La Fin de Fausta

Chapitre 23À QUOI TENDAIT LA MANŒUVRE DE LÉONORA

Florence, après le départ de La Gorelle, s’était retirée sur lapointe des pieds, avait regagné sa chambre. Elle avait eu cettechance de ne rencontrer personne, en sorte qu’elle pouvait se direen toute quiétude que l’indiscrétion qu’elle venait de commettren’avait pas été éventée et ne pouvait plus être connuemaintenant.

Si jamais elle avait douté de la parole de Léonora lorsquecelle-ci lui avait affirmé qu’un danger effroyable menaçait samère, l’entretien qu’elle venait de surprendre eût suffi à dissiperses doutes, en même temps qu’il lui eût fait connaître en quoiconsistait exactement ce danger. Mais elle n’avait jamais eu lemoindre doute à ce sujet, ayant compris dès le premier instant quela révélation de sa naissance c’était la perte assurée, complète,irrémédiable, de cette mère qui se souciait si peu d’elle, qu’elles’était mise à adorer de toute la force de son cœur généreux.

Cet entretien ne lui avait donc appris que deux choses quiavaient bien leur importance : premièrement, le nom de cetennemi acharné qui poursuivait dans l’ombre la perte de samère ; secondement, que le péril était imminent et menaçait àchaque instant de s’abattre et de foudroyer celle sur qui il étaitsuspendu.

Rentrée dans sa chambre, Florence s’était mise à chercher lemoyen d’arracher sa mère, et pour toujours, à cette menace d’undéshonneur public, plus terrible, certes, qu’une menace demort.

Affolée peut-être par l’imminence du péril, elle avait abouti àcette conclusion épouvantable, mais qui, à ses yeux, ne manquaitpas d’une certaine logique : sa disparition, elle, pouvait,seule et pour toujours, assurer la sécurité de sa mère.

Remarquons en passant qu’elle se trompait, que son moyen nevalait rien.

Et le terrible était que cette erreur pouvait avoir desconséquences effroyables pour elle.

Léonora entra. Et sur le visage calme de la jeune fille qui,chaque fois qu’elle la voyait, se tenait prudemment sur la réserve,elle ne découvrit pas combien elle arrivait à propos. Il estcertain qu’elle n’avait pas réussi à trouver la solution de lagrave question qu’elle débattait dans son esprit au moment où elles’était mise en marche, car elle paraissait tout aussi indécise,étrangement préoccupée.

Cette préoccupation n’échappa pas à l’œil attentif de la jeunefille qui s’inquiéta, au fond d’elle-même. Elle s’inquiéta, maiselle se tint plus que jamais sur la réserve.

– Mon enfant, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer.Votre mère se trouve menacée encore… Et, cette fois, le péril estimminent… Si imminent qu’il peut éclater d’un instant à l’autre… etla briser implacablement.

Léonora parlait avec un calme sinistre, mais avec la lenteur,les hésitations de quelqu’un qui n’est pas sûr du terrain surlequel il s’aventure et qui sonde ce terrain avant de poser le pieddessus. Elle n’agissait pas ainsi par calcul, dans le butd’impressionner sa victime et de l’amener à plier devant elle. Non,elle agissait ainsi simplement parce qu’elle ne savait pas encorece qu’elle allait dire.

Cette attitude, bien qu’involontaire, produisit une impressionterrible sur Florence qui pâlit d’angoisse, comme si elle eût sentipasser sur sa nuque le souffle du malheur. Et, ne trouvant pas laforce de parler, elle leva sur Léonora un regard d’interrogationmuette, chargée d’une détresse infinie.

– Oui, reprit Léonora, cette fois-ci, j’ai bien peur quevotre pauvre mère ne soit irrémédiablement perdue.

Après avoir porté froidement ce coup qu’elle savait rude, ellemit du baume sur la blessure :

– Cependant, il est un moyen de la sauver… Un moyen…infaillible… oui, je dis bien : infaillible. Mais ce moyendépend de vous… Et je ne sais si vous vous sentirez la force del’employer… Le sacrifice sera pénible… douloureux… pour vous.

Florence crut comprendre à quoi tendait cet exorde inquiétant.Elle crut que la maréchale était arrivée à la même conclusionqu’elle, et qu’elle allait lui demander de s’immoler elle-même.Elle chancela, saisie de nouveau, par le vertige del’épouvante : l’épouvante indicible de la mort… la mort àdix-sept ans… Son pauvre visage douloureux se crispa. Ses lèvres sedécolorèrent. Son regard vacilla. Et, dans son esprit aux abois,une lutte suprême, atroce, s’engagea.

Mais, sans doute, l’idée de sacrifice avait déjà fait de rapidesprogrès dans son cœur, car elle ne se débattit pas longtemps. Etavec un indéfinissable accent, à la fois résolue etdésespérée :

– Peu importe que je souffre, dit-elle, pourvu que ma mèresoit sauvée ! Dites donc sans crainte, madame, ce que je doisfaire.

En même temps, elle se raidissait de toutes ses forces et,d’instinct, pliait les épaules, tendait le cou… comme le condamné àmort devant la hache du bourreau qui va s’abattre sur lui dans unéclair blafard de l’acier.

Sans soupçonner ce qui se passait dans son esprit et quelleeffroyable méprise était la sienne, Léonora ne put s’empêcher del’admirer un instant. Elle répondit et, cette fois, ayant enfinpris une décision, elle alla droit au but :

– La menace suspendue sur votre mère vient del’irrégularité de votre naissance. Que cette irrégularitédisparaisse, et la menace tombe du coup. Que faut-il pour obtenirce résultat ? Simplement qu’une femme consente à déclarer quevous êtes sa fille… et que vous consentiez, vous, à reconnaîtrecette femme pour votre mère. Voilà.

Un soupir de joie puissante souleva le sein de Florence, unsoupir de joie et de délivrance, pareil à celui que doit pousser lecondamné lorsque, la tête sur le billot, il apprend qu’il y a grâcepour lui. Elle fut instantanément debout. Et, toute droite, touteblanche, elle haleta :

– N’est-ce que cela ?

– C’est beaucoup, dit Léonora avec une lenteur calculée.Vous perdrez ainsi tout espoir d’être jamais reconnue par votrevraie mère.

– Je n’ai jamais espéré cela !

– Vous serez sous la seule dépendance de vos parentsd’adoption, que vous serez tenue de respecter comme s’ils étaientvotre vrai père et votre vraie mère.

– Je me montrerai fille soumise et respectueuse.Pouvez-vous en douter, madame ? De grâce, ne craignez rien demoi, et nommez-moi plutôt celle qui consent à faire de moi safille.

– C’est moi, dit Léonora avec une majestueusesimplicité.

– Vous, madame !

– Moi !… Et je ne mentirai qu’à moitié en disant quevous êtes ma fille, puisque vous êtes la fille de Concino, qui estmon époux.

En quelques minutes, toute cette affaire fut réglée, au gré deLéonora, et telle qu’elle l’avait arrangée dans son esprit.Florence, sans hésiter, souscrivit à tout ce qu’elle voulut. EtLéonora savait qu’elle pouvait avoir une confiance absolue en saparole.

Tout fut réglé rapidement, seulement Léonora n’eut pas un mot,pas un geste, de nature à faire croire à la jeune fille qu’elleentendait prendre au sérieux cette maternité qu’elle imposait.Florence comprit qu’elle ne trouverait aucune affection chez cettefemme, pour qui elle n’éprouvait elle-même aucune affection. Ellecomprit également que la maréchale d’Ancre ne jouerait son rôle demère qu’en public et que, dans l’intimité, toutes deuxredeviendraient des étrangères.

Elle comprit tout cela.

Mais elle ne comprit pas qu’elle venait de se livrer pieds etpoings liés.

Léonora partit, satisfaite de la docilité de la jeune fille,mécontente d’elle-même. En effet, en s’en retournant vers lecabinet où elle venait de s’entretenir avec Rospignac, ellesongeait :

« Il est certain que, pour bien faire, j’aurais dû prendrecette enfant, dans mes bras, la couvrir de caresses, luidire : “C’est moi qui suis ta mère !” Et le lui dire avecdes accents qui, jaillis du cœur, n’eussent pas manqué d’allerdroit à son cœur, à elle… Oui, voilà ce qu’il eût fallu faire… ceque j’avais bien l’intention de faire… Mais j’ai eu beau meraisonner, je n’ai pas pu… Non, je n’ai pas pu… je ne pourraijamais caresser la fille de mon Concino !… C’est déjà bienassez que je ne l’étrangle pas de mes propres mains !… Etpuis, plus je vais, plus je me persuade qu’elle sait très bien quiest sa mère… Elle ne m’aurait pas crue, tout en feignant de mecroire… Je n’aurais donc réussi qu’à nous imposer, à toutes deux,une insupportable contrainte… Tout bien considéré, les choses sontbien ainsi. Cette petite, je ne puis en douter, n’entreprendrajamais rien contre Maria. Au bout du compte, c’estl’essentiel. »

L’esprit en repos sur cette question qui l’avait laissée silongtemps indécise, elle revint dans son cabinet, s’installa dansson fauteuil. Elle songeait toujours à Florence. Un sourireeffroyable errait sur ses lèvres, tandis qu’ellecalculait :

« Pour ce qui est de son mariage avec Rospignac… quandtoute cette affaire sera bien réglée, dans les formesvoulues : quand elle sera dûment reconnue comme la fillelégitime de Concino Concini, marquis d’Ancre et de Léonora Dori,son épouse : quand elle sera devenue officiellement demoiselleFlorence Concini, comtesse de Lésigny… c’est-à-dire dans quelquesjours…, il sera temps de lui signifier la volonté de son père…Alors, si elle résiste… comme je l’espère bien… nous l’enfermeronsdans cette tombe anticipée qu’on appelle un cloître… Là, jusqu’à lafin de ses jours, elle pourra méditer à loisir sur lesinconvénients qu’il y a à se mettre en révolte ouverte contre cettechose sacrée qu’est l’autorité paternelle… Ainsi, à la douce, sansrecourir à des moyens extrêmes, nous serons débarrassés d’elle àtout jamais, et cela vaudra infiniment mieux qu’une mort quipourrait paraître suspecte, et sera tout aussi sûr… Rospignac nesera pas content, c’est certain, mais quoi, est-ce ma faute, à moi,si cette petite s’obstine à ne pas le vouloir pour époux ?… Sielle accepte – cela m’étonnera bien, mais c’est possible, aprèstout, et il faut tout prévoir – si elle accepte, ce sera fâcheuxévidemment, mais elle sera au pouvoir de Rospignac… qui seraheureux… enfin… Et Rospignac est dans ma main, à moi. Donc, voilàune affaire qui, d’une manière ou de l’autre, est définitivementréglée. N’y pensons plus. »

Ainsi nous est révélé, dans toute son implacable rigueur, leplan monstrueux de l’infernale Léonora Galigaï. Ainsi, nous savonsmaintenant que ce mariage avec Rospignac, qu’elle savait savammentpréparé, comme si elle y tenait réellement, n’était qu’un pis-allerdont elle se contentait, faute de mieux.

Ce qu’elle voulait, en réalité, c’était avoir un prétexteplausible qui lui permît de se débarrasser « à toutjamais » de la fille de Marie de Médicis, en l’enfermant dansun cloître : ce qu’elle avait justement appelé « unetombe anticipée ».

La malheureuse Florence qui, en ce moment même, à genoux, et lesmains jointes, avec toute la ferveur de sa foi naïve et sincère,remerciait Dieu et Madame la Vierge Marie, « de lui avoiraccordé la grâce de sauver sa mère, tout en préservant sesjours », ne se doutait pas que mieux eût valu, cent fois, pourelle, une fin foudroyante, par un bon coup de poignard appliqué enplein cœur, que cette mort lente, sombre, désespérée, au fond d’uncloître, qui l’attendait.

L’esprit infatigable de Léonora travaillait déjà à autre chose.Cette autre chose, cependant, la ramenait encore à la malheureuseenfant qu’elle venait de condamner froidement. Après avoir méditéun assez long moment, elle murmura :

« La Gorelle, c’est bien !… La Gorelle et LandryCoquenard ce serait mieux ! »

Elle réfléchit encore, puis, se décidant, elle frappa sur untimbre. Elle fit appeler Stocco. Il n’était pas à l’hôtel. Ellesavait qu’il devait être sur la piste de La Gorelle, qu’elle luiavait ordonné de suivre. Elle attendit patiemment son retour. Quandil se présenta enfin et qu’il vint se courber devant elle avec cerespect exorbitant et quelque peu gouailleur qu’il affectait, elleprononça à brûle-pourpoint :

– Stocco, il faut, d’ici quatre ou cinq jours au plus,trouver et m’amener ici Landry Coquenard, l’ancien valet de chambrede monseigneur.

– Disgrazia ! sursauta le bravo en roulantdes yeux effarés, comment voulez-vous qu’en quatre ou cinqjours ?…

– Il le faut !… interrompit Léonora, d’une voix rude.Et doucement :

– Tu vois ce sac, là, sur ce meuble ?…

– Je le vois, signora, dit Stocco, les yeux étincelants, lalèvre tordue par une grimace de jubilation.

– Il est plein d’or… Combien penses-tu qu’il y aitlà-dedans ? Stocco, d’un regard expert, soupesa, pour ainsidire, le précieux sac.

Et, sans hésiter :

– De dix à douze mille livres, dit-il avec un largesourire.

– Douze mille, précisa Léonora, je viens de les compter àl’instant. Tu prendras ce sac et ce qu’il contient le jour où tu melivreras Landry… À condition, bien entendu, que ce sera avant cinqjours écoulés.

– Misère de moi, gémit le bravo, c’est bien court,signora !… Léonora sourit. Et ce sourire était si inquiétantque l’éternel rictus sardonique qui crispait les lèvres de Stoccose figea instantanément.

– Tu vois cette corde, là, près du sac ? ditLéonora.

Stocco loucha de ce côté. Il vit alors ce qu’il n’avait pasencore aperçu, ébloui qu’il était par la présence du sac pansu qui,seul, lui tirait l’œil : une corde, toute neuve, quiparaissait diablement solide, proprement rangée en spirale, avec unbeau nœud coulant tortillé par une main experte, qui se balançaitmollement et semblait lui faire de sinistres agaceries.

Il vit cela et il pâlit légèrement, et il détourna vivement lesyeux.

– Tu la vois ?… Réponds, per lamadonna ! gronda Léonora.

– Je la vois, signora, s’étrangla Stocco.

– Eh bien, dans cinq jours, tu auras réussi ou tu auraséchoué… Si tu as réussi, tu prendras le sac. Si tu as échoué, lacorde te pendra. Va, maintenant, tu n’as pas de temps à perdre.

Il y avait un tel grondement de menace dans sa voix, que Stocco,sans souffler mot, courba l’échine le long de laquelle il sentaitcourir un frisson glacial. Et il partit, oppressé, passantmachinalement ses doigts crochus autour de son cou maigre… commes’il avait déjà senti le mortel enlacement du nœud coulantfatal.

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