La Fin de Fausta

Chapitre 22LÉONORA À L’ŒUVRE

Pendant que Marie de Médicis songeait que l’affection« sincère » et le dévouement « jusqu’à lamort » que Léonora lui témoignait méritaient bien qu’elle luiaccordât quelque indulgence, Léonora s’acheminait à petits pas versson hôtel, tout proche. Elle montrait un visage fermé sur lequel ilétait impossible de lire. Elle aussi, elle songeait enmarchant.

Elle pénétra dans sa chambre et enferma aussitôt, dans un meubledont elle avait seule la clef, le bon de deux cent mille livres etl’écrin qu’elle n’ouvrit même pas, pour admirer, ne fût-ce qu’uneseconde, la splendide parure qu’il contenait. Ceci fait, qui ne luiprit guère plus d’une minute, elle se rendit dans un cabinet, pritplace dans un large fauteuil et fit appeler Rospignac.

Rospignac avait repris son service un instant interrompu parsuite de la blessure qu’il avait reçue lors de l’algarade de la rueSaint-Denis. MM. de Montreval et de Chalabre avaient étépromus chefs dizainiers en remplacement de Longval et deRoquetaille. Ce qui fait qu’ils avaient béni la fin malheureuse etprématurée de ces deux braves, assommés, si on s’en souvient, parle rancunier Landry Coquenard. Les éclopés se remettaient les unsaprès les autres, les morts avaient été remplacés, en sorte que les« ordinaires » de Concini se retrouvaient au complet,plus décidés que jamais à tirer une vengeance éclatante de leurdernière défaite, plus enragés que jamais contre Pardaillan etValvert qui les avaient si fortement étrillés.

Malgré sa mésaventure du Louvre, Rospignac avait eu l’audace dese représenter à la cour, à la suite de son maître. Il n’était passans se douter un peu de l’accueil qui lui serait fait par certainscourtisans, ennemis plus ou moins déclarés de Concini. En effet,dans la cour même du Louvre, il s’était heurté à un groupe dejeunes seigneurs qui s’étaient mis à rire aux éclats en le voyant.Rospignac s’approcha du groupe et, s’adressant a celui qui riait leplus fort, le chapeau à la main, avec une politesseexquise :

– Monsieur, lui dit-il, serait-il indiscret de vousdemander de qui ou de quoi vous riez ainsi ?

– Monsieur, répondit l’interpellé avec hauteur, je risparce qu’il me plaît de rire, et voilà tout.

– D’abord, monsieur, répliqua Rospignac, sans se départirde son inquiétante politesse, d’abord, je vous ferai remarquer quevous ne riez plus… Ni ces messieurs non plus… Ce qui est bienfâcheux pour moi qui avais une envie folle de rire avec vous…Ensuite, vous ne répondez pas à la question que j’ai eu l’honneurde vous poser.

– C’est qu’apparemment il ne me plaît pas de vous faire cethonneur, fit l’autre du bout des lèvres singulièrementdédaigneuses.

– Vous avez tort, monsieur, parce que je vais croire quec’est de moi que vous riiez ainsi.

– Croyez ce que vous voudrez. Peu importe.

– Il vous importe beaucoup, au contraire. Parce que, sic’est de moi que vous avez ri, je vous demanderai de m’accompagnerici près, sur le quai… Je serais curieux de voir si vous rirezaussi fort quand je vous tiendrai au bout de mon épée.

– Monsieur, tant que vous n’aurez pas réglé vos comptesavec celui qui vous a infligé une correction déshonorante devanttoute la cour, vous n’aurez droit à aucune réparation d’honneur.Jusque-là, on ne se bat pas avec vous.

Ayant signifié ce refus d’un air souverainement impertinent, legentilhomme tourna les talons en haussant les épaules.

Mais il ne put pas s’éloigner comme il avait l’intention de lefaire. D’un geste rapide, Rospignac avait remis son chapeau sur latête et, saisissant le rieur aux épaules, il l’avait immobilisésans effort apparent. Ce fut également sans effort apparent qu’ille retourna. Et le maintenant solidement, avec un calme effrayant,il prononça :

– Monsieur, vous m’avez insulté. J’estime, moi, que vous medevez une réparation immédiate. Oui ou non, voulez-vous vous couperla gorge avec moi ?

– Non, fit sèchement le rieur qui s’efforçait maintenant dese dégager.

– Très bien, dit Rospignac.

Avec une vivacité extraordinaire, une force irrésistible, il leretourna de nouveau, lui donna une légère poussée et le frappa dupied, tout comme Valvert l’avait frappé lui-même dans la salle dutrône. Le rieur ainsi traité poussa un hurlement. Non dedouleur : c’est à peine si Rospignac l’avait touché, estimantque le geste suffirait, mais de rage et de honte.

– Maintenant que vous voilà logé à la même enseigne quemoi, libre à vous de ne pas vous battre, railla Rospignac.

– Sang et massacre, il faut que je vous mette les tripes auvent ! rugit l’insulté.

Une sortie en tumulte suivit. Moins de deux minutes plus tard,sous les fenêtres mêmes du Louvre, les deux hommes, pourpoint bas,croisaient le fer. Les compagnons du rieur, quelques curieux,témoins de l’altercation, avaient suivi et formaient lagalerie.

La passe d’armes fut d’une brièveté rare. Certes, l’adversairede Rospignac était un escrimeur d’une force respectable. Mais lacolère folle qui l’animait lui enlevait une partie de ses moyens,tandis que Rospignac, qui gardait le même sang-froid dont il avaitfait montre jusque-là, restait en possession de tous les siens. Surun coup droit foudroyant du baron, le malheureux tomba comme unemasse, en rendant des flots de sang. Ses amis se précipitèrent,dans l’intention de lui donner des soins.

– Inutile, dit froidement Rospignac, j’ai visé le cœur… Jevous réponds qu’il est mort.

Il ne se trompait pas : l’infortuné avait été tué raide.Ses amis se regardèrent, effarés de la rapidité déconcertante aveclaquelle ce résultat avait été obtenu. Ah ! ils n’avaient plusenvie de rire ! D’autant plus que Rospignac, qui avait sonidée qu’il poursuivait implacablement, leur montra tout aussitôtqu’ils n’en avaient pas encore fini avec lui.

Ils étaient trois qui l’avaient insulté de leurs rires. Troisjeunes hommes, beaux, vigoureux, riches, devant qui la vies’ouvrait, riante et belle, et qui, raisonnablement, pouvaientescompter qu’ils avaient devant eux une longue suite d’annéesheureuses à vivre. L’un d’eux, déjà figé dans l’immobilité de lamort, se trouvait étendu, raide et sanglant, sur les dalles du quaiRospignac s’adressa aux deux autres. Et de cette même voixeffrayante :

– Messieurs, vous m’avez insulté, comme celui-ci (del’épée, rouge de sang, il montrait le corps inerte de son précédentadversaire). Dégainez, s’il vous plaît, et me rendez raison.

Et, avec un sourire terrible :

– L’un après l’autre, ou tous les deux ensemble, comme vousvoudrez.

Les deux jeunes gens se consultèrent du regard. Ils hésitaient.Rospignac marcha sur eux en faisant siffler son épée, et ce gestefit pleuvoir sur eux une horrible rosée rouge : le sang deleur ami.

– J’ai décidé que tous ceux qui m’insulteront et quirefuseront de m’accorder réparation subiront le même traitement quej’ai subi devant toute la cour et que j’ai infligé à votre ami,dit-il. Ne comptez pas m’échapper. Choisissez : ou vousaligner avec moi ou faire connaissance avec ceci.

Et, de la pointe de l’épée, il désignait le bout de sabotte.

Les deux jeunes gens comprirent qu’en effet ils ne pouvaient luiéchapper… À moins de prendre la fuite, ce qui était une autremanière de se déshonorer. Et comme Rospignac bravaitencore :

– Décidez-vous, messieurs !… Et si le cœur vousmanque, je vous répète que vous pouvez vous mettre à deux…

– Ce spadassin va nous assassiner froidement, l’un aprèsl’autre, si nous le laissons faire, dit tout bas un des deux jeunesgens.

– Devant un fauve déchaîné, comme celui-ci, les scrupulesne sont pas de mise. Chargeons ensemble, dit l’autre.

En effet, ils dégainèrent, se campèrent devant Rospignac etl’attaquèrent tout aussitôt ; tous les deux à la fois. Unsourire satisfait aux lèvres, le baron reçut le choc sans broncheret railla :

– Vous êtes prudents, à ce que je vois ! N’importe, jeme sens de taille à vous tuer proprement tous les deux.

Cette fois, la passe d’armes fut longue. Les deux jeunes genspossédaient à fond la science de l’escrime. Ils montraient unsang-froid égal à celui de leur redoutable adversaire. Et commel’intention avouée de celui-ci était de tuer, ils jouaient serré.Rospignac, très sûr de lui, se contenta d’abord de parer les coupsqu’ils lui portaient, étudiant leur jeu avec une attentionpénétrante, attendant patiemment l’occasion de placer son coupqu’il voulait mortel.

Cette occasion finit par se présenter : un des deux jeunesgens commit la maladresse de se découvrir un inappréciable instant.Si bref que fût cet instant, Rospignac ne le laissa pas passer.D’un coup de revers formidable, il écarta la seconde épée etallongea le bras dans un geste rapide comme la foudre. En mêmetemps, il lançait cet avertissement :

– À vous, monsieur ! Je vise au cœur !

Le coup était porté avant qu’il eût fini de parler. Le jeunehomme laissa échapper son épée et, sans un cri, sans une plainte,tomba foudroyé. Ainsi qu’il l’avait dit, Rospignac, froidement etimplacablement féroce, avait encore visé le cœur. Et il ne l’avaitpas manqué.

Il n’avait plus qu’un adversaire devant lui. Il avertit celui-làcomme il avait averti l’autre.

– Tenez-vous bien, monsieur, je veux vous tuer !

Comme si la fatigue n’avait pas de prise sur lui, il reprit lalutte avec plus d’ardeur. Et, cette fois, c’était lui qui attaquaitet qui menait rudement le jeu qu’il voulait encore mortel.

Et il gagna cette épouvantable partie comme il avait gagné lesdeux précédentes. Atteint en plein cœur, comme les deux autres, cetroisième adversaire tomba en rendant l’âme dans un flot de sang.Et les curieux qui avaient assisté à ces duels successifs, purentvoir, avec un effarement indicible, trois cadavres étendus dans desflaques de sang.

Tous ces curieux étaient des gentilshommes ou des officiers quise trouvaient dans la cour du Louvre au moment où la provocationavait eu lieu. Rospignac le savait. S’il n’était pas lié avec eux,du moins il les connaissait tous et savait leurs noms, comme ilétait connu d’eux. Il les prit à témoin.

– Messieurs, leur dit-il, vous avez pu voir que cesrencontres, dont une était inégale avec moi, se sont déroulées entoute loyauté. J’ose espérer que vous voudrez bien l’attester.

Certes, en cette circonstance, on ne pouvait douter ni de saloyauté ni de sa bravoure. Ceux à qui il s’adressait lereconnaissaient en leur for intérieur. De même qu’ilsreconnaissaient qu’ils ne pouvaient pas refuser un témoignage qu’onleur demandait poliment, en somme. Mais tous, ils méprisaientRospignac. De plus, ils étaient tous outrés de la férocité aveclaquelle il s’était acharné à porter des coups mortels et ducynisme révoltant avec lequel il avait proclamé son intention.Aucun d’eux ne lui fit l’honneur d’une réponse. Les plus polis secontentèrent d’un signe de tête affirmatif, assez dédaigneux.

La susceptibilité ombrageuse du spadassin faillit prendre denouveau la mouche. Mais Rospignac qui, c’est une justice que nousdevons lui rendre, venait de faire preuve d’une bravoure quipouvait passer pour de la témérité, Rospignac savait aussi semontrer prudent, quand il le fallait.

« Ne tentons pas le diable, se dit-il. Après ce que jeviens de faire, j’ai le droit de ne pas me montrer tropchatouilleux. Au surplus, je suis sûr qu’ils diront la vérité.C’est tout ce qu’il me faut. »

Et à son tour, pour ne pas être en reste avec eux, il remerciad’un signe de tête assez cavalier et tourna les talons. Pendantqu’ils s’occupaient à enlever les trois corps inertes, il ramassason pourpoint qu’il endossa et agrafa lentement, méthodiquement,sans s’occuper d’eux. Quand il fut habillé, il s’en alla, sans sepresser, vers un des escaliers qui plongeaient dans la rivière.Tenant à la main son épée, rouge de sang jusqu’à la garde, ildescendit posément les marches gluantes et lava cette épée dansl’eau courante qui se rougit à l’instant.

Il remonta, essuya soigneusement la lame, la remit au fourreauet partit enfin d’un pas nonchalant, en homme que rien ne presse.Il ne rentra pas tout de suite au Louvre : il voulait laisserà ceux qu’il venait de quitter le temps de colporter dans la royaledemeure le récit de cette rencontre tragique, qui s’était terminéepar la mort de trois jeunes hommes, frappés, coup sur coup, par lamême main.

Il flâna un instant dans le quartier. Quand il jugea que lanouvelle devait être connue, il se dit :

« Retournons au Louvre !… Je suis bien sûr qu’on yregardera à deux fois maintenant, avant de ricaner sur mon passage…Et si la leçon ne suffit pas… nous recommencerons. »

Il ne s’était pas trompé : la terrible leçon avait portéses fruits, et il n’eut pas besoin de recommencer. Seulement, si onne souriait plus sur son passage, personne, à part les partisansavérés de Concini, ne frayait avec lui. Dès qu’il paraissait, ons’écartait de lui, comme on eût fait d’un pestiféré. Au reste, ilfaut croire que cette espèce de mise à l’index ne le touchaitguère, car il n’avait encore rien fait pour la faire cesser aumoment où nous le retrouvons s’inclinant devant Léonora, qui venaitde le faire appeler, avec cette grâce élégante qui lui étaitpersonnelle.

Après avoir répondu à sa galante révérence par une légèreinclination de tête, Léonora, comme si elle ne le connaissait pas,se mit à le détailler des pieds à la tête, de ce regard rapide etsûr que possèdent, en général, les femmes, quand il s’agitd’élégances. Car il ne faut pas oublier que c’était un cavalierd’une suprême élégance, et un fort joli garçon, que le baron deRospignac. Et il le savait bien. Peut-être même, à force de l’avoirentendu dire à maintes jolies femmes, le savait-il trop bien.

Peut-être cet appel inusité de sa maîtresse, avec qui il avaitrarement affaire, ne laissait-il pas que de l’inquiéter un peu, aufond de lui-même. Mais il n’en faisait rien paraître et soutenaitl’examen minutieux sans sourciller. Même, emporté par une habitudegalante sans doute, il faisait des grâces, bombait le torse,tendait le jarret qu’il avait fin et nerveux, caressait sa soyeusemoustache d’un geste fat.

Satisfaite de son examen, Léonora sourit. Sourire qui répondaitsans doute à la pensée secrète qui avait dicté cet examen, mais queRospignac put prendre, et prit en effet, pour lui. Après avoirsouri, Léonora parla. Et d’un air détaché, de sa voix chantante etun peu zézayante d’Italienne, elle dit ceci :

– Rospignac, êtes-vous toujours amoureux de cette petitebouquetière des rues qu’on appelle Muguette, ou Brin de Muguet, jene sais pas au juste ?

Cette question, qu’elle posait ainsi à brûle-pourpoint, c’étaitun véritable coup de boutoir qui faillit renverser Rospignac,lequel était loin de s’y attendre, et qui ne sut quebégayer :

– Madame… je ne sais pas ce que vous voulez dire.

Il nous faut dire ici que la présence de Florence à l’hôtel deConcini n’était ignorée d’aucun des serviteurs de la maison :Léonora n’avait pas jugé à propos d’en faire un mystère. Tout commele maréchal d’Ancre avait « ses officiers etgentilshommes », la maréchale avait « ses filles etdamoiselles » – qu’il ne faut pas confondre avec les femmes dechambre, ouvrières et filles de service – ainsi qu’il convenait àla très grande dame qu’elle était. Florence pour la« maison » était devenue une de ces« damoiselles » – et ajoutons : une damoisellequelque peu jalousée à cause de la faveur toute spéciale dont elleparaissait jouir – tout comme La Gorelle allait devenir une de cesouvrières.

Rospignac savait cela comme tout le monde. Il ne savait pas quecela, sans nul doute : de par ses fonctions et de par lafaveur dont il jouissait auprès de son maître, il était à mêmed’apprendre bien des choses ignorées des autres.

Donc, Rospignac avait pénétré pas mal de petits secrets de sesmaîtres. Quant à dire ce qu’il savait au juste, nous serions bienembarrassés de le faire : quand il avait flairé qu’il pouvaitêtre mortel, ou simplement nuisible, de se montrer trop bienrenseigné, Rospignac était l’homme qui savait le mieux du mondefaire semblant d’ignorer ce qu’il savait très bien, au fond. Onpouvait alors le tourner et le retourner, le prendre par tous lesbouts et par tous les moyens, il demeurait impénétrable.

Il s’était ressaisi, s’était cuirassé d’indifférence, s’étaitfait impénétrable au moment où Léonora le rassurait ensouriant :

– Vous pouvez parler sans crainte, Rospignac… M. lemaréchal n’est nulle part aux écoutes… Et vous devez comprendre quece n’est pas moi qui lui répéterai jamais ce que vous m’aurezdit.

Et comme, malgré cette assurance qu’elle lui donnait, ildemeurait muet, elle ajouta :

– Au surplus, sachez que, même s’il vous entendait,M. le maréchal ne se fâcherait pas, ne vous en voudrait pas lemoins du monde, pour l’excellente raison qu’il a complètementrenoncé à cette jeune fille. Je vous dirai pour quelles raisons… sinous nous entendons, toutefois.

Ces derniers mots firent dresser l’oreille à Rospignac. Mais lespromesses les plus éblouissantes n’avaient pas plus de prise surlui que les menaces les plus effroyables. Pour lui délier lalangue, il eût fallu que Léonora abattît franchement son jeu etqu’il vît clairement à quoi elle tendait, et s’il avait intérêt àla suivre. Mais Léonora avait ses raisons pour agir autrement. Etil répondit respectueusement :

– Excusez-moi, madame. Je ne comprends rien à ce que vousme faites l’honneur de me dire.

– Je vais me faire comprendre, dit Léonora avec unecertaine gravité. Regardez-moi bien, Rospignac, et lisez dans mesyeux que c’est en amie et en toute sincérité que je vous parle. Jesuppose que vous aimez cette fille des rues… que diriez-vous si jevous la donnais, moi ?…

Cette fois, Rospignac comprit qu’il pouvait parler. Et tombantsur les genoux, dans une explosion passionnée :

– Si vous faisiez cela, madame, vous seriez plus que Dieului-même pour moi !

– Je ne m’étais donc pas trompée ?… Vous l’aimezréellement ?…

– À en devenir fou, madame !

Léonora sourit doucement. Elle était satisfaite. Elle ne pouvaitpas douter de sa sincérité en voyant ce visage bouleversé par lapassion. Car il ne jouait pas la comédie, en ce moment. Elle pritun temps et :

– Que feriez-vous, voyons, pour la posséder ?

Elle posait la question d’un air enjoué, sans paraître yattacher autrement d’importance. Mais l’insistance avec laquelleelle le fouillait au fond des yeux disait assez et le sensparticulier et la valeur qu’elle lui donnait. Rospignac ne s’ytrompa pas. Il se releva, et la fixant à son tour, avec unerésolution froide, terrible, en appuyant sur ses mots :

– Tout, madame, tout !… Pour l’avoir à moi, cettefille, j’irais jusqu’au crime le plus abominable ! jusqu’àl’action la plus vile, la plus infâme ! jusqu’à lalâcheté !…

Léonora sourit de nouveau. Elle avait compris. Et, du même airenjoué :

– Dieu merci, vous n’aurez pas besoin d’en venir à desextrémités indignes du bon gentilhomme que vous êtes. Jem’intéresse à vous, Rospignac, je veux votre bonheur. Et puisquevous aimez passionnément cette fille, puisque c’est celle-là, etaucune autre, qu’il vous faut pour vous rendre heureux, eh bien…épousez-la… Je me charge, moi, de la doter convenablement.

Maintenant c’était à la dérobée qu’elle l’observait. Mais cetteattention dissimulée était plus aiguë encore que la précédente. Eten l’épiant ainsi, elle songeait :

« S’il accepte, c’est qu’il sait !… S’il sait… ilfaudra que le poignard de Stocco nous débarrasse au plus vite deM. le baron ! »

Mise en défaut, sans doute, par des apparences auxquelles elleavait eu le tort de trop se fier, elle commettait la faute de nepas évaluer à sa valeur réelle l’homme avec qui elle était auxprises. Elle ne se doutait pas qu’elle avait affaire à forte partieet que Rospignac était de taille à la battre avec ses propresarmes. En effet, à la seconde même où elle faisait cette réflexioninquiétante pour lui, Rospignac se disait de son côté :

« Si j’accepte, je suis mort !… »

Et tout haut, sans la moindre hésitation :

– Moi ! épouser une bouquetière des rues !…Pardonnez-moi, madame, mais la plaisanterie me paraît siextravagante que je ne puis me tenir de rire.

Et Rospignac, en effet, éclata d’un rire fou, irrésistible.Léonora le considérait d’un air grave, attendant patiemment que cetaccès d’hilarité fût tombé. Alors, elle prononça, avec la mêmegravité :

– Que voyez-vous de si extravagant là-dedans ?N’est-elle pas honnête ?

– Oh ! pour cela, irréprochable, madame !… J’ensais quelque chose.

– Jolie, jeune, honnête, riche… Ou presque puisque jeme…

– De grâce, madame, ne parlons pas de cela, interrompitvivement Rospignac. Je suis pauvre, c’est vrai. Je rêve dem’enrichir… par n’importe quel moyen… vous voyez que je suis franc…cynique, si vous voulez. Je rêve de m’enrichir par tous les moyens…tous !… hormis celui-là. Je préférerais cent fois vivre etmourir plus gueux que le dernier des gueux, plutôt que de devenirmillionnaire grâce à un mariage pareil ! Ceci, il le disaitavec une force et une indignation telles que Léonora commença à neplus douter de sa sincérité. Et peut-être l’était-il en effet.Cependant, elle voulut pousser l’épreuve jusqu’au bout.

– Vous vous disiez prêt à tout, même à commettre uneinfamie, pour posséder cette jeune fille, dit-elle, et vous refusezquand je vous offre de vous la donner en mariage. J’avoue que je nevous comprends pas.

– C’est que ce mariage m’apparaît à moi comme la pire desinfamies. La seule, précisément, que je ne commettrai à aucunprix.

– Je commence à croire que vous êtes un peu fou, mon pauvreRospignac, dit-elle en haussant les épaules.

Et, avec une pointe d’impatience :

– Pour Dieu, expliquez-moi une bonne fois ce qui vousrépugne dans ce mariage avec une jeune fille que vous prétendezaimer à la folie, et qui est irréprochable, vous en convenezvous-même.

Il la considéra un instant, comme pour s’assurer si elle parlaitsérieusement. Il la vit attentive, attendant avec une curiositémanifeste sa réponse qu’elle ne semblait pas soupçonner. À sontour, il haussa les épaules et, assez irrespectueusement et d’unevoix mordante, il railla :

– Avec tout le respect que je vous dois, permettez-moi devous dire, madame, que voilà une question qui me suffoque !…Se peut-il vraiment que vous n’ayez pas compris la raison de cerefus qui paraît vous étonner ?

Et s’animant, avec une intraduisible expression dedédain :

– Sangdieu ! madame, faut-il donc vous dire qu’ungentilhomme n’épouse pas une fille de basse extraction, commecelle-là ?… Qu’il en fasse sa maîtresse, à la bonneheure !… Et je n’ai jamais, quant à moi, eu d’autre intentionque celle-là !… Et j’estime que c’est encore lui fairebeaucoup d’honneur !… Mais l’épouser !… Halte-là !Je suis de bonne maison, madame, si vous l’oubliez, je ne l’oubliepas, moi.

– Quoi, c’est pour cela ! se récria Léonora, enouvrant de grands yeux étonnés.

Et avec une pointe de dédain qui perçait malgré elle :

– Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à trouver ce sotpréjugé de la naissance chez un homme qui se vante de s’être,depuis longtemps, débarrassé de tout vain scrupule.

– Hélas ! oui, madame, avoua-t-il tout confus, c’estle seul scrupule dont je n’ai pu me défaire. J’en suis moi-mêmetout étonné et quelque peu honteux. Mais, que voulez-vous, je n’ypuis rien. Et puis… soyez-moi indulgente, madame : c’estpeut-être tout ce qui me reste des excellents principes que madamema mère s’efforçait de m’inculquer au temps heureux de moninsouciante jeunesse.

« C’est qu’il est tout ce qu’il y a de plussincère ! » songeait Léonora en l’observant.

Elle s’émerveilla en elle-même :

« Ce spadassin à gages, ce ruffian sans vergogne, ce truandtitré, qui ne recule devant aucune basse besogne, pourvu qu’ellesoit convenablement payée, se croirait vraiment déshonoré enépousant une femme qui n’est pas “née”… ce qu’il appelledédaigneusement : une fille de basse extraction !… C’estincroyable, inimaginable… et c’est ainsi,pourtant !… »

Nous devons dire que Léonora ne se trompait pas. Siextraordinaire que cela puisse paraître, étant donné la moralité dupersonnage, Rospignac n’avait nullement joué la comédie. Rospignacs’était montré sincère : même s’il n’avait pas été guidé parune arrière-pensée que nous avons fait connaître, il auraitobstinément refusé ce mariage qui lui paraissait« indigne » du gentilhomme qu’il croyait être.

Sincère, il avait tout naturellement trouvé des accents qui nepouvaient pas ne pas convaincre la méfiante Léonora, et qui laconvainquirent en effet. Ce qui fait qu’elle crut pouvoir conclure,non sans satisfaction :

« Quoi qu’il en soit, il ne sait rien, et c’estl’essentiel ! »

Ce qui, nous le savons, était une erreur de sa part.

Elle parut réfléchir un instant. Rospignac, de son côté,songeait, en l’observant à la dérobée :

« J’espère que la voilà convaincue de mon ignorance !…Mais pourquoi ne me congédie-t-elle pas, maintenant ? Quepeut-elle me vouloir ?… »

Et une flamme au fond des prunelles, haletantd’espoir :

« Oh ! est-ce qu’elle voudrait ?… Quisait ?… Oh ! si je pouvais avoir cettechance !… »

Enfin Léonora releva la tête. Son attitude se fit plusbienveillante, presque maternelle. Elle parla. Et cette fois, ellealla droit au but :

– Eh bien, vous vous trompez, Rospignac, la petitebouquetière n’est pas une fille du commun. Elle est de bonnemaison, et vous pourrez l’épouser sans crainte de vousmésallier.

Si maître de lui qu’il fût, Rospignac ne put pas réprimer tout àfait le tressaillement de joie folle qui le secouait, tandis que,dans son esprit retentissait cette clameur de triomphe :

« Sangdieu ! c’était bien cela !… Elle y vientd’elle-même !… Je n’aurais jamais osé l’espérer !…Attention, Rospignac, c’est la fortune qui passe !… Il s’agitde ne pas la manquer. »

Se méprenant sur le sens de ce mouvement qui lui avait échappé,Léonora continuait, d’une voix à la fois impérieuse etpersuasive :

– Il faut que vous l’épousiez, il le faut,entendez-vous ?

– J’entends, madame, dit Rospignac, avec une froideurvoulue. Mais diantre, je n’avais pas envisagé le mariage,moi !… Je ne vous cache pas que le sacrifice me paraît dur…très dur…

– Voici qui vous le fera trouver moins dur : la futurevous apportera en dot la terre de Lésigny qui sera érigée en comtépour elle. Il faut que vous sachiez, Rospignac, que le château etla terre de Lésigny nous ont coûté cent mille écus. C’est quelquechose, il me semble.

– En effet, madame. Et je sens déjà que le sacrifice seramoins pénible que je ne pensais. Cependant…

– Ajoutez à cela les cadeaux, que j’estime, au bas mot, àcent mille livres… ajoutez que votre traitement de capitaine desgardes du maréchal d’Ancre sera porté à douze mille livres… enattendant que vous preniez la place de Vitry comme capitaine desgardes du roi. Qu’en dites-vous ?

– Je dis, madame, que vous faites les choses avec unemunificence telle que je suis comme assommé !

– Vous acceptez donc ? gronda Léonora.

– Si j’accepte ?… Je crois bien ! exultaRospignac.

– Tripes du diable !… Et monseigneur quej’oubliais !… Excusez-moi, madame… Je tiens à la fortune,c’est vrai… Mais je tiens encore plus à ma peau… Or, sij’acceptais, je serais mort avant huit jours… Ainsi, vouscomprenez…

Il paraissait réellement désespéré et fort embarrassé. Enréalité, il l’observait en dessous, avec un pétillement de triompheau fond de ses yeux.

« Décidément, il ne sait rien », songea Léonora.

Et tout haut, elle sourit :

– Rassurez-vous, Rospignac, vous n’avez rien à craindre demonseigneur.

Et comme Rospignac, jouant son rôle jusqu’au bout avec uneperfection qui confinait au grand art, secouait la tête d’un aird’incrédulité inquiète, Léonora, dupe une fois de plus del’incomparable comédien, reprit avec plus de force :

– Je vous dis que vous n’avez rien à craindre !

Et, lui faisant signe d’approcher, baissant la voix, d’un airmystérieux :

– Sachez, Rospignac, que Concino est le propre père decette enfant.

– Que me dites-vous là, madame ? bégaya Rospignac,jouant la stupeur.

– La vérité pure, dit Léonora.

Et, baissant la tête, comme accablée par la honte, d’une voixplus basse, plus mystérieuse :

– Et je suis, moi… sa mère !

– Vous, madame ! s’écria Rospignac avec unestupéfaction qui, cette fois, n’était pas simulée.

Et, en lui-même, il admirait :

« Elle a trouvé cela !… Tripes du diable, elle estvraiment forte !… très forte !… »

– Oui, fit Léonora dans un accent douloureux, je comprendsvotre étonnement… je comprends ce que vous pensez, allez !…Vous faites la même réflexion qui viendra à l’esprit de tous ceuxqui me connaissent… Vous vous dites que Florence ayant dix-sept anspassés… elle est née avant le mariage… Hélas ! oui, c’estvrai !… J’ai commis cette faute, moi, Léonora Dori, dontl’irréprochable conduite est reconnue même de ceux qui la couvrentdes plus odieuses insultes !… À présent que je considère lachose à travers le recul des ans, je me demande moi-même commentj’ai pu m’oublier à ce point !…

Et se redressant :

– Du moins ai-je cette consolation de pouvoir dire qu’il ya eu réparation, puisque je suis l’épouse de mon Concino !Vous me demanderez peut-être pourquoi l’enfant, pourquoi Florencene fut pas reconnue par nous à l’époque du mariage ? C’est unehistoire aussi pénible que douloureuse. Cette histoire, vous avezle droit de la connaître, puisque vous allez faire partie de lafamille. Écoutez donc, Rospignac, et vous verrez comment lafatalité s’acharnant sur moi m’a fait cruellement expier unemalheureuse erreur de jeunesse.

Ici Léonora, avec la physionomie, les attitudes, les accents quiconvenaient, en quelques mots, fit le récit de sa prétendue faute,et des événements qui la mirent dans l’impossibilité de reconnaîtreune fille disparue, volée sans doute, morte, peut-être. Ce récit,inventé de toutes pièces, faisait honneur à son imagination. Maiscomme il côtoyait de près la vérité, il avait cet avantage deparaître très vraisemblable et de répondre d’avance à toutes lesobjections des esprits les plus malveillants.

Rospignac l’écouta avec une attention soutenue. Il ne croyaitpas un mot de ce qu’elle disait. Mais il comprenait que, sans enavoir l’air, elle lui signifiait ce qu’il devait répéter et, aubesoin, soutenir jusqu’à la mort. Et il notait soigneusement danssa mémoire les moindres détails. Au reste, il eut bien soin de nepas laisser voir son incrédulité, et Léonora put croire qu’iltenait pour parfaitement véridique tout ce qu’elle venait de luiraconter.

Quand elle eut fini, sans s’attarder à des remerciements qu’ilsentait qu’on n’attendait pas de lui, Rospignac trouva d’instinctles seules paroles qui convenaient. Et, redressé dans une attitudede défi, le poing crispé sur la garde de l’épée, l’œil sanglant,les crocs en bataille, dans un grondement formidable :

– Que faut-il faire ?… Donnez vos ordres, madame.

Un sourire livide passa sur les lèvres de Léonora. Et le tenantsous le feu de son regard de flamme, avec un accentintraduisible :

– Quand on connaîtra cette histoire… et il faudra bienqu’on la connaisse… je vais être, plus que jamais, déchirée àbelles dents… traînée dans la boue…

– Compris ! interrompit Rospignac, je dirai deux motsaux insulteurs, avec ceci, et il frappait rudement sur le pommeaude sa lourde épée.

– Mon Dieu, fit Léonora avec un indéfinissable accent deraillerie dédaigneuse, si vous y tenez… Quant à moi, je ne suis passi susceptible…

– Je ne comprends plus, madame.

– C’est pourtant bien simple : je vous laisse le soinde décider si vous devez dédaigner l’injure ou en tirer vengeance.Non, ce n’est pas cela qui me tient à cœur… Ce qui serait fâcheux…très fâcheux… c’est s’il se trouvait des gens qui, avec lesmeilleures intentions du monde, peut-être, s’aviseraient d’insinuerque Florence n’est pas… ne peut pas être la fille de la maréchaled’Ancre…

Elle fit une pause, souriant toujours du même sourireindéfinissable, le fixant toujours avec une insistance étrange.

Cette fois, Rospignac tressaillit : il avait compris. Mais,toujours sur une prudente réserve, toujours impénétrable, de sonair le plus naïf :

– Eh bien ? dit-il.

– Eh bien, dit Léonora d’un accent qui tomba rude ettranchant comme le coup de hache du bourreau, ceux-là, vous leurferez rentrer leurs insinuations dans la gorge, en les traitantcomme on m’a dit que vous avez traité ceux qui se sont permis dericaner sur votre passage. Comprenez-vous, Rospignac ?

– À merveille, madame, dit Rospignac. Et, avec un sourireterrible :

– J’en fais mon affaire. N’en parlons plus, madame. Léonoran’ajouta pas un mot sur ce sujet. Elle savait qu’elle pouvaitcompter sur lui. Comme si tout était dit, elle congédia :

– Allez, Rospignac, et dites-vous bien que votre fortuneest faite : une fortune éblouissante, telle que vous n’avezjamais osé en rêver une pareille… Ah ! j’oubliais !…Tenez-vous prêt. Ce mariage sera célébré prochainement… dansquelques jours.

– Me sera-t-il permis, d’ici là, de présenter mes hommagesà ma future ? demanda Rospignac, dont les yeuxétincelaient.

– Non, dit simplement Léonora. Et, avec un mincesourire :

– Je ne vous cache pas, Rospignac, que je m’attends àrencontrer quelque résistance de la part de votre future… Je croisque vous n’êtes pas aimé, mon pauvre Rospignac.

Et, dans un grondement de menace effrayant :

– Je le sais, grinça le baron avec une grimace de fureurjalouse, et je sais aussi qui on me préfère.

« Mais patience, nous réglerons nos comptes, de cecôté-là ! »

– J’estime qu’il vaut mieux que vous vous teniez à l’écartjusqu’au moment de la cérémonie, continua Léonora, comme si ellen’avait pas entendu. Et même, évitez, autant que possible, de larencontrer. Évitez, surtout, de lui parler. Ce sera plusprudent.

Et, d’un accent rude, impérieux :

– Il faut que ce mariage se fasse. Ne risquons pas de lecompromettre.

– J’obéirai, madame, fit docilement Rospignac.

– Allez donc, Rospignac, et fiez-vous à moi.

Rospignac s’inclina devant elle et sortit. Dehors, il laissaéclater la joie délirante qui le soulevait.

« L’affaire est dans le sac ! songeait-il en exultant.Quand je pense que je me creusais la cervelle pour trouver le moyende leur imposer ce mariage… sans risquer ma tête… et qu’elle y estvenue d’elle-même !… Cornes du diable ! tripes dudiable ! ventre du diable !… Riche ! enfin je vaisêtre riche !… Ce que j’appelle riche !… Car siMme Léonora se figure que je vais la tenir quitteavec ce qu’elle m’a promis, elle se trompe singulièrement !…La terre de Lésigny, le titre de comte, trois ou quatre cent millelivres, tout cela, qui est fort appréciable, est bon à prendre, enattendant mieux !… Et c’est mieux qu’il faudra qu’on me donneplus tard !… Que diable ! quand on a la chance d’être enpossession d’un secret aussi formidable que celui que je détiens…quand on tient dans sa main l’honneur d’une reine… une reine donton est le gendre… car c’est bel et bien cela : moi, Rospignac,simple gentilhomme, sans feu ni lieu, je vais devenir le gendre dela reine régente de France !… Quand on tient dans la main unlevier pareil, on est le dernier des imbéciles si on se contente dequelques centaines de mille livres !… Et, Dieu merci, je nesuis pas un imbécile… Il est vrai qu’on risque de se heurter aupoignard d’un bravo… ou à quelque drogue mortelle de quelquemarchand d’herbes !… Mais bah ! qui ne risque rien n’arien !… Et puis, je ne suis ni aveugle, ni sourd, ni manchot,et je ne me laisserai pas meurtrir par traîtrise sans me mettre unpeu en travers. »

Insatiable comme tous les ambitieux, Rospignac ne se contentaitdéjà plus d’une fortune que, dans ses rêves de pauvre hère, iln’avait jamais osé espérer si belle : il ne la possédait pasencore, et déjà il songeait à l’augmenter, par des moyensinavouables, bien dignes du sacripant qu’il était. Et il se croyaitbien sûr d’arriver à ses fins.

Cette belle assurance eût été quelque peu ébranlée s’il avait puvoir le long regard que Léonora avait fait peser sur son dos,pendant qu’il se retirait, et le sourire inquiétant quiaccompagnait ce regard. C’est que s’il avait réussi à la persuaderde son ignorance, elle n’était pas femme à se fier complètement àlui. Et tandis qu’il méditait de tirer tout le parti possible duterrible secret qu’il avait surpris, elle se disait de soncôté :

« Ce misérable ruffian ne se doute pas que mes précautionssont prises, que je le tiens dans ma main… et que s’il ne marchepas droit, comme je l’entends, je n’aurai qu’à fermer cette mainpour le broyer… »

Ayant fait cette réflexion menaçante pour Rospignac, elle nes’occupa plus de lui. Une longue minute, elle demeura rêveuse. Ellesongeait à Florence. Et il faut croire que la question qu’elledébattait dans son esprit était d’une gravité exceptionnelle,redoutable, peut-être, car, elle, toujours si sûre d’elle-même, etsi prompte à prendre ses décisions, elle paraissait singulièrementindécise, hésitante. Et même lorsqu’elle se leva et partit pour serendre près de la jeune fille, le pli profond qui barrait sonfront, la lenteur de sa démarche, les arrêts fréquents qu’elle fiten cours de route, tout indiquait qu’elle n’avait pas encore prisune résolution.

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