La Fin de Fausta

Chapitre 9OÙ VALVERT TIENT LA PROMESSE QU’IL A FAITE À ROSPIGNAC (suite)

Cette espèce de conseil, qui se tenait, devant toute la courattentive, fut assez bref. En moins de dix minutes, Pardaillan dittout ce qu’il avait à dire. Il attendait maintenant que le roi luidonnât congé. Mais le roi, décidément, se plaisait en sa société.Non seulement il ne lui donna pas ce congé, mais encore, aprèsavoir fait signe à ses intimes qu’ils pouvaient approcher, ilcontinua de s’entretenir familièrement avec lui.

– Holà ! fit-il tout à coup, que se passe-t-il donclà-bas ?

Et il désignait cette porte auprès de laquelle nous avons vuqu’Odet de Valvert se tenait et près de laquelle un brouhaha seproduisait en ce moment même.

Voici ce qui se passait :

Nous avons dit en son temps que Rospignac s’était éclipsé pouraller exécuter un ordre que lui avait glissé Concini. Nousrappelons que ceci se passait avant que Pardaillan se fût présentélui-même au roi. La faveur toute particulière que le roi avait bienvoulu accorder au chevalier avait donné fort à réfléchir au favori.Elle lui avait donné si bien à réfléchir qu’il était parti à sontour, en faisant signe à Louvignac, Roquetaille, Eynaus et Longval– lesquels surveillaient Pardaillan – de le suivre.

Disons que, si discrètement que se fût opérée cette sortie, siattentif qu’il parût à son entretien avec le roi, elle n’avaitpourtant pas échappé à l’œil sans cesse en éveil du chevalier.

Suivi de ses quatre lieutenants, Concini se mit à la recherchede Rospignac. Il le trouva sur le grand escalier, comme il revenaitpour rendre compte de sa mission. En effet, sans attendre d’êtreinterrogé, le baron s’empressa de renseigner :

– C’est fait, monseigneur : les deux tranche-montagnesne sortiront pas du palais, ils seront arrêtés avant.

– Non pas, corbacco ! protesta vivementConcini, il ne s’agit plus d’arrestation.

Et laissant éclater sa rage qu’il avait dissimuléejusque-là :

– Je ne sais ce que ce vieil aventurier de Pardaillan abien pu dire ou faire au roi, mais le fait est qu’il jouitprésentement d’une faveur si grande que je crois prudent derenoncer à cette arrestation. Le roi serait capable de les faireremettre en liberté, ce qui fait que nous nous serions donnébeaucoup de mal pour rien. Sans compter qu’il pourrait nous encuire.

– Cornes du diable ! sacra Rospignac furieux et déçu,allez-vous donc les laisser aller, monseigneur ?

Et, avec un accent de regret indicible :

– Nous les tenions si bien.

– Rassure-toi, Rospignac, fit Concini avec un sourirelivide, je renonce à une arrestation que le roi pourrait annulerd’un mot, mais je n’entends nullement les laisser aller pourcela.

– À la bonne heure, monseigneur !

– Voici ce que tu vas faire, dit Concini.

Et, faisant signe aux quatre lieutenants d’approcher :

– Écoutez bien, messieurs : il ne faut rienentreprendre, ici, au Louvre. Dans l’état d’esprit où je voisqu’est le roi, c’est une imprudence qui pourrait nous coûter cher.Il faut donc les laisser sortir. Hors de la maison, ils ne peuventaller que rue Saint-Honoré ou au quai, selon qu’ils tourneront àgauche ou à droite. Tu vas courir à l’hôtel, qui, heureusement esttout proche. Tu rassembleras tout notre monde. Y compris Stocco etses hommes. Tu placeras les ordinaires rue Saint-Honoré, de manièrequ’on ne puisse pas les voir du Louvre. Vous, messieurs, vous vousmettrez là, à la tête de vos dizaines. Stocco, avec une vingtainede ses sacripants qu’il aura tôt fait de rassembler, se dissimulerasur le quai. S’ils vont rue Saint-Honoré, Stocco s’ébranlera et lessuivra, de manière à les tenir entre deux feux. Il les suivra sansles attaquer. L’attaque ne devra être déclenchée que lorsqu’ilsmettront le pied dans la rue Saint-Honoré. Ainsi, nous serons sûrsde les tenir.

– Compris, monseigneur, exulta Rospignac, s’ils se dirigentdu côté du quai, ce sont mes hommes qui les suivront, et lerésultat sera le même.

– Il faut tout prévoir, reprit Concini en approuvant de latête. Vous, Louvignac, et vous, Roquetaille, vous vous tiendrezdans l’antichambre et vous surveillerez la sortie de nos deuxgaillards.

Et, s’interrompant, d’une voix rude :

– Surtout, pas de provocation, pas de dispute,hein !

– Cependant, monseigneur, s’ils nous cherchent querelle,eux ?

– Vous vous déroberez, trancha Concini d’un ton impérieux.D’ailleurs, vous avez une excuse des plus honorables : on nese bat pas dans une maison royale.

Et reprenant :

– Je vous place là pour vous assurer du chemin que suivrontces deux hommes. Vous les suivrez donc, discrètement. Si, parhasard, ils ne sortaient pas par la grande porte, par le cheminqu’ils suivront, vous verrez bien par quelle porte ils comptentsortir. Alors, vous les laisserez aller et vous courrez avertirl’un Rospignac, l’autre Stocco. C’est bien compris, n’est-cepas ? Allez, messieurs. Rospignac, tu reviendras m’aviser, dèsque tes dispositions seront prises, car je veux être là, moiaussi.

– Je serai de retour dans quelques minutes.

– Ah ! j’oubliais une chose qui a son importance. Ilne s’agit plus de les prendre vivants. Il faut les massacrer surplace et ne les lâcher qu’après s’être assuré qu’ils sont bienmorts. Oui, ceci ne fait pas votre compte, mes braves louveteaux.Moi aussi j’enrage, porco Dio ! d’être obligé de mecontenter d’une si piètre vengeance ! Mais, que voulez-vous,l’attitude du roi m’inquiète. Et je ne veux pas courir le risque deles voir m’échapper une fois de plus pour avoir voulu être tropgourmand. Donc, messieurs, ne soyez pas plus exigeants que moi.Taillez, piquez, assommez, écrasez, mais tuez sans miséricorde.Allez, maintenant, et ne perdez pas un instant.

Là-dessus, Concini les quitta et revint prendre sa place aucercle de la reine.

Roquetaille et Louvignac, bâillant d’avance d’ennui, allèrentprendre leur fastidieuse faction dans l’antichambre indiquée parleur maître.

Rospignac, suivi de Longval et d’Eynaus, se rua vers le logis deConcini. Il eut vite fait de rassembler ses hommes et d’avertirStocco. Celui-ci, pour des besognes louches, commandées tantôt parConcini, tantôt par Léonora elle-même, avait toujours sous la mainun certain nombre de gens de sac et de corde, qui ne reculaientdevant aucune besogne, si terrible ou si vile qu’elle fût, pourvuqu’on y mît le prix. Il eut vite fait, de son côté, de rassemblerune vingtaine de ces chenapans avec lesquels il alla se poster surle quai, près du Petit-Bourbon.

Pendant ce temps, Rospignac amenait rue Saint-Honoré la troupedes « ordinaires » au complet : quarante et quelqueshommes, en comptant les chefs dizainiers. Guidé par sa haine férocequi lui faisait penser à tout, il trouva même moyen de réparer unoubli de son maître, oubli qui, cependant, était de nature à faireavorter complètement leur projet d’assassinat.

Il se rappela fort à propos, lui, que, presque en face l’entréedu Louvre se trouvait la rue du Petit-Bourbon. Cette rue duPetit-Bourbon aboutissait à la rue des Poulies et, tournant àdroite, se poursuivait, sous ce même nom du Petit-Bourbon, jusqu’auquai de l’école. Ce n’est pas tout. Presque en face l’endroit oùelle changeait de nom, c’est-à-dire rue des Poulies, s’ouvrait larue des Fossés-Saint-Germain[3] .Pardaillan et Valvert – puisque c’était eux qu’on visait –pouvaient très bien prendre par cette rue du Petit-Bourbon. S’ilsla continuaient jusqu’au quai de l’École ou s’ils prenaient par larue des Poulies, ils aboutissaient derrière ceux qui les guettaientet assez loin, pour être sûrs de ne pas être vus d’eux. S’ilscontinuaient par la rue des Fossés-Saint-Germain, c’était bienmieux encore, puisqu’ils pouvaient par là aboutir à la rueSaint-Denis.

Rospignac réfléchit à cela. Et il répara l’oubli de Concini, enplaçant à l’entrée de cette petite rue, par où le gibier qu’ilchassait pouvait lui échapper, deux de ses hommes chargés de faireun signal convenu, s’il faisait mine de se glisser par là.

Ainsi qu’il l’avait dit à son maître, il ne lui fallut pas plusd’une quinzaine de minutes pour dresser une formidable embuscadequi semblait dirigée contre quelque fabuleux géant, et qui, enréalité, ne menaçait que deux hommes. Il est vrai que ces deuxhommes étaient Pardaillan et Valvert.

Toutes ses dispositions prises, et bien prises, Rospignac,soulevé par une joie terrible, revint au Louvre et reprit le cheminde la salle du Trône, pour rendre compte à son maître, ainsi qu’ilen avait reçu l’ordre. Le hasard voulut qu’il entrât dans cettesalle, précisément par cette porte auprès de laquelle Odet deValvert se tenait accoté, attendant, non sans impatience, que prîtfin l’entretien de Pardaillan avec le roi.

Valvert était d’une humeur massacrante, parce qu’il n’avait paspu parvenir à découvrir sa bien-aimée Florence. Il n’était venu auLouvre que dans l’espoir de la voir.

L’imagination aidant, cet espoir était même devenu unecertitude : oui, ventrebleu, il la verrait, il lui parlerait.S’il avait raisonné un tant soit peu, il aurait facilement comprisqu’il avait, au contraire, toutes les chances de ne pas la voir cejour-là. Il n’était pas besoin d’être un logicien de première forcepour comprendre que la reine, ou, à son défaut, les Conciniauraient soin de la tenir enfermée pour que nul ne la vît, de mêmequ’ils prendraient toutes leurs précautions pour que l’on nedécouvrît pas sa retraite.

Oui, s’il avait raisonné, il aurait compris cela. Sa déceptionalors eût été moins cruelle. Sa mauvaise humeur moins vive. Mais,allez donc demander à un amoureux de raisonner sainement. Nonseulement Valvert n’avait pas raisonné, mais encore il s’étaitbercé de tout un tas d’espoirs qui ne s’étaient pas réalisés. Ensorte que le coup avait été encore plus rude.

Par-dessus le marché, en s’en revenant déconfit et furieux, ilavait trouvé son vieil ami Pardaillan avec le roi :Pardaillan, le seul de cette nombreuse et étincelante assemblée àqui il pouvait conter sa désillusion et, ne pouvant la voir, parlerdu moins de la bien-aimée. Sa mauvaise humeur s’était encore accruede ce contretemps.

Cependant il s’était dominé, en se disant que Pardaillan neresterait pas longtemps avec le roi. Et il avait fait cette petitemanifestation que nous avons signalée au moment où elle seproduisit. Et il avait attendu, un peu calmé et réconforté par lafaveur que le roi lui avait faite en le remerciant. Par malheur,cette espèce d’audience particulière accordée en public s’étaitprolongée comme on l’a vu. La mauvaise humeur de Valvert étaitrevenue toute. À force de s’ennuyer, de s’énerver, de ruminer cettemauvaise humeur, elle avait fini par devenir de l’exaspération. Unede ces exaspérations furieuses qui éprouvent l’impérieux besoin dese traduire par des gestes violents.

C’était à ce moment que Rospignac était entré par cette porte,près de laquelle se tenait notre furieux. Il ne pouvait pas tomberplus mal.

Rospignac, qui exultait d’une joie sauvage, passa sans faireattention à Valvert. Mais Valvert le vit, lui. Il oublia sadéconvenue amoureuse, il oublia où il se trouvait, et ceux quil’entouraient, et le roi, et Pardaillan. Il oublia tout, pour sedire :

« Par Dieu, ce coquin arrive fort à propos… Je vais pouvoircalmer mes nerfs sur lui. »

Et, sans réfléchir, il se détendit comme un ressort. Deux bondsprodigieux l’amenèrent devant Rospignac à qui il barra le passageet qui dut s’arrêter devant lui.

– Holà ! où cours-tu ainsi, Rospignac ? lançaValvert de sa voix claironnante. Ho ! tu parais bienjoyeux ! Alors, inutile de chercher, c’est que tu viens defaire quelque mauvais coup, bien bas, bien dégradant ! tel querougiraient d’en commettre les plus vils malandrins !

– Êtes-vous fou ? sursauta Rospignac. On ne se disputepas ici. Oubliez-vous où vous êtes ?

Sans s’en apercevoir, Valvert avait élevé la voix. Ce qui avaitattiré l’attention des plus proches. Rospignac, livide de rage, semordant les lèvres jusqu’au sang pour se contraindre à uneapparence de calme, avait, lui, et bien intentionnellement, baisséla voix, espérant ainsi amener son adversaire à en faireautant.

Mais Valvert n’y prit pas garde. Et comme Rospignac, voulant àtout prix éviter une querelle en présence du roi, essayait depasser quand même, il abattit sa poigne d’acier sur son épaule etl’immobilisa. En même temps, élevant encore la voix, ilcingla :

– Je n’oublie rien. C’est toi qui oublies que ce n’est pasici la place d’un drôle tel que toi. Aussi, je te défends d’allerplus loin. Mieux, je vais te jeter dehors, comme un laquais marronqu’on chasse.

Il parlait même si fort que, cette fois, tout le mondel’entendit. Même le roi qui, nous l’avons vu, s’était tourné de cecôté. Et l’attention de tous les assistants se porta aussi de cecôté-là. Il reconnut pareillement Rospignac, qui essayait vainementde s’arracher à l’étreinte puissante qui le paralysait. Il lereconnut et une lueur mauvaise s’alluma dans son regard, qu’ilcoula aussitôt du côté de Concini.

Pardaillan les avait reconnus également tous les deux. Il eut unléger froncement de sourcil. Et en lui-même, voyant tout de suiteles suites que pouvait entraîner la folle équipée de Valvert, il sedit :

« Il est heureux pour ce maître fou que le roi ait besoinde moi et que je sois là. Sans quoi, je ne donnerais pas une maillede sa peau… Le petit roi n’oserait jamais le soustraire à lavengeance du Florentin. »

– N’est-ce pas un des gentilshommes de M. d’Ancre quise laisse ainsi malmener ? demandait le roi avec uneindifférence admirablement simulée.

Ses intimes s’étaient rapprochés. Ce fut Luynes qui, avec unejoie féroce, répondit :

– C’est le chef de ses ordinaires, Sire. Et, ma foi, ilfait bien piteuse mine, le beau Rospignac.

– Oh ! la tête de M. d’Ancre ! Elle estimpayable !

– Il est capable d’en attraper la jaunisse !

– Si seulement il pouvait en crever !

– Nous en serions débarrassés enfin !

– Moi, je trouve que ce brave gentilhomme a cent foisraison : la place d’un ruffian, comme ce baron de Rospignac,n’est pas dans une maison royale !

– Elle est dans une maison du bord de l’eau !

– Il y a beau temps qu’on aurait dû le jeterdehors !

– Avec tous ses acolytes !

– En commençant par leur maître !

Toutes ces réflexions, faites à voix basse, dans l’entourageimmédiat du roi, se heurtaient, se croisaient, s’entremêlaient,tombaient, toutes, comme des coups de poignard à l’adresse deConcini et des siens. Chacun voulait placer son mot, et le plaçait,en effet, sentant bien que c’était encore une manière de faire sacour au roi.

De fait, en toute autre circonstance, le roi n’eût pas manqué defaire signe à son capitaine des gardes, lequel eût arrêté net cescandale inouï, sans précèdent dans les fastes de la royaledemeure, en saisissant les deux perturbateurs, en les traînant horsde la salle, pour les enfermer ensuite dans un bon cachot, où ilsauraient eu tout le temps de méditer à loisir sur les inconvénientsqu’il y a à se chercher noise dans une maison royale et, ce quiétait plus grave, ce qui pouvait être mortel, en présence même duroi.

Or, le roi ne faisait pas ce signe. Le roi ne bougeait pas, nedisait rien. Preuve que ce scandale ne lui déplaisait pas. Et s’ilne lui déplaisait pas, c’est que celui qui en avait été victime, etdont l’affront sanglant reçu devant la cour assemblée rejaillissaitsur son maître, appartenait à Concini. Et tous le comprenaientainsi ; les amis, comme les ennemis du maréchal, dont lafaveur, ce jour-là, recevait décidément de fâcheuses et rudesatteintes.

Cependant, le roi qui laissait faire, qui, par ce fait, semblaitapprouver le forcené qui infligeait une telle humiliation à un desgentilshommes du maréchal, et par contrecoup, au maréchal lui-même,le roi répondait à celui de ses amis qui avait approuvé Valvert. Etvoici ce qu’il disait de son même air indifférent, réel ousimulé :

– Il n’en est pas moins vrai que voilà une incartade qui vacoûter cher à son auteur.

Et, comme un mouvement se produisait parmi ses amis :

– Sans doute, tout à l’heure, en sa qualité de surintendantdu palais, M. d’Ancre va me demander de sévir avec la dernièrerigueur contre le coupable. Et, j’en suis bien fâché pour le comtede Valvert qui est un digne gentilhomme, mais qui ne me paraîtguère au courant des usages de la cour, il me faudra bien, en bonnejustice, lui accorder la punition qu’il demandera.

Pardaillan avait entendu. Il laissa tomber sur le roi un coupd’œil plutôt dédaigneux. Et, intervenant avec sa désinvoltureaccoutumée, de son air froid :

– Je dois prévenir le roi que frapperM. de Valvert, pour donner satisfaction àM. d’Ancre, c’est, à proprement parler, me couper le brasdroit, à moi.

Et, comme le roi gardait un silence embarrassé, se faisant plusfroid, il ajouta :

– Comment diable voulez-vous que je vous défende, si vouscommencez par faire de moi un manchot ? Et comment voulez-vousque nous menions à bien notre besogne, si vous-même tirez sur vosdéfenseurs ?

– S’il en est ainsi, c’est une autre affaire, murmura leroi sans grande conviction.

Et, trahissant sa crainte secrète :

– M. d’Ancre va jeter les hauts cris.

– Bon, fit Pardaillan, en levant les épaules d’un airdétaché, quand il sera las de crier, il s’arrêtera.

Tout en s’entretenant ainsi, ces divers personnages suivaientavec le plus vif intérêt la scène qui se déroulait entre Valvert etRospignac. D’ailleurs, cette scène fut extrêmement brève et setermina presque en même temps que finissaient les réflexions quenous venons de rapporter. Et, il est à peine besoin de dire que sielle put se dérouler jusqu’au bout, si personne n’osa intervenir,c’est que la présence du roi et son silence, qui semblait autoriserl’incartade, comme il l’avait qualifiée lui-même, clouaient tout lemonde sur place, Concini comme les autres.

Rospignac, ayant éprouvé qu’il ne parviendrait pas à fairelâcher prise à la tenaille vivante qui le maintenaitimplacablement, se tenait tranquille. Et, le masque convulsé,exorbité, écumant, il grondait d’une voix rauque :

– Par l’enfer, vous êtes donc enragé ! Lâchez-moi,mille diables ! Nous nous retrouverons où vous voudrez, quandvous voudrez, et comme vous voudrez ! Maislâchez-moi !…

Ses mots tombaient hachés par des hoquets. La honte del’humiliation subie, la rage de son impuissance l’affolaient, lefaisaient bégayer lamentablement. Malgré tout, l’instinct, plus quele raisonnement lui-même, lui faisait baisser la voix pour qu’on nel’entendît pas supplier.

On vit bien qu’il ne parvenait pas à se soustraire à l’étreintede son adversaire. Et, comme sa force peu commune était connue, onéprouva un instinctif respect pour cet inconnu qui maîtrisait sifacilement Rospignac, le fort des forts, qui, jusqu’à ce jour,n’avait pas encore rencontré son maître. On vit bien ses lèvresremuer. Mais, en effet, on n’entendit pas ce qu’il dit.

Par malheur pour lui, on entendit à merveille ce que Valvertrépondit. Car il le cria assez fort pour être entendu, même desoreilles les plus dures.

– Non, je ne te lâcherai pas, Rospignac. Ou plutôt, si, jete lâcherai… après t’avoir administré la correction que je t’aipromise. Rappelle-toi ce que je t’ai dit : partout où je terencontrerai, tu referas connaissance avec le bout de ma botte.Chose promise, chose due.

Il le saisit des deux mains et commanda :

– Tourne-toi, baron.

Rospignac n’eut pas la peine de se mouvoir. En même temps qu’ilparlait, Valvert le soulevait, le retournait, aussi aisément qu’ileût fait d’une plume. Quand il l’eut retourné, il le harponnasolidement au collet et à la ceinture, et du même ton impérieuxordonna :

– Marche.

Grinçant, écumant, ruant, se tordant comme un ver, réunissanttoutes ses forces décuplées par le désespoir, Rospignac essaya derésister. Peine inutile. Valvert le porta à bras tendus jusqu’à laporte. Ce fut l’affaire de quatre ou cinq pas, pas plus. Là, il lereposa sur ses pieds, le lâcha une seconde d’une seule main et, decette main libre, ouvrit tout grand le battant de la porte. Aprèsquoi, il le reprit des deux mains et recula de quelques pas.Brusquement, il le reposa de nouveau à terre, le poussa d’unebourrade et commanda :

– Saute, baron !

En même temps, à toute volée, il projetait son pied droit enavant. Le pied, avec une violence inouïe, entra en contact avec lebas des reins du baron. On vit le beau, l’élégant, le terriblebaron de Rospignac soulevé par une force irrésistible, filer àtravers l’espace comme un fétu emporté par l’ouragan, ets’engouffrer à travers le battant ouvert. On entendit un hurlementde douleur et de rage, suivi du « flouc » sourd d’uncorps tombant lourdement sur un tapis. La violence extraordinairedu choc venait de le projeter dans l’antichambre qui se trouvaitderrière cette porte. Et il ne reparut pas.

Valvert ne le tint pas encore quitte. Il s’approcha de la porteet cria :

– Ne t’avise jamais de mettre les pieds dans un endroit oùje serai, sans quoi tu subiras le même traitement.

Il fit une pause, comme s’il attendait une réponse. Rospignacn’eut garde de répondre ni même d’entendre, pour l’excellenteraison qu’il était évanoui : plus de honte et de rage, certes,que de douleur. Ne recevant pas de réponse, Valvert ferma la porteet, comme si de rien n’était, se retourna et jeta un coup d’œilautour de lui, comme s’il voulait juger de l’effet produit par sonextraordinaire et, il faut bien le reconnaître, inconvenantealgarade.

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