement était déplacé,qu’il fallait le recommencer.

– Patientez un peu, dirent-ils, nous en avons pour cinqminutes.

Ils s’activèrent en conscience, sans plus s’occuper d’elle, sansméfiance aucune.

Elle se leva, et, comme pour se donner une contenance, elleremplit les trois verres. Elle tourna légèrement la tête de leurcôté. Elle les vit penchés sur d’Albaran, tout occupés de lui, luitournant le dos, à elle. En gestes souples, d’une vivacitéextraordinaire, et cependant méthodiquement calculés et exécutés,elle se pencha sur leurs deux verres et leva la main au-dessus deces verres.

Dans cette main, elle tenait l’objet qu’elle avait pris dans lapoche d’Albaran : un minuscule flacon rempli d’une liqueurblanche, claire comme de l’eau. Au jugé, elle laissa tomber environla moitié du contenu du flacon dans un verre et vida le reste dansl’autre.

Posément, avec un calme qui avait on ne sait quoi de formidableet de sinistre, elle se redressa, recula de deux pas, remittranquillement dans sa poche le minuscule flacon vide, pivota surles talons, s’approcha d’eux. Elle avait repris ce masqued’étourneau qui les avait si bien dupés jusque-là. Elle adressa,d’un air enjoué et comme distrait, quelques banales parolesd’encouragement. Seulement, sur leur dos, elle lui avait adressé unléger signe de tête qu’il avait très bien compris. Et il avaitébauché un sourire.

Le pansement achevé, tous les trois reprirent leur place autourde la table. Et tous les trois avec la même satisfaction qui, chezFausta, n’était pas feinte cette fois.

Dès qu’ils furent assis, Fausta saisit son gobelet, le choquacontre le leur, porta leur santé : ce qui était une manière deles obliger à vider leur verre. Ce qu’ils firent en effet.Seulement, après avoir bu, ils firent la grimace. Et ilsregardèrent le fond du gobelet avec une lippe de dégoût. D’ailleursils faisaient cela machinalement. Ils n’avaient aucun soupçon.

– Qu’est-ce que c’est que cette affreuse piquette ?dirent-ils.

– Sans doute un fond de bouteille qui s’est aigri, expliquaFausta le plus naturellement du monde.

Elle prit une autre bouteille, remplit de nouveau les gobelets,en disant :

– Voyons s’il en est de même de celle-ci.

Ils se méfiaient maintenant, non pas d’elle, mais du vin. Aulieu de vider le verre d’un trait, selon leur habitude, ilsgoûtèrent avec circonspection. Ils se rassérénèrent.

– Va bien ! sourit Escargasse qui reprit lescartes.

– À la bonne heure ! dit Gringaille. Et,prudent :

– Évitons les fonds de bouteille, désormais.

L’incident n’eut pas d’autre suite. Ils reprirent la partie. Aubout d’une dizaine de minutes, Fausta, qui les observait à ladérobée, eut la satisfaction de constater que la drogue qu’elleleur avait fait prendre commençait à produire ses effets : ilsvacillaient comme s’ils avaient été ivres, ils dodelinaient de latête, bâillaient à se démonter la mâchoire, ils faisaient desefforts désespérés pour maintenir ouvertes les paupières quis’obstinaient à vouloir se fermer comme si elles étaient devenuessoudain de plomb.

Ils sentaient bien qu’ils n’étaient pas à leur aise. Ilsn’eurent pas le temps de se rendre un compte exact de la nature dumalaise qu’ils éprouvaient. L’effet final se produisit avec unerapidité presque foudroyante, sur Escargasse d’abord :brusquement, son buste fléchit. Il essaya de se raccrocher à latable, n’y réussit pas, glissa de l’escabeau sur lequel il étaitassis, roula sur les dalles et y demeura immobile.

Il n’était pas mort cependant, car, aussitôt, il se mit àronfler.

En voyant Escargasse rouler à terre, une lueur d’intelligences’alluma dans l’œil trouble de Gringaille. Il est probable qu’ilcomprit alors que la « damnée princesse » avait fini parles entortiller, tout Parisiens de Paris et tout vieux renardsqu’ils se fussent proclamés. Trop tard, il fit un effort désespérépour se redresser, ses lèvres s’agitèrent doucement, mais nelaissèrent passer aucun son. Et il tomba près de son compagnon. Et,comme lui, il se mit à ronfler.

Fausta se leva. Son premier geste fut pour consulter sa montre.Et elle sourit. Elle fit un signe aux deux estafiers qui,jusque-là, s’étaient tenus étendus sur leurs paillasses, dormant…ou faisant semblant de dormir. Ils sautèrent sur les deux ronfleurset commencèrent par les désarmer. Pendant ce temps, Faustainterrogeait avec son calme immuable :

– Combien de temps vont-ils dormir ainsi ?

– Ils en ont au moins jusqu’à quatre heures del’après-midi, précisa d’Albaran.

– Il est à peine neuf heures, calcula Fausta ; àquatre heures, j’aurai depuis longtemps terminé ma besogne, jel’espère. N’importe, il faut tout prévoir, même l’impossible. Tules garderas jusqu’à huit heures du soir.

Les deux estafiers lui présentèrent respectueusement les deuxrapières qu’ils venaient d’enlever à Gringaille et à Escargasse,ainsi que deux solides poignards qu’ils avaient trouvés dans unepoche intérieure du pourpoint. Elle choisit celle des deux rapièresqui lui parut la meilleure et la ceignit sur-le-champ, sans que,sur son visage impassible, il fût possible de découvrir la moindretrace d’émotion ou de satisfaction. Et elle leur demanda s’ils sesentaient assez solides pour la seconder. Sur leur réponseaffirmative, elle les étudia d’un coup d’œil rapide. Son choix futaussitôt fait :

– Prenez cette épée, dit-elle à l’un. Vous me suivrez àParis. Et à l’autre :

– Prenez ce poignard. Vous veillerez sur votre chef jusqu’àce que la litière que je vais lui envoyer soit venue lechercher.

D’un geste, elle les rassembla auprès d’Albaran et elle leurdonna ses instructions, claires et précises, comme toujours,qu’elle leur fit répéter pour s’assurer qu’ils avaient biencompris. Elle consulta de nouveau sa montre.

– Attention, dit-elle, l’hôtelier ne va pas tarder àdescendre. Elle et eux se tinrent prêts à exécuter la manœuvreconcertée d’avance. L’homme au poignard, son arme au poing.

Quelques minutes passèrent. L’hôtelier ne parut pas. Elles’assura que, dans son impatience, elle ne s’était pas trompéed’heure. Non, elle n’avait pas fait erreur. À coups de pommeaud’épée, ils se mirent à marteler la porte. En même temps, tous lestrois, ils appelaient de toutes leurs forces.

Maître Jacquemin ne parut pas davantage.

– Ce misérable hôtelier aura oublié l’heure, dit-elle.Attendons. C’est à peine si on percevait une pointe de contrariétédans son accent.

Pourquoi se serait-elle énervée et inquiétée ? Elle avaitdu temps devant elle, plus qu’il ne lui en fallait. Certes, elleeût préféré se voir dehors, au grand air, et libre, mais enfin, cen’était que partie remise. Remise d’une heure tout au plus.

Oui, mais cette heure passa, et la suivante et celle d’aprèssonnèrent également sans que l’hôtelier eût donné signe de vie. Etcependant les deux hommes de Fausta menaient, presque sans arrêt,un tapage infernal qui ne pouvait pas ne pas être perçu à l’étageau-dessus.

D’autres heures suivirent implacablement, tombèrent une à unedans le néant, sans apporter aucune modification à cetteangoissante situation. Puis le moment vint où, selon le calculd’Albaran, Gringaille et Escargasse devaient sortir de leur sommeilléthargique. On les attacha solidement, on leur appliqua uneserviette sur la bouche, en guise de bâillon.

Ils se réveillèrent, en effet, demeurèrent un moment avant de serendre compte de leur situation réelle, puis, ayant complètementrepris possession d’eux-mêmes, ils se virent pris à leur tour,réduits à l’état de saucissons convenablement ficelés. Ils firentdes efforts désespérés pour se débarrasser des liens qui lesentravaient. Voyant qu’ils ne réussissaient pas, ils serésignèrent, avec d’autant moins de peine qu’ils avaient lasatisfaction de constater que la « damnée princesse » quis’était donné un mal infini pour se débarrasser d’eux, n’avait pasréussi à se faire ouvrir la porte. À défaut d’autre, ils sedonnèrent du moins la satisfaction de faire peser sur elle unregard railleur où se lisait la joie féroce que sa déconvenue leurcausait.

Dire l’effroyable colère qui s’était abattue sur Fausta nousparaît superflu. Cependant cette colère, chez elle, ne semanifestait pas par des signes extérieurs autres que par unecertaine pâleur et une fulguration d’éclair dans ces yeux qu’ellesavait rendre d’une si angoissante douceur quand elle le voulait.Elle ne disait pas un mot, ne faisait pas un geste, se tenait commepétrifiée sur le siège où elle s’était assise. Mais on sentait quesi cette épouvantable colère qui grondait en elle trouvait unprétexte pour éclater, elle se manifesterait infailliblement avecla force et la puissance destructrice d’un cyclone dévastateur.

Enfin, vers six heures du soir, au moment où, probablement, elleavait perdu tout espoir, son oreille, tendue avec une attentionexaspérée, perçut un léger bruit, lointain encore.

Instantanément, elle fut sur la porte, sur laquelle elle frappadeux ou trois coups.

– Voilà ! voilà ! répondit la voix encoreéloignée de maître Jacquemin.

Elle lui laissa le temps d’approcher, et quand elle sentit qu’ilétait derrière la porte :

– Ah ça ! maître drôle, vous nous avez doncoubliés ?

Et, par un effort de volonté vraiment admirable, sa voix n’avaitpas le moindre accent de menace de nature à effrayer l’hommequ’elle eût voulu poignarder de sa propre main et à lui donnerl’éveil. Non, dans son accent, on ne percevait que la mauvaisehumeur du client mécontent, et à juste raison, de se voir malservi.

– Pardonnez-moi, monseigneur, s’excusa maître Jacquemin,j’ai dû m’absenter pour une affaire importante. Je pensais en avoirpour une heure ou deux tout au plus et…

– C’est bon, c’est bon !… interrompit Fausta. Je n’aiplus de vin d’Anjou et j’étrangle de soif. Apportez-m’end’autre.

– Tout de suite, monseigneur, tout de suite !

Deux ou trois minutes passèrent qui, à Fausta, au paroxysme del’énervement, parurent plus longues peut-être que les longues, lesmortelles heures qu’elle venait de vivre.

Enfin, elle entendit le pas lourd de l’aubergiste qui serapprochait, le bruit de la clef qu’on introduisait dans laserrure, le grincement du pêne, une fois, deux fois…

Et maître Jacquemin, sans méfiance aucune, les bras chargés deflacons, reçut en pleine poitrine le lourd battant de chêne massif,projeté à toute volée avec une violence irrésistible, poussa unhurlement de douleur, et alla, à moitié assommé, s’étaler à quatrepas de là, au milieu d’un fracas de verre cassé. Il n’en avait pasencore fini : à peine était-il tombé que l’homme armé dupoignard fondait sur lui, le saisissait au collet, le traînait dansle caveau, fermait la porte à double tour, mettait la clef dans sapoche. Et profitant de son étourdissement, en un tour de main, luiliait les pieds et les mains.

Fausta s’était élancée sans s’occuper de ce qui se passaitderrière elle. L’homme à qui elle avait remis une épée marchait surses talons.

En quelques bonds, elle franchit les marches de l’escalier,traversa la salle commune, se rua dans l’écurie. Elle ne s’attardapas à seller son cheval. Elle lui passa simplement la bride et lemors, sauta dessus, lui ensanglanta les flancs, et partit ventre àterre, n’ayant dans l’esprit que cette unique penséelucide :

« Dussé-je crever dix chevaux, il faut que j’arrive avantla nuit… avant le comte de Valvert !… J’arriverai, coûte quecoûte ! »

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