La Fin de Fausta

Chapitre 21LE DÉVOUEMENT DE LÉONORA

Lorsque La Gorelle fut sortie, Léonora se leva, s’approcha deConcini en le couvant d’un regard passionné. Sans prononcer uneparole, elle le saisit dans ses bras et, goulûment, elle plaqua seslèvres sur les siennes. Ce baiser, long, à la fois très violent ettrès doux, il le subit d’un air excédé qu’elle ne vit pas parcequ’elle fermait les yeux pour mieux savourer l’âpre jouissancequ’elle tirait elle, de ce baiser, qu’il ne rendait pas. Aussibrusquement qu’elle l’avait saisi, elle le lâcha. Elle souffla unpeu et prononça :

– À présent que j’ai pris des forces… je vais voir Maria.Elle le laissa et sortit.

Quelques minutes plus tard, elle pénétrait dans la chambre de lareine qui congédiait aussitôt ses femmes pour demeurer en tête àtête avec elle.

– Léonora, interrogea avidement Marie de Médicis, cetteidée qui t’est venue, et que tu as promis de me communiquer,est-elle enfin mûre ?

– Oui, madame, répondit Léonora de son air grave, et c’estde cela que je viens vous entretenir, si vous le voulez bien.

– Si je le veux ! Je crois bien ! Il y a assezlongtemps que l’inquiétude me ronge et me mine. Parle.

Et Léonora parla. Ce fut bref, d’ailleurs.

– Quoi ! toi ! s’écria Marie de Médicis, comme sielle ne pouvait en croire ses oreilles, tu ferais cela,toi !…

– Pour Votre Majesté, oui, assura Léonora avec la mêmegravité.

– Tu es admirable ! s’exclama Marie de Médicis, quiparaissait violemment émue.

Et, hésitant :

– Un tel sacrifice !… Un dévouement pareil !…Non, c’est trop, vraiment, je ne puis accepter !

– Vous préférez donc vous perdre ?… Songez que c’estle seul moyen que nous ayons de vous sauver.

– Mais songe donc toi-même que c’est proclamer ton propredéshonneur à la face de toute la cour.

– Mon honneur ne compte pas quand il s’agit de sauverl’honneur de la reine. Et, d’ailleurs, mon honneur comme ma vie etcomme ma fortune, tout cela appartient à la reine, répondit Léonoraavec simplicité.

Marie de Médicis était trop égoïste pour résister pluslongtemps. Il est même probable qu’elle n’avait résisté que pour laforme. Cependant, malgré sa sécheresse de cœur, elle eut un instantd’abandon et d’attendrissement sincère. Elle jeta les bras au coude Léonora et l’embrassa sur les deux joues en disant :

– De ma vie je n’oublierai cette preuve de dévouement quetu me donnes si spontanément et de si grand cœur. Désormais, tuseras comme ma sœur.

Léonora ne manifesta aucune joie. Sceptique, un sourire un peudédaigneux aux lèvres, elle songeait : « Bellesparoles !… Autant en emporte le vent !… Seulement, je nesuis pas de celles qui se laissent oublier, moi ! Et si Marias’avise jamais de perdre la mémoire… je me charge de la luirafraîchir !… »

Ce qui ne l’empêcha pas de s’incliner en une longue révérence decour et de remercier, comme il convenait, du grand honneur que lareine voulait bien lui faire. Après quoi, elle mit la reine aucourant de la démarche de La Gorelle. Elle le fit en termes brefs.Et non seulement elle évita de prononcer le nom de la duchesse deSorrientès, non seulement elle ne fit pas la moindre allusion àelle, mais encore, comme Marie de Médicis, toujours prompte às’inquiéter, posait des questions au sujet de cet ennemi inconnuqui avait voulu acheter le témoignage de La Gorelle, elle secontenta de répondre :

– Soyez sans inquiétude, madame, quand le moment sera venu,c’est-à-dire quand vous tiendrez dans la main la foudre que je suisen train de forger pour vous, à ce moment, je vous ferai connaîtrele nom de cet ennemi qui vous poursuit dans l’ombre. Alors, vousn’aurez qu’à ouvrir cette main sur lui pour l’écraser. Jusque-là,fiez-vous à moi, je veille pour vous… Pour l’instant,contentez-vous de savoir que nous avons déjoué sa manœuvre qui,grâce au concours précieux de La Gorelle, se tournera contre lui etnous permettra de l’accabler. C’est un résultat fort appréciable ensomme.

– Oui, mais qui va me coûter horriblement cher, si cettefemme a proportionné ses prétentions à l’importance du servicequ’elle va me rendre, soupira Marie de Médicis.

– Rassurez-vous, madame, cette femme ne se doute pas que lareine est en cause. Ses prétentions sont modestes…, relativementbien entendu.

– Combien ?

– Vous en serez quitte avec cent mille livres.

– La somme est d’importance[4] , fit Mariede Médicis. Et, soulagée :

– Mais tu as raison ; relativement, je m’en tire àassez bon compte.

– Oh ! fit Léonora avec un sourire indéfinissable,vous auriez tort de croire que vous n’aurez plus à délier lescordons de votre bourse. Ce n’est là qu’une première brèche. Ilfaut bien vous dire qu’il y en aura d’autres… qui serontprobablement plus importantes. Vous aurez, assurément, de lourdssacrifices d’argent à vous imposer.

Marie de Médicis, qui n’était pas très généreuse, ne puts’empêcher de faire la grimace. Elle n’hésita pas pourtant, et,très résolue :

– Je sacrifierai plusieurs millions s’il le faut, mais jeme tirerai de l’effroyable situation où je suis acculée, et où jerisque de perdre tout… à commencer par l’honneur.

Léonora approuva d’un signe de tête. Et elle avait encore auxlèvres le même sourire indéfinissable. Ce qui nous fait supposerque si elle avait insisté, comme elle avait fait, avec une sorted’âpreté, sur les « lourds sacrifices d’argent » quiétaient inévitables, c’est qu’elle poursuivait une idée de derrièrela tête que la reine ne soupçonnait même pas, et dont elle devaitêtre la dupe.

Si elle avait voulu amener Marie de Médicis à se résigner debonne grâce et sans marchander aux sacrifices nécessaires, nousdevons reconnaître qu’elle y avait parfaitement réussi. En effet,la reine était bien décidée à jeter l’or à pleines mains, et sanscompter. Ce n’est pas qu’au fond ce sacrifice ne lui fût paspénible. Mais elle avait compris que si elle ne voulait pas toutperdre, il fallait, de toute nécessité, faire la part du feu.

Ayant pris bravement son parti, et c’est ce qu’elle avait demieux à faire, elle alla à un meuble sur lequel se trouvait de quoiécrire. Elle prit une plume et griffonna quelques lignes sur unefeuille de papier, qu’elle tendit ensuite à Léonora endisant :

– Voici un bon de deux cent mille livres que tu pourrasfaire toucher, quand tu voudras, chez Barbin, mon trésorier.

Léonora ne prit pas le précieux papier. Elle la fixa avecinsistance, d’un œil qui se fit soudain très froid, ets’étonna :

– Deux cent mille livres !… Pourquoi deuxcents ?

Et sans lui laisser le temps de parler, elle fit elle-même laréponse :

– Oh ! je comprends !… Le surplus est pourmoi !…

Et, se redressant, le sourcil froncé, la lèvre dédaigneuse, avecun accent d’indicible raillerie :

– Cent mille livres !… Vous estimez à cent millelivres l’honneur de Léonora Dori, marquise d’Ancre !… Pas undenier de moins que la complaisance de cette hideuse sorcière quis’appelle La Gorelle !… Tout juste autant !… Par lamadone, voilà qui est flatteur pour l’honneur de Léonora !… Etquand je pense que j’étais assez sotte pour vous donner pour rien,par pur dévouement, une chose que vous estimez à un si hautprix !… Quelle leçon, madame !… Et quel outrage gratuit,que rien ne justifie !…

Dans son indignation, dans sa fière attitude, elle avait un airde majesté tel que vraiment on pouvait se demander si ce n’étaitpas elle la reine, et que Marie de Médicis se sentit comme écrasée.Il est certain que, ce faisant, elle croyait se montrer généreuseet n’avoir que des remerciements à recevoir. Il est non moinscertain qu’elle n’avait pas eu un instant la pensée que son présentpouvait constituer une offense. L’attitude de Léonora, en luirévélant qu’elle le considérait comme tel, lui fit comprendre etquelle fâcheuse erreur elle venait de commettre, et quellesconséquences, plus fâcheuses encore, cette erreur pouvaitentraîner. Elle lui saisit les deux mains qu’elle gardaaffectueusement entre les siennes et, de toute la force de sasincérité, elle se récria :

– Oh ! cara mia, comment peux-tu croire quej’ai voulu t’humilier, te faire injure !… Quoi, j’iraissottement t’outrager au moment où j’ai le plus besoin de toi, aumoment où, par ton admirable dévouement, tu me sauves plus que lavie !… Mais voyons, ce ne serait plus de l’ingratitude, cela,ce serait de la folie pure !… Et Dieu merci, je ne suis pasfolle !… Ni ingrate !… Et tu le sais bien !…

Il n’y avait pas moyen de tenir rigueur devant de tellesexcuses, faites si spontanément et sur un ton si affectueux.Léonora le comprit. Elle se radoucit.

– Je me suis donc trompée ? dit-elle.

– Certes.

– Alors, veuillez me dire, madame, à quel usage vousentendez que soit employé cet argent ?

– N’as-tu pas dit qu’il me faudra plus d’une fois délierles cordons de ma bourse ?

– Je ne m’en dédis pas, madame.

– Eh bien, j’ai pensé que puisque tu voulais bien techarger de tout, et que je ne puis te seconder en rien, puisque jesuis censée ignorer tout de cette misérable affaire, j’ai pensé,dis-je, que je devais au moins t’épargner l’embarras de faire pourmoi des avances qui peuvent être considérables et te causer unecertaine gêne. C’est uniquement pour t’éviter cet ennui que je tedonnais ces cent mille livres. Tu vois qu’il n’y a là riend’humiliant pour toi. Or, puisque cet argent est destiné à êtredépensé pour moi, j’espère que tu ne vas pas t’obstiner à lerefuser.

– Non, certes, fit Léonora en empochant d’un air détaché lebon qu’elle lui tendait de nouveau.

Et, avec un soupir :

– Si seulement c’était le dernier !… Malheureusement,je crains fort que cet argent ne soit bientôt parti jusqu’à ladernière livre, et qu’il ne me faille venir prochainement vous endemander d’autre.

En disant ces mots d’un air navré, elle l’observait en dessouspour juger de l’effet qu’ils produisaient. Mais, nous l’avons dit,Marie de Médicis en avait pris son parti. Elle ne fit pas lagrimace. Ce fut même avec une certaine désinvolture qu’ellerépondit :

– Eh bien, je t’en donnerai d’autre, voilà tout. Il fautsavoir faire les sacrifices nécessaires.

Un mince sourire passa sur les lèvres de Léonora. Alors elle eutl’effronterie de reprocher :

– Si vous vous étiez expliquée tout de suite, vous nousauriez épargné à toutes deux un malentendu pénible.

– Tu ne m’as pas laissé le temps de placer un mot !protesta Marie de Médicis. Tu t’es emportée tout de suite. Et tuallais, tu allais, il fallait voir !… Soit dit sans reproche,ma bonne Léonora, tu t’es montrée d’une susceptibilité un peuexcessive.

– C’est vrai, madame, avoua Léonora d’un air contrit, et jevous prie de m’excuser. Mais, voyez-vous, je suis nerveuseaujourd’hui… très nerveuse.

– Pourquoi ? demanda étourdiment Marie de Médicis.

– Pouvez-vous le demander ?… Croyez-vous que lesacrifice que je m’impose pour vous n’est pas affreusementdouloureux pour moi ?…

Et avec une fureur concentrée :

– Cette petite, madame… c’est la fille à Concini… sa fille,à lui !… à qui je suis obligée de faire bon visage… moi !C’est dur, madame, c’est très dur !…

– C’est vrai !… Et moi, sotte, qui n’avais pas pensé àcela !… Ah ! pauvre Léonora, je te plains de tout moncœur !

Ceci, la reine le disait d’un air faussement apitoyé. Parexemple, sa sincérité éclata, toute, quand elles’inquiéta :

– J’espère pourtant que tu auras la force de surmonter tonaversion… légitime… oh ! très légitime… Sans cela… si tu ne lepouvais pas… si tu reprenais ta parole… ce serait un bien grandmalheur pour moi !… un grand malheur pour nous tous… carenfin, si je succombe…

– Vous nous entraînez dans votre chute, voulez-vousdire ? interrompit Léonora, dans l’œil de qui passa une lueurmenaçante.

– Hélas ! oui, gémit Marie de Médicis, qui n’avaitrien vu.

Au fond, elle triomphait. Elle croyait l’avoir réduite à mercipar cette menace déguisée qu’elle tenait suspendue sur elle.L’imprudente ! Elle aurait dû savoir à quelle terriblelutteuse elle se frottait et que la Galigaï n’était pas femme à selaisser intimider ainsi. Léonora songeait :

« Ah ! tu crois m’effrayer !… Ah ! tu tedépêches de me rappeler qu’en travaillant à ton salut je travailleen même temps pour nous !… Ce qui, apparemment, te dispenserade toute obligation envers nous !… Per Dio, je ne lesais que trop que ta chute, à toi, c’est notre mort, à nous !…Mais si tu crois que je vais l’avouer !… Attends unpeu !… »

Et tout haut, avec un calme sinistre, qui glaça la mal inspiréeMarie de Médicis :

– Je le sais, madame. Je sais qu’à la cour tout le mondenous hait… à commencer par le roi. Je sais que vous êtes notre seulappui, et que si cet appui vient à nous manquer, nous sommesperdus… Mais vous devez bien penser que sachant cela… et depuislongtemps… j’ai dû prendre mes petites précautions, et depuislongtemps aussi. Si vous tombez, madame… et vous tomberez si jevous abandonne… (Marie de Médicis frissonna d’épouvante), si voustombez, vous êtes irrémissiblement perdue… on ne sort pas vivantd’une tourmente pareille à celle qui vous aura emportée dans sontourbillon… Nous, au contraire, nous fuyons devant la tempête avantqu’elle soit arrivée jusqu’à nous… Et soyez tranquille, on sera siheureux d’être débarrassé de nous, que personne ne s’opposera ànotre départ. Tout au contraire, on s’empressera de nous lefaciliter. Nous laisserons, il est vrai, quelques plumes dans latourmente. Mais vous l’avez dit vous-même, il y a un instant :Il faut savoir faire les sacrifices nécessaires. Nous retourneronsen Italie, madame. Et malgré ce que nous aurons perdu ici, soyezsûre qu’il en restera toujours assez à Concino pour acheter unepetite principauté où nous finirons tranquillement nos jours, enfaisant encore figure fort honorable. Vous voyez donc bien que lesort qui nous attend ne saurait être comparé en rien à celui quiserait le vôtre… si vous veniez à tomber.

Elle parlait avec tant d’assurance, elle paraissait si sûre deson affaire, et, par surcroît, ce qu’elle disait rentrait si biendans son caractère prévoyant et avisé que Marie de Médicis la crutsur parole. Elle eut une peur horrible de se voir abandonnée,livrée à ses seules ressources sur la valeur desquelles elle nes’illusionnait pas. Elle implora :

– Léonora, tu ne vas pas m’abandonner, au moins !… Queveux-tu que je fasse, poveretta, sans toi ?…

Léonora l’étudia d’un coup d’œil rapide. Elle la vit au point oùelle avait voulu l’amener : affolée, prête, sous le coup de laterreur, à toutes les capitulations. Un sourire blafard vint à seslèvres. Après lui avoir donné le vertige en lui montrant l’abîme aufond duquel, si elle lui retirait l’appui de cette main puissantequi la guidait et la soutenait, elle irait infailliblement rouleret se briser, elle voulut bien la rassurer :

– À Dieu ne plaise, madame. Je vous ai donné ma parole et,c’est une chose que vous devriez savoir mieux que personne, jetiens toujours scrupuleusement mes promesses. Rassurez-vousdonc ; je ferai ce que je vous ai dit… si pénible, sidouloureux que cela soit pour moi.

Marie de Médicis respira, soulagée du poids énorme quil’oppressait : c’est qu’elle savait, en effet, qu’elletiendrait sa parole. Quant au reste : que cela lui fût pénibleet douloureux, nous devons à la vérité de dire que, dans sonégoïsme monstrueux, elle ne s’en souciait guère. Rassurée donc,elle n’en continua pas moins de gémir :

– Crois-tu donc que je ne sais pas que je suisirrémédiablement perdue, si tu ne viens à mon aide ?… Alors,pourquoi me faire ces affreuses menaces ?

– Je ne vous ai pas menacée, madame… Pas plus que je n’aieu l’intention de vous abandonner… Mais, puisqu’il vous convenait,contre toute évidence, de nier mon dévouement sincère etdésintéressé… puisqu’il vous plaisait de me jeter à la tête que, enm’employant à votre salut, comme je le fais, de toutes les forcesde mon corps et de mon esprit, je n’envisageais que mon propreintérêt, j’ai dû, à mon grand regret, croyez-le bien, vous montrerque vous vous trompiez grandement.

– Je n’ai rien dit de pareil. Ce sont des imaginations quetu te fais ! se déroba Marie de Médicis, d’ailleurs demauvaise foi.

– Vous ne l’avez pas dit, en effet : vous l’avezinsinué. Et en tout cas, vous le pensiez, je l’ai bien compris.

Jusque-là, Léonora avait parlé avec une froideur un peudédaigneuse. Brusquement, elle s’attendrit. Et ce fut avec uneémotion qu’elle paraissait impuissante à contenir qu’elleajouta :

– Je l’ai compris, madame, et cela m’a causé une peineaffreuse, que je ne saurais dire.

Cette émotion, feinte ou réelle, gagna Marie de Médicis. Cettefois, ce fut en toute sincérité qu’elle déplora :

– Je joue vraiment de malheur !… Tout à l’heure, jet’ai humiliée et outragée, sans le vouloir. Maintenant, je te faisde la peine… Oui, décidément, je n’ai pas de chance !

– Pourquoi douter ainsi de nous ? reprit Léonora,comme si elle n’avait pas entendu, et avec une émotion qui allaitcroissant. Vous savez bien pourtant que nous ne restons ici,Concini et moi, que par affection et dévouement pour votrepersonne. Si nous n’écoutions que notre intérêt personnel, il y abeau temps que nous serions partis… Nous restons, cependant, et aurisque de notre vie qui est menacée un peu plus de jour en jour… etje ne parle pas des injures de toutes sortes qu’on nous jette à laface, ni des humiliations cruelles dont on nous accable… Nousrestons malgré tout et malgré tous. Pourquoi ? Vous le savezbien… ou du moins je pensais que vous le saviez ? Parce quenous vous sommes profondément attachés… attachés à ce point quenous préférons braver la mort même plutôt que de nous séparer devous.

Par un puissant effort de volonté, Léonora surmonta son émotion.Mais elle prit une attitude de victime résignée et ce fut sur unton désabusé qu’elle acheva :

– Je pensais, et toute notre conduite passée, faite dedévouement inaltérable, de fidélité absolue, me donnait, je crois,le droit de penser qu’aucun doute ne pouvait exister dans votreesprit au sujet de nos sentiments pour vous. Il paraît que je metrompais… N’en parlons plus.

Après avoir prononcé ces paroles, Léonora se levait, exécutaitune savante révérence, et se figeait dans une attitude de respectoutré : l’attitude raide et compassée exigée par lecérémonial.

C’était la une manœuvre dont elle usait lorsqu’elle voulaitamener sa maîtresse à faire une chose devant laquelle elle sedérobait, ou qu’elle voulait lui arracher une faveur ou un présentdont l’importance faisait hésiter son ordinaire parcimonie.Fréquemment employée, la manœuvre lui avait toujours réussi. Etcela s’explique : depuis tant d’années qu’elle l’avait à sonservice, Marie de Médicis s’était habituée à ces entretiensfamiliers avec Léonora, qui avaient lieu, le plus souvent, dansleur langue maternelle. Elle s’y était si bien habituée qu’ilsétaient devenus un besoin pour elle. De plus, ils étaient unindispensable repos à l’insupportable contrainte que lui infligeaitl’étiquette. Aussi, préférait-elle encore ses mauvaises humeurs etses rebuffades à cette manière de bouder qui était un vraicauchemar pour elle. Le résultat était inéluctable : aprèsavoir résisté plus ou moins longtemps, Marie de Médicis finissaitpar céder pour faire cesser l’assommante bouderie.

Dans ces conditions, on comprend que ce ne fut pas sans unprofond dépit qu’elle lui vit prendre cette attitude significative,qu’elle connaissait trop bien.

« Allons bon, songea-t-elle, voilà qu’elle va boudermaintenant ! Il ne manquait plus que cela !Ohime ! il ne va plus y avoir moyen de lui arracherquatre paroles ! »

Selon son habitude, elle feignit de ne pas remarquer cechangement d’attitude. Elle continua la conversation comme si derien n’était. Mais elle eut beau multiplier les avances, prodiguerles bonnes paroles et les cajoleries, elle n’en put tirer autrechose que des monosyllabes respectueux, accompagnés de révérencesplus respectueuses encore.

Marie de Médicis en eut vite assez. Elle connaissait la terribleboudeuse et savait par expérience que cela pouvait durer plusieursjours. Plusieurs jours ! Elle frémit. Quelles catastrophespouvaient fondre sur elle durant ces quelques jours ! Ellesentit l’impérieuse nécessité de ramener Léonora à elle à toutprix. Alors, et tout naturellement, cette pensée luivint :

« Si je lui faisais un cadeau ?… Je le lui dois bien,il faut le reconnaître… Quel cadeau pourrai-je lui faire qui soitassez important pour lui rendre sa bonne humeur ? »

S’étant posé la question, elle chercha.

Il nous faut dire qu’entre la reine et sa dame d’atour sedressait une table aux pieds tors, recouverte d’un tapis de veloursrouge sombre, encadré d’un galon d’or. Sur cette table, parmi lesmenus objets, se trouvait un écrin assez grand. C’était une petitemerveille, d’un travail précieux, en cuir gaufré, blanc, orné duchiffre en or de la reine, et qui, se détachant sur le rouge dutapis, accrochait à l’œil.

Maintenant, ajoutons ceci : de par une des nombreusesprérogatives de sa charge, ou de par une des prérogatives, plusnombreuses encore, qu’elle s’était tout bonnement arrogées, c’étaità Léonora qu’appartenait le soin de ranger dans un coffre spécialles joyaux de la reine. Donc, si cet écrin se trouvait sur cettetable, à cette heure matinale, ce ne pouvait être que par suited’une négligence de Léonora. Cette négligence de sa part, à elletoujours soigneuse, était-elle volontaire ou involontaire ?Nous nous garderons bien de répondre à cette question. Ce qui estcertain, c’est que Léonora, dès son entrée dans la chambre, avaittout de suite vu cet écrin. Et elle n’avait pas bronché. Surtout,elle n’avait pas, comme c’était son devoir, pris aussitôt l’écrinpour le ranger et réparer ainsi sa négligence… Il est vrai qu’à cemoment-là elle avait l’esprit si préoccupé par tant et de si gravesaffaires que cette nouvelle négligence pouvait s’expliquer ets’excuser.

Quant à Marie de Médicis, il est probable qu’elle aussi, elleavait vu l’écrin. Il est également probable qu’elle l’avait oublié…Tout comme Léonora l’avait, ou paraissait l’avoir oublié.

Marie de Médicis cherchant, dans son esprit, quel cadeau assezimportant elle pourrait faire à Léonora, il arriva que, par hasard,ses yeux tombèrent sur l’écrin. Nous disons « parhasard ». En réalité, la reine, fixant le visage de Léonoracomme si elle cherchait à y lire quelle chose lui serait agréable,la vit tout à coup tressaillir et fixer l’écrin d’un airvisiblement contrarié. Machinalement, elle suivit la direction deson regard. Et ce fut ainsi que son attention se trouva portée surcet écrin qu’elle avait oublie. Au fait, nous avions biendit : c’était un simple hasard.

« Si je lui donnais cette parure ? songea la reine. Jesais qu’elle la convoite depuis longtemps. »

Elle réfléchit :

« Disgrazia ! elle vaut cent mille écus,cette parure !… »

Avec une grimace douloureuse :

« Ohime ! voilà une bouderie qui va me coûtercher !… »

Comme par un fait exprès, une crainte nouvelle vint l’assaillirau moment où elle faisait cette réflexion :

« Et puis… de l’humeur que je lui vois, qui sait commentelle prendra la chose ?… Qui me dit qu’elle ne va pas merabrouer vertement, comme elle l’a fait tout à l’heure, quand j’aieu la malencontreuse idée de lui offrir cent mille livres… C’étaitcependant un assez joli denier !… Signor mio, quetout cela est donc ennuyeux !… Voyons, réfléchissons encore unpeu !… »

La vérité est qu’elle ne pouvait se résigner à lâcher un cadeauqu’elle estimait énorme, et elle cherchait si elle ne pourrait pass’en tirer à meilleur compte. Sans le vouloir, nous voulons lecroire, Léonora ne lui laissa pas le temps de trouver. Sortant del’immobilité qu’elle s’imposait, elle s’approcha vivement de latable, mit les mains sur l’écrin et d’une voix altérée :

– Malheur de moi, j’ai oublié de ranger cet écrin ! Jene sais vraiment où j’avais l’esprit hier soir… ou plutôt ! jene sais que trop quels soucis m’assiégeaient et m’assiègent encore…N’importe, c’est un manquement grave que je prie humblement VotreMajesté d’excuser, en l’assurant qu’il ne se renouvellera plus. Enattendant, je vais réparer cet inconcevable oubli.

Depuis un quart d’heure qu’elle boudait, c’était la premièrefois qu’elle en disait si long. Tout aussitôt, elle saisissait leprécieux écrin et, faisant demi-tour, se mettait en mouvement pouraller l’enfermer sous clef, avec les autres joyaux. Or, ce futprécisément ce geste imprévu de Léonora qui fit tomber leshésitations de la reine et l’amena à prendre une décision.

Elle appela :

– Léonora !

Léonora s’arrêta sur-le-champ, pivota sur les talons et,reprenant son rôle, attendit respectueusement qu’on l’interrogeât.Voyant cela, Marie de Médicis soupira et se résigna àinterroger :

– Tu sais ce que contient cet écrin ? Évidemment, ellevoulait lui faire dire ce qu’il contenait. Léonora le comprit trèsbien. Elle aurait pu lui donner cette satisfaction, attendu qu’ellele savait aussi bien qu’elle. Elle se garda bien de le faire et,revenant à ses réponses laconiques, rigoureusement protocolairesqui avaient le don – elle le savait bien – d’exaspérer samaîtresse :

– Oui, madame, dit-elle.

– Tu sais que c’est ma parure de rubis ? soupira denouveau Marie de Médicis.

– Oui, madame, répéta l’imperturbable boudeuse.

– Elle te plaît, cette parure ?

– Oui, madame.

– Il y a longtemps que tu en as envie ?

– Oh ! madame !…

Et sur ce oh ! de protestation respectueuse, Léonora fit unmouvement comme pour aller au coffre où elle enfermait les bijouxde la reine.

– Attends un peu, commanda Marie de Médicis. Léonoras’immobilisa de nouveau. Marie de Médicis eut une suprêmehésitation. Finalement, elle se décida. Et de sa voix la plusinsinuante, cherchant ses mots, tant était grande sa crainte delaisser échapper un terme qui, mal interprété, pouvait déchaînerune nouvelle tempête :

– Ma bonne Léonora, le service que tu vas me rendre est unde ces services qu’on ne saurait oublier… Je crois te l’avoir dit…Je voudrais… comprends-moi bien… je voudrais t’exprimer mareconnaissance autrement que par de vaines paroles… je voudrais tel’exprimer d’une manière… comment dirai-je ?… d’une manièrepositive.

Et vivement :

– Il ne s’agit pas d’un don d’argent. Fi ! tout l’ordu monde ne saurait payer un service comme celui que tu veux bienme rendre !

Et, reprenant son ton hésitant :

– Non, il ne peut pas être question d’argent… Mais, si jet’offrais… par exemple, un objet… un joyau… un joyau que j’auraisporté… que tu pourrais porter à ton tour… un souvenir enfin… unsouvenir de celle qui t’aime comme une sœur… Si je t’offrais cela,voyons, que dirais-tu ?

Cette fois, Léonora daigna s’humaniser, parler,sourire :

– Je dirais, madame, qu’un souvenir de vous me seraitdoublement précieux, ayant été porté par vous. Et je ne pourraisqu’accepter avec reconnaissance, de tout mon cœur, ce qui me seraitdonné avec tant de délicatesse et de cœur.

– Enfin, je te retrouve ! s’écria Marie de Médicis enfrappant joyeusement dans ses mains. Tu ne saurais croire leplaisir que tu me fais. Voyons, avoue qu’il y a longtemps que cetteparure te fait envie et que tu serais heureuse de la posséder.

– Je l’avoue volontiers, si cela peut vous faire plaisir.Mais je vous prie de croire que je n’ai jamais été assez folle pourpenser un seul instant que je pourrais posséder une parurepareille.

– Pourquoi donc ? Le prix de cette parure n’est pasau-dessus de ta bourse.

– Je ne dis pas non. Mais il n’y en a pas deux pareilles.Quant à celle-ci, elle n’est pas à vendre et je sais que vous ytenez comme à la prunelle de vos yeux.

– Eh bien, tu te trompes, fit lentement Marie de Médicis.Je tenais beaucoup à cette parure, c’est vrai. Pour rien au mondeje n’aurais voulu m’en séparer. Pour rien ni pour personne. Maistoi, ma bonne Léonora, tu t’es, par ton inaltérable dévouement,mise au-dessus de tous. Ce que je n’aurais voulu faire pourpersonne, je suis heureuse de le faire pour toi. Cette parure teplaît, tu la tiens dans tes mains, emporte-la et garde-la… Je te ladonne.

Marie de Médicis jouissait intérieurement de l’effet qu’elleallait produire. Cet effet fut encore au-dessus de ce qu’elleattendait. En effet, Léonora se rapprocha précipitamment de latable sur laquelle, comme s’il fût devenu soudain trop pesant, elleposa soudain l’écrin. Et comme si elle ne pouvait en croire sesoreilles :

– Vous me donnez votre belle parure ?… Àmoi ?

– Je te la donne, sourit Marie de Médicis.

– Vous n’y pensez pas !… Cette parure vaut au moinscent mille écus !… Trois cent mille livres !… s’étranglaLéonora.

– Peut-être un peu plus.

– Oh ! madame !… Un tel présent !… àmoi !… Je ne peux pas… Non, c’est trop, c’est vraiment trop degénérosité !… Je ne peux pas accepter que vous vousdépouilliez ainsi pour moi !…

Mais, tout en protestant ainsi, Léonora caressait doucement deses doigts tremblants le précieux écrin, et le couvait en mêmetemps d’un regard d’ardente convoitise rayonnant d’une joie quasipuérile. En sorte qu’on ne pouvait en douter : elle mouraitd’envie d’accepter et n’était retenue que par un scrupule excessif,mais qui faisait honneur à sa délicatesse. Puis elle levait sonregard sur Marie de Médicis qui l’observait. Et ce regard, chargéd’une admiration muette, était mille fois plus flatteur quen’aurait pu l’être le compliment le plus délicatement tourné.

Si cette attitude était sincère, nous n’avons rien à dire. Sic’était une comédie – et Léonora était bien de force à l’avoirimaginée, cette comédie, et à la jouer avec un art incomparable –,c’était un chef-d’œuvre d’habileté et qui dénotait une connaissanceapprofondie du caractère de la reine. Or, ce caractère était uncomposé de lésinerie bourgeoise, combattue par une vanité sansbornes. Il ne s’agissait que de savoir chatouiller cette vanité etde l’exciter convenablement pour obtenir d’elle plus que salésinerie naturelle n’aurait consenti à donner.

Le fait certain, c’est que Marie de Médicis, qui ne s’étaitrésignée qu’en rechignant à faire ce cadeau trop important, selonelle, qui eût peut-être été enchantée si on l’avait refusé, neregrettait déjà plus le sacrifice. Non seulement elle ne leregrettait plus, mais encore, pour un peu, elle y eût ajouté, tantsa vanité se trouvait satisfaite. Et elle insista, s’efforçant trèssincèrement de faire accepter ce qu’elle espérait voir refuserl’instant d’avant. Et ce fut Léonora qui eut l’impudente audace dese faire tirer l’oreille. Tant et si bien que la reine dutimplorer :

– Je t’en conjure, accepte… Ou je croirai que c’est del’orgueil !… que tu ne m’aimes plus… sans compter que c’est mefaire injure !… Voyons, ma bonne Léonora, je t’en supplie…prends, pour l’amour de moi !… Tu me feras tantplaisir !…

Et Léonora, magnanime, consentit enfin :

– Soit, dit-elle d’une voix émue, j’accepte, pour l’amourde vous !… Pour l’amour de vous, je porterai cette parure dontje ne me dessaisirai jamais, je vous le jure !

Le plus beau, c’est que ce fut Marie de Médicis qui la remerciaet qui l’embrassa avec effusion.

La paix étant faite, le calme revenu avec la bonne humeur deLéonora, la reine put satisfaire la curiosité qui la labourait enposant une multitude de questions auxquelles Léonora répondit avecune complaisance qu’elle ne montrait pas toujours pareillement.D’autant que la plupart de ces questions lui avaient été déjàposées et qu’elle y avait déjà répondu. Quand la reine n’eut plusde questions à poser, Léonora faisant observer que le tempspassait, elle consentit à la congédier enfin, non sans lui avoirfait promettre de revenir la mettre au courant, dès qu’elle auraitterminé ce qu’elle allait faire.

Léonora partit, emportant sous le bras le fameux écrin quicontenait une parure que la reine estimait à plus de cent milleécus ou plus de trois cent mille livres.

La reine la suivit du regard jusqu’à ce que la porte se fûtfermée sur elle. Alors, elle soupira :

« Quel dommage que cette pauvre Léonora ait un si mauvaiscaractère ! Basta, au fond, c’est une bravefemme !… Et puis, elle m’aime vraiment d’un amour profond,sincère !… Et elle m’est dévouée jusqu’à la mort !… Celamérite bien un peu d’indulgence. »

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