La Fin de Fausta

Chapitre 14ODET DE VALVERT PART EN EXPÉDITION

Fausta savait maintenant qu’elle ne pouvait plus compter sur leduc d’Angoulême, qui s’était enfui dans ses terres, où elle ne sesouciait pas de le relancer. Le coup avait été effroyablement rudepour elle. C’était l’écroulement complet, irrémédiable, d’un planlonguement et savamment mûri. Malgré sa force de caractèreprodigieuse, elle avait été un instant atterrée.

Tout autre qu’elle eût renoncé à une lutte devenue impossible.Elle, elle s’était ressaisie. Et, comme l’avait prévu Pardaillan,elle n’avait pas renoncé. Plus que jamais elle poursuivait lalutte. Que voulait-elle maintenant ? Qui aurait pu ledire ? Peut-être s’était-elle résignée à travailler loyalementpour Philippe d’Espagne. Peut-être travaillait-elle sournoisementpour elle-même. Peut-être avait-elle songé à remplacer Charlesd’Angoulême par un autre : un Condé, un Guise, un Vendôme,peut-être Concini lui-même, avec qui elle restait au mieux, malgréle méchant tour que lui avait joué Léonora. Car on pense bienqu’elle n’avait pas été dupe et qu’elle avait très bien comprisque, si la fille de Concini et de Marie de Médicis avait refusé dela suivre, c’était parce qu’elle avait été circonvenue.

Peut-être – et c’est ce qui nous paraît le plus probable – parune sorte de dilettantisme morbide ne s’obstinait-elle ainsi qu’àcause de Pardaillan. Peut-être mettait-elle son point d’honneur àbattre une fois dans sa vie cet invincible adversaire qui l’avaittoujours battue, elle, et sur tous les terrains.

Peut-être ce qui n’avait été jusque-là qu’un accessoireétait-il, par un travail obscur, lent, opiniâtre, devenu leprincipal : peut-être la mort de Pardaillan, qui n’étaitqu’une nécessité que lui imposait la réussite de ses vastesambitions, était-elle devenue l’unique but vers quoi tendaienttoutes les ressources de son esprit infernal, puissamment doué, etqu’elle voulait atteindre coûte que coûte, et dût-elle luisacrifier ces mêmes ambitions qui jusque-là avaient primé tout.

Si c’était cela, c’était bien la lutte suprême qu’avaitpressentie Pardaillan, et qui ne pouvait se terminer, cette fois,que par la mort d’un des deux irréductibles adversaires.

Peut-être… Mais qui pourrait dire avec Fausta ?

Quoi qu’il en soit, ce matin-là, de grand matin, nous retrouvonsFausta dans son cabinet, toujours souverainement calme, enapparence. Nous la retrouvons au moment où elle congédie d’Albaranà qui elle vient de confier ses ordres.

Nous suivrons un instant le colosse espagnol qui nous ramèneratout naturellement, lui, à ceux à qui nous avons affaire et dontles faits et gestes nous intéressent particulièrement pour lemoment.

Après s’être incliné devant Fausta avec ce respect faitd’adoration religieuse que lui témoignaient tous ses serviteurs,d’Albaran sortit et s’en fut aux écuries. Au bout de quelquesminutes, il sortit de l’hôtel. Il était à cheval, deux de seshommes, taillés en hercules le suivaient, à cheval comme lui. Aupas, comme des gens qui ne sont pas pressés, ils s’en allèrent versla rue Saint-Honoré.

Ils n’avaient pas fait dix pas dans la rue Saint-Nicaise qu’unhomme, sorti on ne savait d’où, se mit à les suivre. C’étaitGringaille. Il était à pied, lui. Mais rue Saint-Honoré, il pénétradans la première auberge qu’il trouva sur son chemin. Quand ilressortit, moins d’une minute après, il était monté, lui aussi, surun vigoureux coursier. D’Albaran n’avait pas eu le temps d’allerbien loin. Il aperçut de suite sa haute silhouette. Il se remit àle suivre.

Toujours au pas et toujours suivi à six pas de ses deuxserviteurs, d’Albaran s’en alla sortir de la ville par la porteMontmartre. Quand il fut hors de l’enceinte, il mit son cheval autrot. Mais on voyait qu’il ne paraissait pas pressé, et il avaitl’air de faire une simple promenade.

Gringaille le suivit ainsi jusque dans les environs desPorcherons. Là, soit qu’il en eût assez, soit qu’il fût fixé sur lebut de cette promenade apparente, il fit faire volte-face à soncheval et revint à Paris, au galop. Il s’en fut tout droit à lafameuse auberge de la Truie qui file, laquelle, nouscroyons l’avoir dit, était située rue du Marché-aux-Poirées, à deuxpas de la rue de la Cossonnerie. Là, il laissa son cheval.

Quelques minutes plus tard, il se trouvait devant Pardaillan etValvert. Il était attendu avec impatience, paraît-il car, dès qu’ilparut, Pardaillan s’informa vivement :

– Eh bien, il est parti ?

– Oui, monsieur.

– Combien d’hommes avec lui ?

– Deux seulement. Mais bien armés et qui me paraissentdiablement solides.

– Aurais-tu peur par hasard ? interrogea Pardaillan enle fouillant du regard.

– Peur ? s’étonna sincèrement Gringaille. Et de quoiaurais-je peur ? Je suis là pour vous renseigner, je vousrenseigne. Les gaillards m’ont paru solides. Je dis : ils sontsolides. Et c’est tout. Mais cornedieu, ni ceux-là ni d’autres neme font peur. Et vous le verrez bien, monsieur.

– Bien, fit Pardaillan, satisfait. Raconte, brièvement,maintenant. Gringaille raconta simplement qu’il avait suivid’Albaran jusqu’aux Porcherons et termina en disant :

– D’après ce que vous m’avez dit, monsieur, et par ladirection qu’il a prise, j’ai compris que l’Espagnol s’en va pourpasser la Seine au bac qui se trouve non loin de Clichy. J’ai penséqu’il était inutile de pousser plus loin, j’ai tourné bride et jesuis venu vous avertir.

– Qu’en dites-vous, Odet ? fit Pardaillan en setournant vers Valvert, attentif.

– Je dis, monsieur, répondit le jeune homme, que Gringailledoit avoir raison. D’Albaran a voulu raccourcir un peu la coursepour ménager ses chevaux. Il passera la Seine au bac de Clichy,après quoi il longera doucement la rivière jusqu’à ce qu’ilrencontre le bateau et son escorte.

– C’est probable, en effet. Et vous, qu’allez-vousfaire ?

– Mais, monsieur, c’est à vous de décider, puisque c’estvous qui avez préparé cette expédition et que vous devez ladiriger.

– C’est que, précisément, je ne peux pas aller avec vous,comme il était convenu. Je le regrette beaucoup, mais aujourd’huij’ai autre chose à faire. Vous comprenez, Odet ?

– Oh ! parfaitement, monsieur, répondit le jeunehomme. Et, avec un sourire confiant :

– Je me doute bien qu’il faut que ce que vous avez à faireailleurs soit d’une gravité exceptionnelle pour que vous renonciezainsi à une expédition que vous aviez préparée avec tant de soin.Mais soyez tranquille, monsieur : je ferai pour vous ce quevous ne pouvez faire vous-même. Et je réussirai, ou j’y laisseraima peau.

– Non pas, fit vivement Pardaillan, il ne s’agit pas d’ylaisser sa peau. Il faut réussir. Vous m’entendez, Odet ? ille faut.

– C’est différent. Alors je réussirai, je vous en donne maparole, monsieur.

– Dès l’instant que j’ai votre parole, me voilà tranquille.Maintenant, répondez à ma question : qu’allez-vousfaire ?

– Je vais filer au galop sur Saint-Denis. J’y traverseraila Seine et je reviendrai, au pas, sur Paris, en longeant larivière. Il me semble que c’est ce qu’il y a de plus simple àfaire.

– En effet. Allez maintenant, et ne perdez pas uninstant.

– Holà ! Landry, Escargasse, appela Valvert. Les deuxhommes appelés parurent aussitôt.

– Nous partons, dit Valvert sans donner d’autresexplications.

– Nous sommes prêts ! fit Landry Coquenard sanss’étonner.

– Hé bé ! ce n’est pas trop tôt ! se réjouitEscargasse. On s’énervait à attendre ainsi.

– En route, commanda Pardaillan qui ajouta : je veuxvous voir partir. Je vous accompagne jusqu’à la Truie.

Ils sortirent tous les cinq par la rue de la Cossonnerie,c’est-à-dire qu’ils passèrent par les caves. En chemin, Pardaillanfaisait ses dernières recommandations à Valvert et lui rappelaittout ce qu’il avait à faire.

– Vous irez au Louvre, dit-il en terminant, cela va de soi.Pas de fausse modestie, hein ! Racontez tout ce que vous aurezfait. Vous m’entendez, Odet ? Je tiens absolument à ce qu’ilen soit ainsi.

– Je suivrai vos instructions à la lettre, promit Valvert.Cependant, monsieur, il me semble qu’il est de toute justice que jefasse connaître la part qui vous revient dans cette affaire. Ensomme, mon rôle, à moi, n’est que secondaire. Je ne suis que lebras qui exécute, tandis que vous avez été la tête qui conçoit etqui dirige.

– Non pas, non pas, protesta vivement Pardaillan, j’ai desraisons à moi, et de sérieuses raisons, crois-le bien, de ne pasparaître dans cette affaire. Ainsi, sous aucun prétexte, neprononce mon nom à ce sujet. Je te le demande instamment.

À ce tutoiement inusité, plus qu’à l’insistance qu’il y mettait,Valvert comprit que Pardaillan tenait d’une manière touteparticulière à ce qu’il demandait et que ne pas lui obéir sur cepoint pouvait avoir des conséquences qu’il ne soupçonnait pas, maisqui, assurément, seraient très graves. Et il promitencore :

– Je ne comprends pas, mais n’importe, je ferai ainsi quevous le désirez, monsieur.

– C’est tout ce que je demande. Quant au reste, vouscomprendrez plus tard, répliqua Pardaillan avec un sourireénigmatique.

Ils sortirent. La Truie qui file était à deux pas. Ilss’y trouvaient donc presque portés. Ils pénétrèrent dans la cour.Il faut croire que Gringaille, en y laissant son cheval, avait enmême temps laissé des instructions, car cinq chevaux tout sellésattendaient côte à côte, en piaffant d’impatience, la bride passéedans les anneaux scellés dans la muraille.

Ils n’avaient donc qu’à se mettre en selle. Ce qu’ils firent àl’instant même. Valvert serra avec vigueur la main que lui tendaitPardaillan et partit le premier. Landry Coquenard, Escargasse etGringaille lui laissèrent prendre six pas d’avance et s’ébranlèrentà leur tour.

Lorsqu’ils passèrent devant Pardaillan, celui-ci lança àGringaille et à Escargasse un coup d’œil expressif en désignantValvert de la tête. Les deux braves comprirent à merveille lasignification de ce regard, car, d’un même geste, ils frappèrent dupoing le pommeau de la formidable colichemarde qui battait le flancde leur monture. Et Escargasse, qui avait toujours desdémangeaisons au bout de la langue, appuya leur geste par cesparoles :

– N’ayez pas peur, monsieur, on ouvrira l’œil.

Demeuré seul dans la cour, Pardaillan suivit du regard Valvertqui s’en allait au pas, le poing sur la hanche et, le même sourireénigmatique aux lèvres, il songeait :

« Ce brave garçon, qui s’en va risquer sa peau avec une sibelle insouciance, ne se doute certes pas que, par la mêmeoccasion, il marche à la conquête de sa dot… Car enfin le servicequ’il va rendre au roi vaut bien… soyons raisonnable… mettons deuxcent mille livres ?… Oui, corbleu, le roi ne pourra pas luidonner moins… Va donc pour deux cent mille livres… Mais diantre, leroi pourrait bien accepter le service et oublier de le récompenser.Eh ! eh ! c’est assez dans les habitudes des grands de secroire quittes de tout par une belle parole !… J’en saisquelque chose !… Pardieu, si le roi oublie, je me charge, moi,de lui rafraîchir la mémoire. Et même, il me vient une idée… C’està voir… Je réfléchirai à cela en route. »

Tout en songeant ainsi, Pardaillan, par vieille habitude deroutier, s’assurait que son cheval était bien sanglé et se mettaiten selle à son tour. Il sortit et tout doucement, car il setrouvait au milieu de la foule des ménagères qui encombraient déjàle marché, il alla jusqu’au coin de la rue au Feure.

Il n’entra pas dans cette rue et s’arrêta un instant. Du haut deson cheval, il jeta un coup d’œil dans la rue, chercha et trouvaaussitôt une manière de mendiant qui s’était accroupi contre uneborne. Nous disons « une manière de mendiant » car si cethomme avait le costume dépenaillé d’un miséreux, s’il s’étaitinstallé là comme pour implorer la charité publique, en réalité, ilparaissait fort peu s’occuper de solliciter les passants.

En voyant cet homme que, de toute évidence, il savait là,Pardaillan eut un sourire narquois.

« Cet imbécile de Stocco qui s’imagine que je ne lereconnaîtrai pas parce qu’il s’est déguisé en suppôt de la cour desMiracles et qu’il s’est masqué la moitié du visage avec un largebandeau de linge sale ! se dit-il. Ce coquin commence àdevenir assommant et j’ai bien envie… »

Il réfléchit une seconde en regardant Stocco – car c’était bienlui – d’un air qui n’annonçait pas précisément des dispositionsbienveillantes. Puis, haussant les épaules d’un air dédaigneux, ils’éloigna doucement sans avoir été vu de Stocco qui, de l’œil libreque ne masquait pas le bandeau, surveillait les portes des maisonsde la rue au Feure et n’avait pas tourné la tête de son côté.

Pardaillan sortit de la ville et prit la route de Saint-Denis,la route précisément qu’avait prise Valvert quelques minutes avantlui. Il se lança au galop sur cette route, comme s’il était à lapoursuite de quelqu’un. Après tout, peut-être avait-il oublié decommuniquer quelque détail important à son jeune ami et courait-ilaprès lui pour réparer cet oubli.

Cependant, à force de galoper ainsi, il finit par apercevoir àquelques centaines de toises devant lui celui après qui ilparaissait courir. Valvert s’en allait au petit trot. LandryCoquenard marchait familièrement à côté de lui. Quant à Escargasseet à Gringaille, ils n’étaient plus là.

Or, chose bizarre, au lieu de donner de l’éperon et de rattraperle jeune homme, ce qui lui eût été facile, Pardaillan fit prendre àson cheval une allure plus modérée et le mit au petit trot. Cen’est pas tout : il avait le manteau flottant sur lesépaules ; il ramena les pans sur le visage et enfonça lechapeau jusque sur les yeux. Ainsi Pardaillan qui, prétextant qu’ilavait autre chose à faire, avait refusé d’accompagner Valvert dansune expédition préparée par lui et où il savait qu’il pouvaitlaisser sa vie, Pardaillan le suivait maintenant de loin et secachait de lui, puisqu’il prenait la précaution de s’enfouir levisage dans le manteau.

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