La Fin de Fausta

Chapitre 19LA GORELLE

Vers le même moment où Fausta, déguisée en cavalier, se faisaitprendre par Pardaillan, c’est-à-dire vers les sept heures du matin,la petite porte de l’hôtel de Sorrientès, celle qui donnait sur lecul-de-sac, s’entrebâillait juste assez pour permettre à une femmede se couler dehors. Après quoi, cette femme glissait le long dumur et filait d’une allure sinueuse et rapide, le long de la rueSaint-Nicaise, déserte à cette heure matinale.

Cette femme, c’était La Gorelle, personnage que nous n’avonsfait qu’entrevoir dans les premiers chapitres de cette histoire, etque nous avons dû laisser à l’écart, parce qu’elle se tenaitinactive, volontairement enfermée à l’hôtel de Sorrientès, et qu’ilest naturel, et nécessaire, que nous ne montrions au lecteur queceux de nos personnages, protagonistes ou comparses, dont les faitset gestes concourent à l’action générale du récit.

La Gorelle, pour l’instant, se mêlant à cette action, il devientnécessaire que nous nous intéressions à elle. Et bien qu’elle nesoit qu’un personnage de second plan, il est également nécessaireque nous fassions plus ample connaissance avec elle, faute de quoi,ses faits et gestes risqueraient de demeurer incompris. Qu’on serassure, d’ailleurs, nous serons brefs.

On ne pouvait pas assigner un âge précis à La Gorelle. Elleparaissait avoir de quarante à soixante ans. Elle n’était pasjolie. Elle n’était pas laide non plus. C’était une de cesphysionomies insignifiantes, qui n’inspirent ni sympathie niantipathie.

Voilà pour le physique. Passons au moral :

Elle n’était ni bonne ni méchante. Elle n’avait qu’une passion.Mais cette passion, qui lui tenait lieu de toutes les autres,absentes, était exclusive, dévorante : la passion de l’or.Quand elle pensait à l’or, quand elle voyait de l’or, quand elletouchait de l’or, elle s’animait, s’illuminait, et c’était alorsseulement qu’on pouvait la voir telle qu’elle était en réalité.C’était une transformation foudroyante qui s’opérait alors en elle.Pour de l’or, elle était capable de bonté, de dévouement,d’abnégation. Pour un peu plus d’or, elle eût commis, sans hésiter,les pires atrocités, les plus abominables trahisons, les plusbasses vilenies. Au surplus, parfaitement inconsciente.

Ceci dit, suivons-la.

La Gorelle se coula jusqu’à la rue Saint-Honoré et aborda unhomme qui se tenait au milieu de la rue, près de l’hospice desQuinze-Vingts. Cet homme qui l’attendait là, c’était Stocco. Stoccolui-même, que nous avons vu une heure ou deux plus tôt, déguisé enmendiant, le visage à moitié caché par un bandeau, surveillant lesabords de la retraite de Pardaillan qui, d’ailleurs, malgré sonbandeau et son déguisement, l’avait parfaitement reconnu.

Pour que Stocco eût momentanément renoncé à une chasse qui, dansson esprit, devait lui rapporter la somme coquette de centcinquante mille livres, il fallait nécessairement que ce qu’ilavait à faire avec La Gorelle fût extrêmement important. Ou bienqu’il fût là par ordre, ce qui nous paraît plus probable, étantdonné l’accueil totalement dénué d’aménité qu’il fit à La Gorelle.En effet, il grogna, en roulant des yeux terribles :

– Vieille sorcière d’enfer, tu te permets de me faireattendre ! Il y a plus de cinq minutes que je memorfonds ! (Il mentait ! Il venait d’arriver.) Je ne saisce qui me retient de te caresser les côtes à coups de trique…

Humble, doucereuse, elle s’excusa d’avoir fait attendre le« seigneur » Stocco. Il l’interrompit brutalement etcommanda :

– Allons, suis-moi… et ne m’approche pas à plus de quatrepas… je ne tiens pas à être reconnu en compagnie d’une mégère deton acabit !… Et prie Satan, ton maître, que la communicationque tu vas faire au signor maréchal soit vraiment intéressante,sans quoi gare à ta chienne de peau !…

Toute autre qu’elle eût pris la fuite, épouvantée par lesmenaces et les airs furibonds du bravo. Il faut croire qu’elleavait d’excellentes raisons de ne pas lâcher pied car, malgréqu’elle ne fût pas très rassurée, au fond, elle accepta injures etrebuffades, sans protester, et suivit humblement, à quatre pas,comme il le lui avait ordonné.

Quelques minutes plus tard, Stocco l’introduisait dans uncabinet où se tenaient Léonora et Concini. Léonora était assisedans un fauteuil et suivait de son regard chargé de passionConcini, qui allait et venait avec une certaine nervosité. Ce fut àConcini que Stocco présenta La Gorelle, en lui disant, enitalien :

– Monseigneur, je vous amène cette vieille truie. Je vousprie de ne pas oublier que je ne le fais que sur votre ordreexprès. Je vous rappelle que je ne sais rien d’elle, que je ne laconnais pas, bien que ce soit moi qui, pour me débarrasser de sesinstances, vous ai parlé d’elle, à tout hasard. Ainsi donc,monseigneur, ne la ménagez pas, et si elle s’est vantée, faites-moisigne : je me charge, moi, de lui administrer une de cescorrections telle que, si elle sort vivante de mes mains, c’estqu’elle aura réellement fait un pacte avec le diable.

Devant cette recommandation au moins étrange, La Gorelle nesourcilla pas, ne parut pas avoir compris. Quant à Concini, il secontenta de répondre par un signe de tête qui approuvait. Et toutaussitôt, il interrogea :

– Vous avez, paraît-il, des révélations importantes à mefaire, concernant une jeune fille qui s’appelle Florence ?

Il interrogeait en français. Elle, ce qui fit rouler des yeuxeffarés à Stocco, répondit en pur toscan :

– Oui, monseigneur. Mais ce que j’ai à vous dire, je nedois le dire qu’à vous seul… attendu que cela n’intéresse que vousseul.

– Laisse-nous, Stocco, commanda Concini.

Le bravo s’inclina avec ce respect exorbitant qu’il affectaitvis-à-vis de son maître. Et, en s’inclinant, il consultait Léonoradu regard. À cette interrogation muette, elle répondit en fixantune tenture qui masquait la porte située en face de sonfauteuil.

Stocco sortit. Il avait très bien compris l’ordre muet de samaîtresse. Il fit un détour, pénétra dans une pièce et se trouvaderrière la tenture que Léonora venait de lui désigner et qu’ilécarta légèrement. Curieux, il tendit les oreilles, ouvrit lesyeux, sans perdre de vue pour cela sa maîtresse qui, par signes,pouvait lui donner un ordre qui ne devait pas passer inaperçu.

Stocco parti, La Gorelle demeura muette. Seulement, elle regardaConcini, puis elle regarda plus longuement Léonora, impassible dansson fauteuil.

– Vous pouvez parler devant Mme lamaréchale d’Ancre, sourit Concini. Je n’ai pas de secrets pourelle.

La Gorelle ne cacha pas son étonnement assez vif. Elle se remitvite cependant, et elle eut un mouvement des épaules et des brasqui signifiait : après tout, c’est votre affaire.

Cependant elle ne parlait toujours pas. Peut-être cherchait-elletout simplement ses mots.

Voyant qu’elle se taisait, Concini interrogea, entoscan :

– Vous êtes Italienne ?

– Non, monseigneur. Mais j’ai longtemps séjourné en Italie.À Rome. À Florence, notamment, ou je me trouvais il y a dix-septans.

Elle insistait sur le chiffre. Concini tressaillit ;dix-sept ans, cela remontait à l’époque de la naissance de safille. Il commença de considérer avec plus d’attention cette femmequi se tenait humblement courbée devant lui. Il fouilla ces traitsinsignifiants et flétris, cherchant à se souvenir s’il n’avait pasdéjà vu ce visage. Il dut y renoncer. Il reprit, très calme, enapparence :

– Vous connaissez cette jeune fille, dont vous avez voulume parler.

– Oui, fit La Gorelle.

Elle prit un temps, en comédienne qui ménage son effet, etacheva en ponctuant ses mots et en les espaçant :

– On me l’a confiée… autant dire… le jour de sa naissance…C’est moi qui l’ai é… le… vée.

– Vous ! sursauta Concini.

– Moi, confirma La Gorelle avec une tranquilleassurance.

Cette fois, Concini se tourna franchement vers Léonora qu’ilconsulta du regard. Celle-ci allongea négligemment la main vers lemarteau d’ébène qu’elle avait à sa portée et frappa sur le timbre.Marcella, sa suivante et sa confidente, que nous avons déjàentrevue au Louvre, parut presque aussitôt et, sur un signe d’elle,s’approcha de sa maîtresse, qui lui glissa un ordre à l’oreille.Dès que Marcella fut sortie, ce fut Léonora qui continual’interrogatoire.

– Si c’est vous qui avez élevé cette jeune fille, elle doitêtre encore avec vous ?

En posant cette question, Léonora la fouillait de son regard defeu jusqu’au fond de l’âme. Sans hésiter, avec la même tranquilleassurance, La Gorelle répondit :

– Non, madame, elle m’a quittée, voici quatre ans.

– Parce que vous la maltraitiez, gronda Léonora qui se fitmenaçante.

– C’est une indigne calomnie, protesta la mégère. Et,larmoyant :

– La vérité est que je suis pauvre. Je ne pouvais pasnourrir cette petite à ne rien faire. Il fallut bien qu’elletravaillât pour gagner son pain, comme moi. Elle n’aimait pas letravail, c’était une petite fainéante. C’était aussi une ingrate…un beau jour, elle m’a plantée là.

– Que lui faisiez-vous faire ?

– Elle vendait des fleurs qu’elle allait ramasser dans leschamps. C’est un travail propre, délicat, coquet même, et qui n’arien de pénible.

– Dites donc tout de suite que c’était une manière demendier, fit Léonora en levant les épaules.

– Si on peut dire ! s’offusqua La Gorelle. Elle avaitdes doigts de fée, cette petite. Sans savoir, sans qu’on lui aitjamais montré, elle faisait des bouquets qui étaient des merveillesde goût. La charité ! Mais c’était bien plutôt elle qui lafaisait, en donnant pour quelques sous des fleurs qu’elle aurait puvendre une livre… et même plus !

– Et vous ne vous êtes jamais occupée d’elle ? Vous nesavez pas ce qu’elle est devenue ?

– Je l’ai cherchée, pendant des mois et des mois. En vain.Je l’ai retrouvée, par hasard, ici, à Paris, il y a quelquessemaines.

– Alors, vous savez où elle est ?

– Je l’ignore complètement, madame… Mais si vous y tenez…si vous avez besoin… Enfin, je me charge bien de la retrouver, moi,madame.

Il était évident qu’elle ne mentait pas. Léonora le comprit.

– Inutile, dit-elle, en déclinant la proposition.

À ce moment, Marcella reparut. Elle n’était pas seule. Elledonnait le bras à Florence. L’une conduisant l’autre, les deuxfemmes entrèrent, firent deux pas.

– Brin de Muguet ! s’écria La Gorelle, stupéfaite dereconnaître son ancienne victime en cette jeune fille, mise avecune sobre élégance, comme une fille de qualité, et qui, ma foi,avait fort grand air sous ses précieux atours.

– La Gorelle ! s’écria la jeune fille.

Et, lâchant le bras de Marcella, elle recula vivement de deuxpas et considéra la mégère non pas avec crainte, mais avec unerépugnance manifeste.

Léonora, qui avait ménagé cette entrée subite et imprévue, putse rendre compte que La Gorelle n’avait pas menti : il étaitévident que les deux femmes se connaissaient. Restait à savoirjusqu’à quel point. Elle s’adressa à la jeune fille et, avec cettedouceur qu’elle semblait s’être fait une règle d’observerimmuablement vis-à-vis d’elle :

– Vous connaissez cette femme, Florence ?

– C’est elle qui m’a élevée, avoua franchement la jeunefille.

– Je ne suis pas une menteuse ! triompha LaGorelle.

– J’espère bien qu’on n’a pas l’intention de me livrer aelle ! reprit vivement Florence.

Et s’animant, avec un air de décision que Léonora ne lui avaitjamais vu :

– Je dois vous prévenir, madame, que je n’accepterai pascela. À aucun prix, je ne retournerai avec elle. Je préférerais,oui, je préférerais cent fois chercher un refuge dans lamort !…

– Elle vous maltraitait, n’est-ce pas ?

Généreuse, elle ne voulut pas accabler son ancien bourreau, dontla contenance embarrassée avouait maintenant ce qu’il avait niél’instant d’avant.

– Je ne dis pas cela, fit-elle. Mais j’ai gardé un tropfâcheux souvenir d’elle.

– Un souvenir si pénible qu’il va jusqu’à vous fairepréférer la mort plutôt que de revenir avec elle ?

– Oui, madame.

– Eh bien, rassurez-vous, mon enfant, je n’ai jamais eul’intention de vous abandonner. Allez, mon enfant, allez sansinquiétude, je sais ce que je voulais savoir.

En donnant ce congé, Léonora, d’un coup d’œil, donnait un ordreà sa confidente. Celle-ci, d’un léger signe de tête, fit entendrequ’elle avait compris. Et, reprenant affectueusement le bras de lajeune fille, elle voulut l’entraîner. Florence résista doucement.Elle hésita. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose.

– Allez, reprit Léonora, sans humeur, sans impatience, maissur un ton d’autorité, auquel il n’était pas possible derésister.

Et Florence obéit, se laissa docilement entraîner. Et pourtant,la présence inattendue de La Gorelle chez Concini l’intriguait etl’inquiétait plus qu’on ne saurait dire. Elle eût donné beaucouppour être renseignée là-dessus. Il est certain que si elle l’avaitpu elle n’aurait pas manqué de rester derrière la porte etd’écouter.

Mais Marcella était là, qui, tout en lui témoignant le plusprofond respect, ne la lâchait pas plus que son ombre. Et Marcellala ramena à sa chambre où, Florence, résignée, s’attendait à lavoir s’installer. Pourtant, à sa grande surprise, il n’en fut rien.Soit qu’elle eût mal interprété l’ordre muet de Léonora, qui, detoute évidence, n’avait pas voulu que la jeune fille pût entendrece que La Gorelle allait dire, soit qu’elle jugeât qu’elle l’avaitsuffisamment éloignée, Marcella la quitta quand elle fut dans sachambre.

Il faut dire ici que Léonora avait appris à apprécier la rarediscrétion de la jeune fille et la scrupuleuse honnêteté aveclaquelle elle tenait sa parole, une fois qu’elle l’avait donnée.Caractère énergiquement trempé, Léonora n’avait pu s’empêcherd’éprouver une certaine estime pour l’énergie déployée par cetteenfant dans le sacrifice de soi-même qu’elle faisait à cette mèreinconnue, qui se souciait si peu d’elle, et était si peu digne dece sacrifice.

Avec l’estime, la confiance était venue. Florence ayant donné saparole de ne pas sortir de la maison, Léonora avait pensé, avecraison, qu’elle était plus garantie par cette parole qu’elle nel’aurait été par une étroite surveillance. Elle avait même calculéqu’en supprimant cette surveillance inutile elle enchaîneraitdavantage la jeune fille qui serait sensible à cette marque deconfiance. Ce en quoi elle ne s’était pas trompée.

Florence se trouvait donc libre, à l’hôtel Concini. Libre etsans contrainte, car elle ne sentait plus peser sur elle unesurveillance occulte, plus insupportable peut-être qu’unesurveillance ouverte. Nous n’avons pas besoin de dire que jamaiselle n’avait songé à abuser de cette liberté restreinte et que laplus grande partie de son temps se passait dans le jardin, où ellesoignait ses fleurs préférées.

Cette fois, elle résolut d’user sans scrupule de sa liberté.Elle était trop intéressée à savoir ce qu’on allait dire d’elle, etelle avait l’intuition très nette qu’elle allait apprendre deschoses qu’il lui importait de connaître. Elle attendit un instantpour donner à Marcella le temps de rentrer chez elle. Elle revintsur ses pas, poussa légèrement la porte, écouta.

Pendant ce temps, Léonora avait repris l’interrogatoire qu’ellefaisait subir à La Gorelle.

– Dites-nous maintenant par qui et comment vous fut confiéecette enfant, dit-elle.

La Gorelle, sans hésiter, nomma Landry Coquenard et racontacomment il lui avait remis l’enfant. Elle fit également le récitdes premières années de l’enfant, jusqu’au moment où elle s’étaitenfuie. Dans ce récit, qu’elle abrégea autant qu’elle put, ellen’altéra pas la vérité quant au fond : elle n’avait aucunintérêt à le faire. Pour ce qui est des détails, c’est une autreaffaire : elle avait tout intérêt à les présenter d’une façonavantageuse pour elle. Elle ne se fit pas faute de le faire.

Florence arriva au moment où elle terminait ce récit, qui ne luieût rien appris qu’elle ne savait déjà.

Quand elle eut fini ce récit qu’ils écoutèrent avec la plusgrande attention, sans l’interrompre, Concini interrogea :

– Eh bien, qu’avez-vous à nous révéler au sujet de cetteenfant ?… Et d’abord, pourquoi vous adressez-vous à moi, à cesujet ?

– Parce que je sais que vous êtes son…

Ici, La Gorelle s’arrêta, embarrassée, en louchant du côté deLéonora. Celle-ci comprit sa réserve. Et levant les épaules, elleacheva pour elle :

– Parce que vous savez qu’il est son père. Parlez donc sansambages : M. d’Ancre vient de vous dire qu’il n’avait pasde secrets pour moi.

– Excusez-moi, madame, je n’osais pas, fit La Gorelle deson air doucereux.

Et, visiblement soulagée :

– C’est bien ce que je voulais dire.

– Et comment savez-vous que je suis son père ? demandaConcini. Et, soupçonneux :

– Est-ce Landry qui vous l’a appris ?

La Gorelle hésita une seconde. Elle avait bien envie de mentiren disant oui, uniquement pour jouer un mauvais tour à LandryCoquenard. Le désir de faire valoir sa perspicacité l’emporta surla rancune. Et elle dit la vérité :

– Non, monseigneur. Je dois même dire que Landry a faittout ce qu’il a pu pour détourner mes soupçons de vous. Il a étéjusqu’à essayer de me faire croire que l’enfant était de lui. Maisje le savais à votre service, je savais que vous étiez alors lacoqueluche de toutes les femmes de Florence. Et ma conviction a étéfaite. Bien sûr que je n’ai aucune preuve. Mais je suis sûre de nepas me tromper : c’est vous qui êtes le père.

– Voyons, qu’avez-vous à me dire ? coupa Concini.Parlez.

La Gorelle prit un temps. Elle abordait le sujet pour lequel,uniquement, elle était venue. Elle n’hésitait pas, mais ellecomprenait que le moment était venu de jouer serré, si elle nevoulait pas échouer dans son entreprise. Et elle ne voulait paséchouer.

– Quelqu’un, dit-elle, quelqu’un de grand et de puissantm’a offert une grosse somme d’argent, si je consentais à attesterque la mère de l’enfant abandonné était une dame, dont le nom et laqualité me seraient dévoilés au dernier moment.

– Vous avez accepté ? gronda Concini.

– Naturellement, fit-elle.

Et malgré son inconscience, sentant confusément ce qu’il y avaitd’odieux dans ce marché, qu’elle avouait cyniquement avoir accepté,elle larmoya :

– La misère, monseigneur, fait faire bien des choses qu’onne ferait pas si on était riche.

– Le nom ? intervint froidement Léonora.

– Le nom ? répéta La Gorelle, feignant de ne pascomprendre.

– Oui, je vous demande le nom de ce quelqu’un… de grand etde puissant… qui vous a offert ce marché que vous avez accepté.

– Je l’ignore, répondit La Gorelle avec assurance.

– Vous mentez.

– Mais, madame…

– Vous mentez, vous dis-je, répéta Léonora avec plus deforce et en fixant sur elle un regard d’un insoutenable éclat, quisemblait vouloir fouiller jusqu’aux plus profonds replis de saconscience et qui la força à lâcher pied.

– Eh bien, oui, je le sais, ce nom, se résigna à avouer LaGorelle, qui sentait qu’elle avait affaire à forte partie. Mais jene le dirai pas.

Et, avec une terreur qui n’était pas simulée :

– Je tiens à ma peau, moi ! Et si je vous faisaisconnaître ce nom, c’en serait fait de moi.

– Je le connais aussi bien que vous, ce nom, déclaraLéonora en levant les épaules.

– Voire ! murmura La Gorelle, sceptique.

– Et je vais vous le dire : c’est la duchesse deSorrientès.

La Gorelle fut atterrée. Elle ne s’attendait pas à les trouversi bien renseignés, ni surtout à les voir si calmes. Elle étaitbien persuadée que la menace qu’elle leur faisait – car au fond, cen’était pas autre chose qu’une menace – allait les affoler, etqu’elle aurait beau jeu, ensuite, à s’offrir de les tirerd’embarras… Moyennant une honnête rétribution, comme de juste.

Et voilà qu’il n’en était rien. Ils avaient l’air d’accepter sarévélation comme si elle ne les touchait en rien. Elle frémit etcommença de se demander avec inquiétude si l’ingénieuse combinaisonqu’elle avait imaginée n’allait pas échouer piteusement. Son cœurse contractait d’angoisse à l’affreuse pensée de cet échec quirenversait tous ses calculs.

« Jésus Dieu ! songeait-elle avec désespoir, maisc’est ma ruine ! Hélas ! oui, je suis ruinée, pillée,assassinée !… Sans compter que je pourrais fort bien m’êtrefourvoyée dans un guêpier dont il ne sera pas aisé de me dépêtrer…Si tant est que je m’en tire saine et sauve. »

Malheureusement pour elle, il était un peu tard pour faire cesréflexions, judicieuses, d’ailleurs. Pour comble, Léonora, quiprenait décidément la direction de l’entretien, ajoutait, encontinuant de la fouiller de son regard de feu :

– Dites-nous maintenant le nom de cette dame que vous devezdésigner comme étant la mère de l’enfant. Et n’essayez pas de noustromper… Vous voyez que nous sommes mieux renseignés que vous nepensez.

Le savait-elle, ce nom ? Savait-elle que c’était la reinerégente, Marie de Médicis ? Il est certain que Fausta n’avaitpas commis la faute de la lui nommer. Cependant, elle n’était passotte. Ce nom, elle l’avait vainement cherché pendant des années.Certes, le nom de la fille du grand-duc de Toscane lui était venu àl’esprit. Mais cette idée d’une intrigue amoureuse entre la filledu souverain et le pauvre hère, gentilhomme douteux, fils d’unmodeste notaire, qu’était alors Concini, lui avait paru tellementromanesque qu’elle l’avait écartée.

Depuis qu’elle logeait à l’hôtel de Sorrientès, où Fausta luiavait donné un emploi qui n’était qu’une sinécure, grassementrétribuée, elle avait réfléchi. Il est certain qu’elle ne s’étaitpas fait faute d’écouter aux portes, autant qu’elle l’avait pu. Deces espionnages incessants, et de ses réflexions ininterrompues, ilest probable que la vérité avait dû jaillir. Mais une fois cetteterrible vérité découverte, elle avait tout de suite compris quec’en était fait d’elle si elle laissait seulement soupçonnerqu’elle la connaissait. Elle tenait à sa peau. Elle s’était bienjuré que ni ruses ni menaces ne lui arracheraient un mot qu’ellepourrait justement considérer comme son arrêt de mort prononcé parelle-même. La question insidieuse de Léonora ne la prit donc pas audépourvu. Elle répondit sur-le-champ.

Comment voulez-vous que je répète une chose qu’on ne m’a pasdite ?

Elle disait cela avec une naïveté, un air de sincérité simerveilleusement joués que Léonora et Concini, attentifs, s’ylaissèrent prendre. Ce qui n’empêcha pas Léonorad’insister :

– Le jureriez-vous ?

La Gorelle n’hésita pas : elle étendit solennellement lamain vers un crucifix pendu au mur, se redressa, les regards bienen face, pour la première fois, et lentement, avec un accent auquelil était impossible de ne pas croire, elle prononça ceserment :

– Sur le Dieu mort sur la croix, sur mon salut éternel, jejure qu’on ne m’a pas dit ce nom ! Puisse le feu du cielfoudroyer mon corps, le feu de l’enfer consumer éternellement monâme, si je mens !…

Il était impossible de ne pas tenir pour valable un sermentaussi terrible. Concini et Léonora furent convaincus.

– C’est bien, prononça Léonora.

La mégère réprima un mince sourire qui montait à ses lèvres.Elle était bien tranquille, la conscience en repos. Personne ne luiavait dit ce nom : elle l’avait bien trouvé toute seule. Donc,elle n’avait pas menti.

– Donc, reprit Léonora avec cette froide assurance quidéconcertait de plus en plus La Gorelle, en ramenant l’entretien aupoint où elle l’avait fait bifurquer, donc,Mme de Sorrientès vous a offert une« grosse » somme d’argent pour attester qu’une dame, dontelle ne vous a pas dit le nom, est la mère de la fille de monépoux, M. d’Ancre… Proposition « honnête » que vousavez acceptée, avez-vous dit ?… Et laissez-moi vous dire unechose que vous paraissez ignorer…

Voyant qu’elle laissait la phrase en suspens et souriait d’unsourire terriblement inquiétant, La Gorelle, sentant poindre lamenace, perdait de plus en plus pied et, sous son calme apparent,sentait l’inquiétude l’envahir de plus en plus. Elle se fit plushumble encore, et de sa voix la plus insinuante :

– Laquelle, ma bonne dame ? Pour Dieu,instruisez-moi ! Je ne suis qu’une pauvre ignorante,moi !

– C’est que, continua Léonora, d’une voix glaciale, c’estlà ce que l’on appelle proprement un faux témoignage… Ce qui peutvous mener tout doucement jusqu’à… la place de Grève où, à seulefin que tout le monde puisse vous voir, vous seriez placée bien envue… par exemple, au haut d’une potence.

– Jésus ! s’étrangla la vieille qui croyait déjàsentir le fatal nœud coulant lui serrer la gorge.

– Mais cela vous regarde, achevait l’implacable Léonora,passons… Ce qui nous regarde, ce que nous voulons savoir, c’estpourquoi vous venez vous vanter d’une action qui pourrait avoir lessuites… que je viens de vous indiquer… et que vous voulez-vousenfin ?

Ils le savaient très bien, ce qu’elle voulait. Ils avaient toutde suite compris qu’elle venait leur dire : « Donnez-moile double, et je me tais. » Ils étaient, d’ailleurs, biendécidés à lui donner, sans marchander, la somme qu’elle exigeraitd’eux. Cela n’était pas fait pour les gêner ; ils savaientbien que Marie de Médicis leur rembourserait, et bien au-delà, cequ’ils auraient donné pour elle. Et si Léonora avait paru sedéfendre si âprement, ce n’était pas pour se dérober : c’estqu’elle ne se contentait pas d’acheter le silence de la mégère.C’est qu’elle voulait se servir d’elle, lui faire dire certaineschoses qui étaient déjà arrêtées dans son esprit. Et cela, elleavait compris qu’elle ne l’obtiendrait qu’en la terrorisant.

Elle y avait complètement réussi, il faut le reconnaître. LaGorelle, épouvantée, regrettait amèrement de s’être fourvoyée dansun guêpier pareil, pour nous servir de sa propre expression.Certes, elle aimait l’or. Mais elle aimait également sa précieusepersonne. Et elle se disait, à juste raison, que son or ne luiservirait plus de rien dès l’instant où elle serait passée de vie àtrépas. Et, venue pour leur extorquer la forte somme, elle jugeaplus prudent d’y renoncer. Et la voix étranglée, tant le sacrificelui paraissait affreux, déchirant, elle larmoya :

– Mais je ne veux rien, ma bonne dame du bon Dieu !…absolument rien !… Je suis une honnête femme, moi ! J’aibien compris, allez, que ce qu’on me demandait n’était pas honnête.J’ai accepté ? Oui, mais si je n’avais pas accepté, je seraismorte à l’heure qu’il est… N’empêche que je me suis dit :« Thomasse, ma fille, le seul moyen de te tirer de là estd’aller tout dire au seigneur maréchal. » Et je suisvenue…

Concini et Léonora furent stupéfaits. S’ils s’attendaient àquelque chose, ce n’était pas à du désintéressement. Ils ne furentpeut-être pas tout à fait dupes. Mais malgré eux leur attitude –surtout celle de Léonora – se modifia, se fit moins menaçante.

Matoise, elle sentit le revirement. Elle se hâta d’en profiterpour s’efforcer, tout au moins, de sauver quelques bribes de cettefortune qui s’en allait à vau-l’eau. Et d’une voixlamentable :

– Je suis venue… pour vous rendre service… C’est ma ruine…car la somme que je refuse m’aurait assuré une honnête aisancejusqu’à la fin de mes jours… C’est peut-être la mort… car laduchesse de Sorrientès ne me pardonnera pas le méchant tour que jeviens de lui jouer… Et, si elle ne me fait pas expédier à la doucepar quelqu’un de ses gens, elle ne manquera pas de me jeter à larue… Je perdrai l’emploi convenablement rétribué que j’occupaischez elle… C’est la misère noire… Et, à mon âge, c’est terrible, lamisère !…

Cette fois, Léonora et Concini échangèrent un sourireentendu : ils avaient compris la manœuvre de la vieille.Léonora fit un signe à Concini. Ce fut lui qui prit la parole.

– À dieu ne plaise que je vous laisse vous sacrifier pourmoi que vous ne connaissez pas, en somme. Voyons, combien laduchesse de Sorrientès vous a-t-elle offert ?

– Cinquante mille livres, monseigneur, lança La Gorelletout d’une haleine.

Elle mentait impudemment. Cinquante mille livres, c’est cequ’elle aurait demandé, si ses calculs n’avaient pas étébouleverses par l’attitude imprévue et singulièrement inquiétantede Léonora. Cinquante mille livres, cela représentait juste ledouble de la somme promise par Fausta.

Ayant lancé ce chiffre qui lui paraissait énorme, elle attenditla réponse avec une anxiété qui la faisait haleter. Et comme il luisemblait que cette réponse se faisait un peu attendre, elle setourmentait :

« Il hésite !… Le ladre !… Sainte Vierge de Dieu,je suis perdue !… Sainte Thomasse, ma vénérée patronne, faitesqu’il m’offre seulement la moitié, afin que je ne perde rien, etvous aurez un beau cierge d’une livre !… »

Elle se trompait ; Concini n’hésita pas. Seulement, leprestigieux comédien qu’il était, ne laissant passer aucuneoccasion de se manifester, prenait son temps pour produire soneffet. Il laissa enfin tomber :

– Je vous donnerai le double. Soit cent mille livres.

On peut croire qu’il ne fut pas manqué, son effet. La Gorelle,qui s’attendait au marchandage, fut assommée par ce chiffre. Sousle coup de cette première impression, elle fléchit les genoux, avecautant de vénération que si elle avait été devant le saintsacrement. Et joignant les mains, extasiée, les yeux luisants commedes braisés, dans un élan, elle célébra :

– Ah ! monseigneur, Dieu lui-même ne se montrerait pasaussi généreux que vous !…

– À une condition, ajouta Concini.

Elle se redressa, et sans hésiter, avec un accentintraduisible :

– Que faut-il faire ?

Concini et Léonora sourirent, satisfaits ; ils la sentaientprête à tout, aux plus basses comme aux plus terriblesbesognes.

– Nous vous le dirons quand le moment sera venu, déclaraConcini avec désinvolture.

Et il crut devoir ajouter :

– Ce moment ne saurait guère tarder : quelques jours…quelques semaines tout au plus. Nous vous ferons connaître alors ceque nous attendons de vous, et les cent mille livres promises vousseront comptées séance tenante.

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