La Fin de Fausta

Chapitre 24PARDAILLAN AGIT ENCORE POUR LES AUTRES

Après avoir fait ses dernières recommandations à maîtreJacquemin – cet hôtelier de Saint-Denis chez qui il laissaitFausta, sous la garde de Gringaille et d’Escargasse –, Pardaillanse mit en selle et reprit le chemin de la capitale. Il n’étaitguère plus de neuf heures du matin, lorsqu’il y rentra par la porteSaint-Denis.

Et, tranquillement, il s’en alla mettre pied à terre devant leperron du Grand Passe-Partout.

Dame Nicole, accourue, le reçut. Et, radieuse, elle le conduisitaussitôt à sa chambre, qu’elle tenait toujours prête à recevoirl’éternel aventurier, toujours par vaux et par chemins, quand illui était possible de venir se reposer un instant.

Ce fut elle qui, de ses blanches mains, prépara rapidement unplantureux et délicat déjeuner.

Elle encore qui le servit à table, avec les soins tendres etattentifs d’une bonne mère veillant sur son grand fils, de retourd’un lointain et fatigant voyage. Manière de parler, s’entend, car,Dieu merci, dame Nicole, dans le grassouillet épanouissement de sestrente-cinq ans, pouvait paraître tout ce qu’on voulait, sauf lamère de M. le chevalier.

Il va sans dire que, tout en le servant, tout en prévenant sesmoindres désirs avec une attention vraiment touchante, dame Nicole,enhardie par la satisfaction qu’elle lisait dans son œil clair,n’arrêtait pas de faire marcher sa langue et posait une multitudede questions, auxquelles il répondait par deux ou trois mots… quandil y répondait.

Son repas expédié avec une lenteur gourmande, Pardaillan parla àson tour. Ce fut pour dire qu’il ne faisait que passer et que, lesoir même, il réintégrerait cette retraite qu’elle seuleconnaissait, en dehors des compagnons qui la partageaient aveclui.

Puis, en quelques phrases brèves mais claires, précises, il luidonna ses instructions. Elle l’écouta avec cette attentionrecueillie de la femme qui aime et qui, sachant que le salut del’homme aimé peut dépendre de la façon dont elle exécutera sesordres, note soigneusement dans sa mémoire jusqu’aux moindresdétails.

Sûr qu’elle avait compris et qu’elle le seconderait avec cetinlassable et intelligent dévouement dont elle lui avait donnémainte preuve, Pardaillan qui, il faut croire, avait du tempsdevant lui, déclara qu’étant fatigué il allait faire un somme d’unecouple d’heures, ce qui le conduirait aux environs de deux heuresde l’après-midi. Et, en effet, il s’accommoda de son mieux dans lelarge fauteuil, avec des piles de coussins.

Merveilleusement dressée, dame Nicole mit la table à portée desa main, plaça sur cette table une assiette de pâtisseries sèches,un verre de fin cristal et, près du verre, un flacon intact devouvray. Puis, voyant qu’il avait déjà fermé les yeux, elle seretira doucement, sur la pointe des pieds.

Dès qu’elle fut partie, Pardaillan ouvrit les yeux. Il allongeala main, prit le flacon et remplit le verre de la liqueur blonde etpétillante. En suite de quoi, il leva le verre plein à la hauteurde ses yeux. Il semblait admirer les bulles qui, du fond du verre,montaient à la surface, pareilles à des perles minuscules. Enréalité, il ne voyait pas son verre : il réfléchissait, l’œilperdu dans le vague.

Sans y avoir trempé les lèvres, machinalement, comme il l’avaitpris, il reposa le verre sur la table. Et il grommela avechumeur :

« En somme, ce que je vais dire au petit roi se résume àceci : « Sire, M. de Valvert vous apportequatre millions, que nous avons pris à votre ennemi, l’Espagnol.Donnant donnant, vous pouvez bien, là-dessus, lui faire sa petitepart et lui donner deux cent mille livres, qui lui permettrontd’épouser celle qu’il aime et qui, comme lui, ne possède pas un souvaillant. » J’aurai beau entortiller la chose dans de bellesphrases – si tant est que je sache faire de belles phrases, ce dontje ne suis pas bien sûr –, au fond, c’est cela que je dirai… pasautre chose. À cela, que répondra le roi ?… Pardieu, ils’empressera d’accepter, comme dit l’autre, le jeu en vaut lachandelle… Oui, mais, moi, de quoi aurai-je l’air ?…Heu !… hou !… ha !… »

Machinalement, nerveusement, du bout des doigts, il tambourinaitle bord de la table. Et avec un accent cinglant, comme s’il voulaitse fouailler lui-même :

« De quoi j’aurai l’air ?… Par Pilate, cela crève lesyeux !… J’aurai l’air d’un de ces usuriers juifs, qui neprêtent pas à moins du denier cent[5]  !…Malepeste, pour une fameuse idée, je puis dire que c’est unefameuse idée que j’ai eue là !… »

Il allongea de nouveau la main, sans savoir ce qu’il faisait,assurément, prit le verre et le vida lentement. Il le reposa sur latable, si brutalement que le verre, avec un claquement sec, sebrisa au ras du pied. Il ne s’en aperçut pas. Et faisant claquerses doigts avec impatience :

« Pourtant, morbleu, il est de toute justice qu’Odetreçoive la récompense qui lui est due !… Et comme je sais, àn’en pas douter, qu’il ne songera pas à demander quoi que ce soit,lui !… comme, d’autre part, c’est moi qui l’ai entraîné danscette formidable aventure où il a failli vingt fois déjà laisser sapeau… où ce sera miracle s’il s’en tire entier… il est également detoute justice que j’y songe pour lui !… Oui, mais, millediables, que faire ?… Par Pilate, il doit tout de même y avoirun moyen un peu plus… décent que celui que j’avais imaginé !…Il s’agit donc de trouver ce moyen… Cherchons, mordieu,cherchons ! Et, puisque j’ai toujours vu que les bonnes idéesme viennent en dormant… dormons ! »

Là-dessus, Pardaillan ferma les yeux et demeura longtemps sansles rouvrir, sans bouger. Dormait-il ? Nous n’oserions pasl’affirmer. Dans tous les cas, il avait bien l’air de dormir. Celadura près de deux heures. Au bout de ce temps, il se levabrusquement, et tout joyeux, il s’écria :

« Pardieu, voilà la solution la plus simple, la plus justeaussi ! Et je ne suis qu’un bélître de n’y avoir pas songéplus tôt !… Les deux cent mille livres ?… Eh ! c’estConcini qui doit les donner, mordiable !… D’abord, il peut lefaire sans se gêner… il est assez riche !… Ensuite, il s’agitde sa fille, après tout !… Que diable, il peut bien ladoter !… Il lui doit bien cela, à elle aussi !Décidément, voilà la bonne idée !… Je savais bien qu’elle meviendrait en dormant !… Maintenant, je peux aller voir lepetit roi. »

Et Pardaillan, tout guilleret, l’œil pétillant, comme lorsqu’ilméditait quelque bon tour de sa façon, procéda aussitôt à satoilette. Et il partit, à pied, le poing sur la hanche, le jarrettendu, le nez au vent, la moustache conquérante, comme à vingt anset fredonnant un air de fanfare qui datait du temps de Charles IX…Le temps où, précisément, il avait vingt ans.

Il s’en alla tout droit au Louvre.

Des ordres avaient été donnés à son sujet, en vertu desquels ilfut immédiatement introduit dans la petite chambre du roi. Et,faveur qui ne fut pas sans susciter quelque sourde jalousie, LouisXIII congédia aussitôt ceux de ses intimes qui lui tenaientcompagnie, pour demeurer seul avec lui.

Pardaillan resta un bon quart d’heure en tête à tête avec leroi. Au bout de ce temps, il avait dit tout ce qu’il avait à dire.Il avait obtenu aussi ce qu’il voulait, car il paraissait trèssatisfait. Alors, dédaigneux, selon une vieille habitude des usagesde la cour, qui voulaient qu’il attendît que le roi lui donnâtcongé, il se leva et dit :

– Maintenant, Sire, je vous demande la permission de meretirer, ayant fort à faire pour le service de Votre Majesté.

– Allez donc, chevalier, puisque mon service l’exige. Allezet comptez que, quoi qu’il arrive, je tiendrai la double promesseque je viens de vous faire, d’assister en personne au mariage ducomte de Valvert et d’exiger de M. d’Ancre qu’il fasse une dotde deux cent mille livres à la mariée.

Et, avec un sourire aigu :

– Je le ferai d’autant plus volontiers que je jouerai unmauvais tour au maréchal, tout en rendant service au comte à qui jedois bien cela.

Et, pris d’une inquiétude subite :

– Vous êtes sûr qu’il s’exécutera, le maréchal ?

– Tout à fait sûr, Sire.

– Cependant, s’il refuse ?

– Il ne refusera pas, Sire.

– Mais encore ?

– Eh bien, Votre Majesté n’aura qu’à lui répéter lesparoles que je viens de lui dire, et elle le trouvera aussitôtsouple comme un gant.

– Pardieu ! dit le roi avec un sourire plus acéréencore, rien que pour voir l’effet que produiront ces paroles, jesouhaiterais presque qu’il refusât.

– Vous n’aurez pas cette satisfaction, Sire, je vousréponds qu’il acceptera sans piper mot.

Ayant donné cette assurance avec un accent d’inébranlableconfiance, Pardaillan serra la main royale qu’on lui tendait, fitsa révérence et se dirigea vers la porte.

Louis XIII l’accompagna jusque-là. C’était une troisième faveurplus haute, plus rare encore que les précédentes. Mais Pardaillanqui, une lueur malicieuse au fond des prunelles, le guignait ducoin de l’œil, comprit que cette faveur-là était intéressée, que lepetit roi grillait d’envie de dire quelque chose qu’il n’osait oune savait comment dire, et qu’il retardait, d’instinct, autantqu’il le pouvait, l’instant de la séparation.

Il ne se trompait pas. Parvenus devant la porte, le roi posa samain d’enfant sur le bras du chevalier, l’arrêta, et les yeuxbrillant d’une curiosité puérile, non sans quelque hésitation,comme s’il avait honte lui-même de sa curiosité :

– Ainsi, chevalier, vous vous en allez… sans me dire enquoi consiste cette agréable… cette heureuse surprise – ce sont vospropres termes – que va me faire le comte de Valvert ?

Pardaillan se mit à rire de son rire clair.

– Voyons, Sire, dit-il, si je vous le dis d’avance, ce nesera plus une surprise.

– C’est juste, dit le roi, moitié riant, moitié dépité.

– Et puis, reprit Pardaillan, qui redevint sérieux, etpuis, le comte de Valvert qui a déjà risqué sa vie, qui la risquepeut-être encore au moment où je parle, uniquement pour vous fairecette riche surprise, le comte serait en droit de me vouloir lamalemort, si je le privais du plaisir de vous dire lui-même cequ’il a fait pour votre service. Mettez-vous à sa place, Sire, etsongez à ce que vous diriez et feriez à celui qui vous jouerait unméchant tour pareil.

– Vous avez raison, chevalier, dit le roi, sérieux à sontour. Et il soupira :

– Mais c’est bien ennuyeux !… Je vais trouver le tempsmortellement long jusqu’à ce soir.

– Eh bien, puisque la curiosité vous démange à ce point,descendez sur le quai un peu avant la tombée de la nuit. Vousgagnerez quelques minutes… Et, peut-être, assisterez-vous à quelquespectacle intéressant.

– Ma foi, je ne dis pas non !… Allez, chevalier, etque Dieu vous garde.

– Amen ! dit Pardaillan avec un sérieuximperturbable. Et, cette fois, il partit.

Et Pardaillan s’en alla frapper à la porte du capitaine desgardes, qui se montra particulièrement touché et flatté de ladémarche, et qui l’accueillit avec tous les égards qu’il méritait.Cette visite lui permit, selon son expression, de « tuer uneheure ». Au bout de ce temps, il se retira, reconduit parVitry qui tint à honneur de l’accompagner jusqu’à la grande portedu Louvre.

Durant une heure encore, Pardaillan flâna dans les environs duLouvre. Puis, il s’achemina tout doucement par les quais. Il longeala galerie du Louvre, franchit le rempart de Charles V, refait àneuf, en passant par la Porte Neuve, passa le long du château desTuileries non achevé, et se trouva entre la rivière, qu’il avait àsa gauche, et le mur d’enceinte du jardin des Tuileries, qu’ilavait à sa droite.

Entre la Seine et le bastion, il y avait une porte qui,reconstruite et agrandie, devait, quelque vingt ans plus tard,s’appeler la porte de la Conférence.

Pardaillan alla jusqu’à cette porte. Il ne la franchit pas. Deson œil perçant, il interrogea la rivière et le chemin qui longeaitcette rivière, aussi loin que sa vue pouvait aller. Il ne découvritpas ceux qu’il attendait. Il ramena les pans du manteau danslesquels il s’enfouit le visage, monta sur le parapet, s’assittranquillement et, les jambes pendantes au-dessus du fossé remplid’une eau bourbeuse, il attendit patiemment, surveillantattentivement la rivière, le chemin qui la longeait, et un autrechemin qui, un peu plus sur sa droite, aboutissait tout droit à larue Saint-Honoré, près du couvent des Capucines.

Réflexion sombre, désabusée, sinistrement inquiétante chez unhomme de sa trempe…

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