La Fin de Fausta

Chapitre 26LES MILLIONS ESPAGNOLS

Pendant que se déroulaient les diverses scènes que nous avonsessayé de retracer, Odet de Valvert et Landry Coquenard, netrouvant plus d’obstacle devant eux, avaient continué leur chemin àtoute bride.

Au bout de quelque temps, ils avaient modéré leur allure et misleurs chevaux au trot. Ils s’étaient mis à bavarder. Ils parlaientde cet « enragé » qu’ils avaient laissé aux prises avecPardaillan, lequel, ils n’en doutaient pas, devait avoir eu raisonde lui. Ils cherchaient, naturellement, à mettre un nom sur cettephysionomie étincelante qui leur était inconnue. Et ils n’yparvenaient pas.

– Qui sait si ce n’est pas Mme Faustaelle-même ! risqua finalement Valvert.

Il disait cela à tout hasard. Il n’était pas très bien convaincului-même. Cette supposition, qu’il ne faisait pas sans quelquehésitation, parut si saugrenue à Landry Coquenard qu’il pouffa às’en étrangler. Et sans réfléchir, croyant avoir trouvé un argumentsans réplique :

– Il lui serait donc poussé tout à coup du poil au menton,à Mme Fausta ? railla-t-il.

– Imbécile, répliqua Valvert, ne peut-on se mettre unefausse barbe ?

– C’est ma foi vrai ! reconnut Landry Coquenardinterloqué. Et se ressaisissant, toujours sceptique :

– M. de Pardaillan m’a souvent assuré queMme Fausta est d’une jolie force à l’escrime, ditValvert. Et il ne prodigue pas ses compliments,M. de Pardaillan.

– Au fait, admit Landry Coquenard ébranlé, on peuts’attendre à tout d’une terrible jouteuse comme celle-là !

– Nous en savons quelque chose, il me semble !

– Ma foi, monsieur, tout bien considéré, vous pourriez bienavoir raison. Et je vous demande pardon d’avoir ri comme un sot devotre supposition qui me paraît maintenant très juste.

– Tu devrais cependant la connaître, conclut Valvert. Tuoublies un peu vite que tu m’as confessé que, dans les premierstemps de ton entrée à mon service, tu avais bel et bien faillidevenir un instrument entre ses mains.

– C’est vrai, ventre de Dieu ! sacra Landry Coquenard.Et s’animant :

– C’est qu’elle m’avait fameusement englué, l’infernaleprincesse que je ne connaissais alors que sous le nom de duchessede Sorrientès !… Elle m’avait si bien persuadé qu’elle voulaitle bonheur de la « petite », je veux dire deMlle Florence… que je la suivais en aveugle !…que la peste me mange ! que la malemort m’extermine !…,Quand je pense que sans M. le chevalier de Pardaillan qui m’aouvert les yeux, je n’aurais rien dit… pour vous faire une bonnesurprise… Ah ! elle eût été fameuse, la surprise !…

– Oui, mon pauvre Landry, elle t’avait ensorcelé, commeelle avait failli m’ensorceler moi-même, fit Valvert. Le bonheur deFlorence ? C’était bien le cadet de son souci !… C’est laperte de sa mère qu’elle machinait… et c’est à cela que tul’aidais, sans le savoir !

Et il soupira :

– Ma bien-aimée Florence !… Qui sait si elle n’est pasplus en péril encore près de son père !…

Maintenant que le nom de sa bien-aimée était tombé de seslèvres, il va sans dire que notre amoureux ne devait plus parlerque d’elle. Et comme il avait en Landry Coquenard un confident quine se lassait jamais quand il était question de celle qu’ilappelait toujours « la petite », nous n’avons pas besoind’ajouter qu’ils n’eurent plus guère d’autre sujet de conversationque celui-là qui leur tenait également à cœur à tous les deux.

Cependant, tout en bavardant, ils avançaient à une allureaccélérée, longeant toujours les bords de la rivière. Et LandryCoquenard qui paraissait connaître admirablement ces environs deParis d’alors qui étaient, plus que de nos jours, un véritableenchantement, nommait les bourgs, les hameaux, les châteaux, à lahauteur desquels ils passaient. Et il donnait, à leur sujet, unefoule de renseignements et de petits détails qui, sous sonindifférence affectée, émerveillaient Valvert étonné de le voir sibien renseigné.

– Monsieur, dit tout à coup Landry Coquenard, nous voiciparvenus à la hauteur de Ruel[6] où je doisme rendre pour exécuter les ordres que vous m’avez donnés. Je vaisdonc vous quitter. Vous plaît-il de me dire où je vousretrouverai ?

– C’est plutôt à toi, qui connais si bien toute cettecampagne, de me dire où je pourrai t’attendre.

– Eh bien, nous allons, s’il vous plaît, monsieur, gagnerla grande route de Saint-Germain qui se trouve sur notre gauche àenviron deux cents toises d’ici.

Ils regagnèrent cette route de Saint-Germain. Là, LandryCoquenard, après avoir donné à son maître des indications précises,piqua des deux vers Ruel, distant de deux ou trois cents toises, àpeu près. Quant à Valvert, au petit pas, il continua droit devantlui, par la grand-route, qui se rapprochait de plus en plus de larivière. Il passa devant une maison qu’il devina plutôt qu’il ne lavit, enfouie qu’elle était au milieu des frondaisons, et que Landrylui avait dit d’être la « maison noble de laMalmaison ».

Un peu plus loin, la route venait longer le bord de la rivière.Il s’arrêta là, mit pied à terre et descendit sur la berge. Ilattacha à un jeune bouleau son cheval qui se mit aussitôt à paîtrel’herbe épaisse et drue, et il alla s’asseoir au pied d’un hêtreénorme qui étendait, très haut au-dessus de sa tête, le dômearrondi de son feuillage épais, qui le mettait à l’abri descaresses un peu trop ardentes d’un soleil rutilant.

Derrière lui, une petite île où ne se voyait pas la moindrehabitation, et qui prenait des allures de petite forêt vierge. Sursa gauche, une grande maison noble qu’il voyait très bien, attenduqu’elle se dressait en bordure de la route, et plus loin, à peinevisibles, quelques chaumières espacées, au milieu de jardinetsfleuris : le hameau de la Chaussée, lui avait dit le savantLandry Coquenard.

Odet de Valvert, rêvant sans doute à sa bien-aimée Florence,attendit là près de deux heures. Au bout de ce temps, LandryCoquenard, annoncé déjà depuis un moment par le galop sonore de soncheval, reparut. Et, du plus loin qu’il l’aperçut Valvert luicria :

– J’espère que tu n’as pas oublié les provisions, aumoins ?

– Je n’aurais eu garde, rassura Landry Coquenard, je meursde faim, monsieur, je dessèche de soif rentrée !

– Et le chariot ?

– Il ne tardera pas. Vous pensez bien, monsieur, que je nel’ai pas attendu.

– Et tu as bien fait, approuva Valvert, car moi aussi jetombe d’inanition, j’étrangle de soif.

Landry Coquenard sauta lestement à terre, débarrassa son chevalde deux paniers dont il était chargé et l’attacha à un arbre, commeavait fait son maître. Après quoi, il étala le contenu des panierssur l’herbe et, agitant les mâchoires d’une manière significative,il prononça avec une évidente satisfaction :

– Voilà de quoi rendre des forces à un mort, monsieur.

Ils s’installèrent, comme deux égaux, et, avec un appétit égal,commencèrent le massacre des provisions. Sans doute ils avaient debonnes raisons de croire qu’ils avaient du temps devant eux, carils ne se pressaient pas.

Un grand chariot vide, traîné par deux vigoureux percheronsattelés en flèche, conduit par un paysan, arriva comme ils étaientau milieu de ce repas champêtre. Le conducteur reçut l’ordre deranger son chariot à l’ombre, le plus près possible de la berge, etd’attendre. Et pour qu’il ne s’ennuyât pas trop, Landry Coquenard,sur l’ordre de Valvert, lui remit un pain, un flacon de vin, uneénorme tranche de pâté et la carcasse d’une volaille dont ilsavaient expédié les ailes et les cuisses.

Lorsqu’ils se remirent en selle, il était deux heures passées del’après-midi. C’était à peu près vers ce moment-là que Pardaillans’en allait au Louvre. Ils partirent au pas, laissant le chariotvide sous la garde du paysan à qui Valvert avait donné ses ordres.Ils passèrent devant cette maison que Valvert avait pu voir deloin, de l’endroit où il s’était assis et où ils avaient dîné.Selon son habitude, Landry Coquenard ne manqua pas de la signaler àson maître.

– Monsieur, lui dit-il, jetez un coup d’œil sur cettemaison noble.

– Je vois, répondit Valvert après avoir considéré uninstant la maison, je vois une grande maison de briques, qui n’arien de remarquable.

– C’est le château de la Chaussée, monsieur, dit LandryCoquenard. Et, comme il voyait que ce nom ne disait rien à sonmaître, il ajouta :

– C’est là, monsieur, à l’ombre de ces grands arbrestouffus, que notre bon sire, le roi Henri IV, de glorieuse mémoire,a filé le parfait amour avec Mme la duchesse deBeaufort, au temps où elle n’était encore que la demoiselleGabrielle d’Estrées[7] .

– Vraiment ? fit Valvert.

Et sans qu’il fût possible de démêler s’il plaisantait ou s’ilparlait sérieusement :

– Par ma foi, je ne suis pas fâché d’avoir vu ces arbres àl’ombre desquels notre grand roi est venu roucouler sa chansongalante avec celle que l’on appelait la Belle Gabrielle.

Ils continuèrent d’avancer durant un quart de lieue environ.Tout à coup, Valvert s’écria :

– Voilà nos gens, je crois !

Et il désignait un groupe de cavaliers qui, assez loin encore,s’en venaient au pas à leur rencontre.

– Et voilà le bateau ! répondit Landry, en désignantun bateau assez fort qui remontait lentement le courant et quiparaissait remorqué par ce groupe de cavaliers, lesquels leprécédaient de quelques toises.

– Attention, Landry, recommanda Valvert, c’est le moment dese tenir sur ses gardes et de ne pas se trahir soi-même.

Sur ces mots, Valvert prit les devants, au trot. LandryCoquenard, qui jusque-là s’était tenu à son côté, le suivit àquatre pas, en valet bien stylé.

En tête de la petite troupe au-devant de laquelle ils allaientmarchait, seul, le chef de cette troupe. C’était assurément ungentilhomme. Un gentilhomme qui trahissait son origine par cet airde morgue hautaine qui, en général, caractérisait alors lesgentilshommes espagnols.

Quand il fut à une dizaine de pas de ce gentilhomme, Valvert mitsa monture au pas. Alors celui-ci, comprenant que c’étaitdécidément à lui qu’on en voulait, s’arrêta et attendit, fièrementcampé sur sa selle. Valvert s’arrêta à deux pas de lui et mit lechapeau à la main. L’autre en fit autant, Valvert s’inclinagracieusement sur l’encolure de son cheval – salut qui lui futscrupuleusement rendu, dans toutes les règles – et poliment, maissur un ton de commandement qui sentait son militaire parlant à uninférieur :

– Monsieur, dit-il, je suis le chef que vous attendez et àqui vous devez repasser le commandement de votre troupe. Voici malettre de service. Veuillez en prendre connaissance.

En disant ces mots, il prenait à sa ceinture le parchemin qu’ilavait enlevé à d’Albaran et le lui présentait, tout ouvert.L’Espagnol prit le feuillet. Il le lut attentivement et, plusattentivement encore, vérifia les cachets et les signatures. Cetexamen terminé, il rendit le parchemin, s’inclina respectueusement,et, en français, sans aucun accent :

– Est-ce au seigneur comte d’Albaran que j’ai l’insignehonneur de parler ? dit-il.

– Non, monsieur. Je suis, moi, le comte de Valvert,gentilhomme français, au service de Son Altesse la duchesse deSorrientès.

– Ah !… On m’avait dit que ce serait probablement lecomte d’Albaran qui me déchargerait de ma mission.

En faisant cette réflexion l’Espagnol fouillait Valvert d’unregard chargé de méfiance. Sans s’émouvoir, celui-ci répondit d’unair détaché :

– C’était, en effet, le comte d’Albaran qui devait secharger de cette mission. Mais le comte, ce matin même, a étégratifié d’un joli coup d’épée qui l’a cloué au lit pour quelquesjours. C’est moi que Son Altesse a bien voulu désigner pour leremplacer… Au surplus, je vous ferai remarquer, monsieur, que lalettre de service que vous avez lue, et fort attentivement, soitdit sans reproche, ne mentionne aucun nom. Elle vous enjointsimplement d’obéir au porteur.

– C’est juste reconnut l’Espagnol. Et après uneimperceptible hésitation :

– Je me mets, ainsi que mes hommes, à vos ordres,monsieur.

– Valvert sentit qu’il y avait comme une réticence en lui.L’Espagnol éprouvait de vagues soupçons qu’il eût été bien en peinede préciser, mais qui ne laissaient pas que le troubler quelquepeu : méfiance instinctive qui, en somme, faisait honneur àson flair. Il ne voulut pas le brusquer. Et avec une grandecourtoisie :

– Monsieur, dit-il, je suis bien votre serviteur. Et, enfait d’ordres, je n’ai que ceux de Son Altesse à vous transmettre,lesquels se résument à ceci : à compter de cet instant, lalourde responsabilité qui pesait sur vous passe sur moi. Vouspouvez considérer votre mission comme heureusement terminée et vouspouvez compter que Son Altesse ne manquera pas de vous témoigner,d’une manière éclatante, sa haute satisfaction pour l’habileté aveclaquelle vous avez su amener jusqu’ici le précieux dépôt qui vousétait confié.

À ces mots, la mine renfrognée de l’Espagnol s’illumina d’unlarge sourire. Le voyant sensible au compliment, Valvert l’achevaen le prenant par l’intérêt. Et avec un sourire entendu, gros depromesses :

– Et vous savez sans doute, monsieur, que Son Altesse semontre toujours d’une générosité plus que royale envers ceux qui laservent bien et intelligemment… comme vous venez de le faire.

Ayant tendu cet appât, Valvert l’observa du coin de l’œil pourjuger de l’effet produit. Satisfait, comme si tout était dit, ilacheva :

– Vous voudrez bien me faire l’honneur de m’accompagnerjusqu’à la porte Saint-Honoré. Là, vous pourrez me quitter etconduire vos hommes… où vous savez.

L’Espagnol, dont les soupçons imprécis paraissaientmomentanément écartés, s’inclina en signe d’obéissance. Ils semirent en route, Valvert ayant à sa gauche celui qu’il pouvaitconsidérer comme son lieutenant. Derrière eux, à quatre pas, raide,impassible, venait Landry Coquenard, qui se tenait prêt à tout.Derrière Landry, suivait la petite troupe. Et derrière cettetroupe, halé par elle, le bateau, chargé de tonnelets, glissaitlentement sur les flots calmes de la rivière, sous la conduite dedeux mariniers taillés en hercules.

En route, Valvert, qui tenait à dissiper les derniers soupçonsde l’hidalgo, s’il en avait encore, Valvert se mit à parler de SonAltesse la duchesse de Sorrientès. Il pouvait le faire sans craintede commettre une erreur qui pouvait être fatale à son expédition,puisqu’il avait vécu quelque temps près d’elle, parmi sesfamiliers. Il put donc, sans en avoir l’air, donner des détailsprécis, rigoureusement exacts, citer des noms de personnages dontquelques-uns étaient connus de son interlocuteur et glisser surceux-là quelques précisions qui montraient jusqu’à l’évidence qu’illes connaissait fort bien. Et il eut la satisfaction de constaterqu’il avait réussi à capter complètement la confiance dusoupçonneux Espagnol.

Ils arrivèrent au château de la Chaussée, non loin duquelValvert avait laissé son chariot vide. Landry Coquenard, le paysanqu’il avait amené, les deux mariniers et les cavaliers espagnols semirent à l’œuvre. En moins d’une demi-heure, les tonnelets quiformaient le chargement du bateau furent enlevés et transportés surle véhicule.

Les deux mariniers remontèrent sur leur bateau et s’éloignèrentà la rame. Valvert et l’Espagnol prirent la tête. Derrière eux, levéhicule, lourdement chargé maintenant, s’ébranla, conduit par lepaysan à qui il appartenait, et surveillé de près par LandryCoquenard qui se tenait près du limonier. Les cavaliers espagnolsfermaient la marche.

Au pas, la petite troupe s’en alla traverser la Seine à Neuilly,où se trouvait un pont de construction récente et qui n’était pastrès solidement bâti, il faut croire, puisque, une vingtained’années plus tard, il devait s’écrouler en partie. À Neuilly, ilsn’étaient plus qu’à une petite lieue de la porte Saint-Honoré. Pourfranchir cette lieue, à l’allure lente qu’ils étaient obligés degarder à cause des chevaux qui traînaient le chariot lourdementchargé, il leur fallait compter une bonne heure.

Et à ce moment même, Fausta, ayant reconquis sa liberté,galopait ventre à terre sur la route de Saint-Denis, résolue àcrever dix chevaux s’il le fallait, mais à arriver à Paris avant lecomte de Valvert, ainsi qu’elle l’avait dit elle-même…

Mais Valvert ignorait même que Fausta eût été prise par lechevalier. Et comme il avait été entendu entre Pardaillan et luiqu’il arriverait à la brume, il se jugea en avance d’une bonnedemi-heure, et décida de s’arrêter un instant à Neuilly.

Cette halte fut accueillie de tous ses hommes avec d’évidenteset bruyantes marques de satisfaction. Et cela s’explique. Elle sefit, cette halte, dans une auberge où il régala tout son monded’une omelette fumante, d’une délicieuse friture et de quelquestranches de viande froide. Le tout arrosé de ce petit vin clairetdes environs de Paris, frais tiré de la cave, qui vous grattaitagréablement le palais, et se laissait boire comme dupetit-lait.

Ce modeste souper fut expédié dans le temps qu’il avait fixé. Ilse remit en route. Il arriva au hameau du Roule. Il n’avait qu’àcontinuer tout droit pour arriver à la porte Saint-Honoré. Mais sonintention était d’aboutir à la petite porte du Louvre qui donnaitsur le quai. En conséquence, après avoir franchi le pont qui, à lasortie du Roule, enjambait le grand égout bordé de saules (lequelcoulait encore à ciel ouvert, et coupait la route à cet endroitpour aller se verser dans la Seine, au-dessous de Chaillot), ilprit, sur sa droite, un chemin de traverse qui le ramena sur lesbords de la rivière. Et il arriva enfin à cette porte, dont nousavons signalé l’existence entre le bastion des Tuileries et laSeine, et près de laquelle nous avons laissé Pardaillan aux aguets,assis sur le parapet.

Il ne faisait pas tout à fait nuit encore. Mais le jour tombaitde plus en plus. Malgré l’ombre envahissante, l’œil perçant dePardaillan, de loin, avait reconnu sans peine la petite troupe quis’avançait. Il se leva, descendit de son observatoire et alla jeterun coup d’œil sur le quai, du côté du Louvre. Il constata que cequai était désert jusqu’à la porte Neuve. Et il alla se dissimulerdans une encoignure.

Valvert, le chariot et son escorte franchirent la porte ets’arrêtèrent : c’était là qu’il avait décidé que les Espagnolsle quitteraient. Avant de se séparer, l’hidalgo et lui échangèrentles politesses de rigueur. Après quoi, il renseigna :

– Longez le mur du jardin et tournez à droite dans lefaubourg, vous arriverez à la porte Saint-Honoré. La soirée n’estpas encore assez avancée pour que vous ne trouviez pas dans la rueSaint-Honoré plus d’un passant complaisant pour vous indiquer votrechemin, et, au besoin, pour vous conduire.

Pardaillan avait entendu. Il sortit de son coin, se glissa lelong du mur, fila rapidement jusqu’à la rue Saint-Honoré. Là, illaissa retomber les pans du manteau, prit le milieu de la chausséeet se donna les allures d’un bon badaud qui hume le frais avant derentrer chez lui.

Ce qu’il avait prévu ne manqua pas de se produire : ce futà lui que le gentilhomme espagnol s’adressa pour se faire indiquerle chemin de la rue du Mouton[8] .Naturellement, Pardaillan répondit qu’il se rendait, précisément,rue de la Tisseranderie[9] danslaquelle donnait la rue du Mouton. Il n’y avait qu’à le suivre, ceque firent les Espagnols.

À l’entrée de la rue du Mouton, un homme attendait lesEspagnols. Pardaillan fut remercié comme il convenait. Et commeceux qu’il avait conduits jusque-là attendaient à l’entrée de larue, sans mettre pied à terre, il comprit qu’ils n’étaient pasencore arrivés à destination et qu’ils attendaient qu’il se fûtéloigné pour poursuivre leur chemin. Il s’éloigna d’un airindifférent. Mais il n’alla pas loin. Il s’arrêta quelques pas plusloin, se retourna, et, perdu dans l’ombre, regarda.

Conduits par l’homme qui les attendait, les cavaliers entrèrentdans la rue du Mouton. Pardaillan revint aussitôt sur ses pas et semit à les suivre de loin. Ils contournèrent l’Hôtel de Ville etl’église Saint-Gervais pour revenir, par la rue duPet-au-Diable[10] , dans cette même rue de laTisseranderie qu’ils avaient quittée quelques instants plus tôt, etqu’ils se mirent à remonter.

Ils n’allèrent pas loin d’ailleurs. Presque en face de la rue duPet-au-Diable se trouvait le cul-de-sac Barentin[11] .Ils y entrèrent. Et Pardaillan derrière eux, naturellement. Il nes’avança pas trop : il savait que cet infect boyau était sansissue. Il n’y avait que quelques sordides masures, espacées dans cecul-de-sac. Cependant, au fond, et complètement isolée, se dressaitune maison qui, comparée à celles qui la précédaient, prenait desallures de petit palais. La porte cochère de cette maison étaitgrande ouverte. Il les vit s’engouffrer silencieusement sous lavoûte noire, les uns après les autres.

Il attendit que la porte se fût refermée sur eux, et il partit.Il était furieux.

– La peste soit de moi ! marmonnait-il en s’éloignantà grandes enjambées. Je n’avais qu’à les attendre où j’étais, ruede la Tisseranderie !… Je me serais évité la peine de lessuivre dans tous les tours et détours de renardeauxinexpérimentés.

Mais, après avoir exhalé sa mauvaise humeur, il se consola enréfléchissant :

– Oui mais, pour les attendre, il aurait fallu savoird’avance où ils allaient !… Et si je l’avais su, mordieu, jen’aurais pas eu besoin de les attendre trois heures aux Tuileries,d’abord… Ensuite je n’aurais pas eu besoin de les guider jusqu’à larue du Mouton.

Et il s’admonesta consciencieusement :

– Je me demande un peu quelle mouche me pique d’aller meplaindre au moment même où j’ai enfin trouvé ce que je cherchaisvainement depuis un mois !… Que la quartaine[12] m’étouffe, plus je vais, plus jedeviens un animal grognon, grincheux, à ne pas prendre avec despincettes !… Si je n’y mets bon ordre, il n’y aura bientôtplus moyen de vivre avec moi, et je me rendrai insupportable àmoi-même !…

Et levant les épaules avec insouciance :

– Bah ! qu’importe après tout ?… Pour le peu detemps qui me reste à vivre !… Retournons dans notre terrier oùm’attend, sans doute, Valvert qui doit avoir heureusement terminéson affaire.

Comme on le voit, Pardaillan n’avait aucune inquiétude au sujetde Valvert. L’idée ne lui venait pas qu’il pouvait, au derniermoment, se heurter à des obstacles inattendus, de nature à faireavorter cette entreprise qu’il croyait heureusement terminée.

Valvert était demeuré un instant à la place où il avait priscongé des Espagnols, attendant qu’ils se fussent éloignés. Quand ilne les vit plus, à peu près sûr qu’ils ne reviendraient pas, il setourna vers Landry Coquenard, et commanda :

– En route, Landry… et attention à ne pas faire naufrage auport, surtout !

– On veillera à ce que ce malheur ne nous arrive pas,répondit Landry.

Ils plaisantaient tous les deux. Comme Pardaillan ils étaientsans appréhension, et ils considéraient leur expédition comme à peuprès terminée. Mais, de ce qu’ils étaient sans inquiétude, il nes’ensuit pas qu’ils allaient renoncer à toute précaution. Aucontraire, ils se tenaient plus que jamais sur leurs gardes, nevoulant pas, ainsi qu’ils l’avaient dit, échouer au port par leurfaute.

Valvert prit la tête. Et il avança au pas, tendant l’oreille,fouillant d’un regard attentif le quai désert, sur lequel le voiledu soir tombait lentement. Et il tenait la main sur la garde del’épée, prête à jaillir hors du fourreau.

Immédiatement derrière lui, l’attelage suivait. Près du chevalde volée, marchait Landry Coquenard. Le paysan se tenait assis, àla naissance des brancards, la lanière de son fouet autour du cou.Il n’arrêtait pas de maugréer des paroles confuses, parmilesquelles revenait sans cesse, comme un refrain obsédant, le motchevaux : l’attelage lui appartenait, c’était à peu près toutesa fortune, et il s’inquiétait pour ses chevaux.

Ils allèrent ainsi jusqu’à la porte Neuve, sous laquelle ilspassèrent. Ils touchaient au but. Plus qu’une minute ou deux, et,pour le coup leur mission serait enfin terminée.

À ce moment, Valvert aperçut une troupe qui, à toutes jambes,venait à lui. Ils étaient une vingtaine, au moins. Et il n’y avaitpas à se méprendre sur leurs intentions, attendu qu’ils avaienttous l’épée au poing. C’était Fausta. Elle était arrivée, commeelle se l’était promis. Mais il lui avait fallu passer chez ellepour y prendre les hommes qu’elle amenait. Et cela avait faitperdre quelques minutes.

Malgré tout, cependant, elle était en avance sur Valvert. Et si,à ce moment, elle s’était lancée sur le chemin qui longeait larivière, à la rencontre de Valvert, bien qu’elle et ses gensfussent à pied, elle eût pu l’atteindre avant qu’il eût congédiéson escorte de soldats espagnols. Alors Valvert se fût trouvé prisentre sa troupe et ces soldats espagnols, desquels elle se seraitfait reconnaître. Alors son entreprise, qui consistait à reprendreson bien, eût infailliblement réussi.

Mais Fausta, qui attendait un bateau, n’avait pensé qu’à cebateau. Fausta était venue droit au quai et, depuis près d’un quartd’heure, ne guettait que la rivière. Cette idée, pourtant sisimple, que le chargement du bateau pouvait avoir été transportésur un véhicule quelconque et que ce qu’elle attendait par voied’eau pouvait très bien arriver par voie de terre, ne lui était pasvenue. Elle lui était si peu venue qu’il s’en était fallu d’un rienque Valvert arrivât à la porte du Louvre sans qu’elle y prîtgarde.

Il est vrai qu’il n’en était plus qu’à quelques pas. N’importe,elle était là, maintenant, bien accompagnée, et elle espérait bienl’empêcher de franchir ces quelques pas, et s’emparer de ce chariotqui contenait ce qui lui appartenait, à elle.

Dès qu’il vit cette troupe armée, à la tête de laquelle ilreconnut « l’enragé » à qui il avait eu affaire le matin,Valvert eut instantanément le fer au poing. Il se retourna etrecommanda :

– Attention, Landry, il va nous falloir passer sur leventre de ces gens-là !

Et, s’adressant au paysan :

– Fouettez à tour de bras, ou je ne réponds pas de voschevaux !

– On passera, monsieur, répondit tranquillement LandryCoquenard. En donnant cette assurance, il dégainait et, de lapointe de la rapière, se mettait à piquer impitoyablement la croupedu cheval de volée, qui hennit de douleur. Quant au paysan, ilgrogna :

– On ne m’y reprendra pas de sitôt à louer mes chevaux àdes enragés de cette espèce.

Mais, tout en protestant, il avait saisi son fouet et, à tour debras, faisait pleuvoir une grêle de coups sur le limonier, enl’excitant encore de la voix. Les deux percherons, fouaillés,piqués jusqu’au sang, s’ébrouèrent, hennirent, tendirent lesmuscles dans un effort puissant. Et l’énorme masse qu’ilstraînaient, roulant, cahotant, grinçant, avec un bruit de ferrailleassourdissant, partit à une allure désordonnée.

– Halte !…

– On ne passe pas ! hurlèrent deux voix en mêmetemps.

– Je passe !… Et j’écrase ! répondit la voixrailleuse de Valvert. C’était quelque chose comme un monstrefantastique qui, dans l’ombre, prenait des proportions plusdémesurées, plus fantastiques encore, et qui, dans un roulementeffroyable, pareil à des grondements de tonnerre ininterrompus,s’avançait avec la force impétueuse d’un cyclone menaçant de broyertout sur son passage. Essayer de s’opposer au passage de cettemasse formidable eût été folie.

Fausta ne le tenta pas. À quoi bon faire écraser inutilement sonmonde ? Elle savait bien que tout cela n’irait pas loin. Unecinquantaine de pas et cela s’arrêterait devant la petite porte duLouvre. Alors, elle reviendrait sur ses pas, et pendant que deux deses hommes saisiraient et entraîneraient le cheval de volée, lesautres expédieraient les deux défenseurs. Ce qui ne serait paslong.

C’est ce qu’elle expliqua en quelques mots brefs. Et sa troupes’ouvrit devant la monstrueuse machine qui passa, avec desgrincements épouvantables qui semblaient exprimer le regret qu’elleéprouvait de ne pouvoir écraser de la chair saignante etpalpitante. Elle passa, et vint s’arrêter, en effet, devant lapetite porte du Louvre. À quelques pas d’un groupe qui se tenaitperdu dans l’ombre.

Disons sans plus tarder que c’était le roi, ayant Luynes à sadroite, Vitry à sa gauche, et, derrière lui, quatre gardes taillésen hercules, qui se tenait là. Talonné par la curiosité, alléchépar la vague promesse d’un spectacle intéressant, faite parPardaillan, il était descendu sur le quai depuis un instant. Etprodigieusement intéressé déjà, il ne regrettait pas de s’êtredérangé.

Valvert était venu s’arrêter à quelques pas de ce groupe qu’ilne vit pas : toute son attention allait à cette troupe sur leventre de laquelle il venait de passer, et qu’il voyait, là-bas,accourir à toutes jambes. Et de cette voix étrangement calme, unpeu froide, qu’il avait dans l’action, il disait :

– Attention, Landry, c’est ici que la véritable bataille vase livrer. Ce sera rude.

– Hélas ! monsieur, à qui le dites-vous ? geignitlamentablement Landry Coquenard.

– Tu as peur ? maître couard, gronda Valvert.

– Oui, monsieur, avoua sans vergogne Landry Coquenard. Ets’emportant brusquement :

– Je suis un homme paisible, moi ! J’ai horreur descoups, et je tiens à ma peau, moi !… Et je réfléchis quepuisque nous voilà devant la demeure du roi à qui ce chargement estdestiné, le plus simple est de nous en aller frapper à cette porteet de réclamer main-forte, avant qu’on ne nous tombe dessus. Etc’est ce que je m’en vais faire.

Ayant mugi ces paroles, Landry Coquenard poussa résolument soncheval vers la porte. Mais il s’arrêta net, devant la pointemenaçante que Valvert appuyait sur sa poitrine, en disantfroidement :

– Un pas de plus et, Landry du diable, je te mets lestripes au vent ! Et, s’animant :

– Ah ! sacripant, tu veux déshonorer tonmaître ?…

– Moi ! s’étrangla Landry. Que la foudre m’écrase sije comprends !…

– Comment, misérable, tu ne comprends pas que si je vaisdire au roi : « Sire, je vous apporte un cadeau… mais ilfaut m’aider à le conquérir », tu ne comprends pas que si jefais cela, je suis déshonoré à tout jamais ?… Ventrebleu, ilfaut faire les choses convenablement ou ne pas s’enmêler !…

– S’ils n’étaient que quatre ou cinq, comme ce matin, onpourrait encore se risquer, gémit Landry Coquenard. Mais, monsieur,ils sont au moins une vingtaine. Et nous ne sommes que deux.

– Oui, mais deux qui en valent vingt. La partie est doncégale.

– Tudieu, voilà un brave ! murmura Vitry.

– C’est le comte de Valvert ! répondit le roi du mêmeton, à peu près, qu’il eût dit : « C’est Roland ouAmadis. »

Et, sur le même ton de respect admiratif, il ajouta :

– C’est l’élève de Pardaillan !

– Ne pensez-vous pas, Sire, qu’il serait tempsd’intervenir ?

– Non, non, fit vivement le roi, je veux voir si vraimentils vont tenir tête à ces vingt larrons !

Pendant que le roi et le capitaine échangeaient ces réflexions àvoix basse, Landry Coquenard, exaspéré, glapissait d’un tonsuraigu :

– Ah ! c’est ainsi ! Eh bien, crevons ici,puisque vous le voulez !… Mais, par le ventre de Dieu, je nem’en irai pas seul !… Je veux en découdre le plus que jepourrai avant de faire le saut !

– C’est précisément ce que je te demande, animal, ditValvert. Et, sur un ton de commandement :

– Passe de l’autre côté des chevaux et attention à lamanœuvre… Vous entendez, l’homme ? Gare à vos chevaux. On vas’efforcer de vous les enlever… et le chariot avec, naturellement…Défendez votre bien, ventrebleu !

Le paysan, à qui s’adressaient ces mots, sauta à terre comme unfurieux, s’arma de sa fourche qu’il brandit d’un air décidé, etmenaça :

– Mort de ma vie ! le premier qui touche à mes bêtes,je l’enfourche. Odet de Valvert et Landry Coquenard eurent à peinele temps de se placer de chaque côté du cheval de volée qu’ils’agissait de défendre coûte que coûte, et sur lequel allait seporter tout l’effort des assaillants. Au même instant, ils furentassaillis par les acolytes de Fausta, qui, divisés en deux groupes,attaquaient Valvert d’un côté, Landry de l’autre.

La manœuvre de Fausta se produisait telle que Valvert l’avaitprévue. Il y répondit sur-le-champ par sa manœuvre à lui, imité parLandry Coquenard. Ils firent cabrer leurs chevaux qui pointèrent,plongèrent, détachèrent de formidables ruades. Cela dura quelquessecondes. Il y eut des mâchoires fracassées, des poitrinesdéfoncées. Il y eut des plaintes, des gémissements et des jurons,des vociférations.

Et les deux groupes d’assaillants, réduits de moitié, reculèrenten grondant.

Mais avant de reculer, Fausta, qui s’était bravement exposéepour l’exécuter, avait placé son coup. Et, frappé au poitrail, lecheval de Valvert vacilla sur ses jambes et s’abattit avec unhennissement de douleur. Le coup, d’ailleurs, ne donna pas lesrésultats qu’elle en attendait. Valvert était trop bon cavalierpour se laisser surprendre ainsi. Il était retombé sur ses pieds.Et ce fut à la pointe de l’épée qu’il reçut ceux qui revenaient àla charge en poussant déjà des clameurs de triomphe.

Pour comble de malchance, le paysan – persuadé qu’on voulait luivoler ses chevaux – tomba sur eux, par derrière, à coups defourche. Et pendant ce temps, Landry Coquenard, de son côté,continuait à manœuvrer son cheval avec une adresse et une habiletéqui révélaient en lui un écuyer consommé, et réussissait à tenirles agresseurs à distance.

Le petit roi regardait la lutte épique avec des yeuxétincelants. Vitry et Luynes le sentaient transportéd’enthousiasme, possédé de l’envie folle de se précipiter lui-mêmeau milieu de la mêlée. Et ils le surveillaient de près, bienrésolus à ne pas lui laisser commettre une imprudence pareille. Parbonheur, le roi sut se maîtriser. Et il donna enfin l’ordreattendu :

– Allez, Vitry.

Vitry s’avança avec insouciance, en tapotant son mollet de lacanne qu’il tenait à la main. Il était brave, c’est incontestable.Et puis, pour tout dire, il pensait avoir affaire à desdétrousseurs qui prendraient la fuite à sa première sommation. Aureste, cette erreur était partagée par le roi et par les quatregardes, lesquels n’avaient même pas daigné sortir l’épée dufourreau, et lui emboîtaient le pas, raides comme à la parade.

– De par le roi, cria Vitry d’une voix rude, impérieuse,bas les armes, tous !

L’ordre ne produisit pas l’effet attendu. Fausta, qui peut-êtren’avait pas entendu, continua de s’escrimer de plus belle. Et seshommes suivirent l’exemple qu’elle leur donnait. Cependant ilsavaient entendu, eux, car, parmi eux, une voix rocailleuserépondit :

– De par le diable, au large, ou gare à ta peau !

Cette insolente réplique laissa Vitry un instant sans voix. Enmême temps, elle éclaira le roi, qui se dit :

– Oh ! ce ne sont pas là de vulgaires détrousseurs denuit !… Il ne faut pas les laisser échapper !…

– Qui donc, ici, est assez osé que de résister a un ordredu roi !

– Le roi ! s’exclama Fausta.

Cette fois, elle avait entendu, elle avait reconnu la voix deLouis XIII. Son premier mouvement, tout irréfléchi, fut de reculerde deux pas, en abaissant son fer. Ses hommes, qui l’imitaient entout, reculèrent comme elle, répétèrent avec un effarementindicible :

– Le roi !…

– Le roi ! s’écria Valvert.

Et lui aussi il recula. Lui aussi, il abaissa la pointe del’épée. Seulement il ne rengaina pas. Il savait, pour l’avoir vu àl’œuvre le matin même, de quoi était capable cet« enragé » qu’il soupçonnait de plus en plus d’êtreFausta elle-même. Et il se tenait sur ses gardes. Et il surveillaittous ses mouvements avec une attention aiguë.

Le roi crut que tout était dit, puisque, l’ayant reconnu, ilsavaient reculé. Sa colère tomba. Et, froidement :

– Vitry, saisissez-moi ces rebelles, et conduisez-les aucorps de garde, ici près… Demain, quand il fera jour, nous verronsà qui nous avons affaire.

Et sans plus s’en occuper, il se tourna vers Valvert et,gracieusement :

– Bonsoir, comte.

– Sire, j’ai l’honneur de présenter mes très humblesrespects à Votre Majesté, répondit Valvert en se courbant.

– Ça, fit Louis XIII, posant sans plus tarder la questionqui lui démangeait le bout de la langue, que nous apportez-vous desi précieux, dans ce chariot que vous avez si vaillammentdéfendu ?

– De la poudre, sire, sourit Valvert.

– De la poudre ! s’écria le roi avec un accent où l’onsentait comme une déception.

Et tranquillement, comme s’il se trouvait dans son cabinet,entouré de ses familiers et de ses gardes, il s’entretint à voixbasse avec Valvert qui, devinant sa déception, se hâta de luirévéler ce que contenaient réellement ces soi-disant tonneaux depoudre.

Fausta, sous le coup de la surprise, avait reculé malgré elle.Tout de suite elle se ressaisit. Et cette pensée, comme un éclairéblouissant, illumina son cerveau sans cesse actif :

– Le roi !… seul… ou à peu près… sur ce quaidésert !… À portée de ma main !… Ah !… puisque leciel me l’envoie… il ne s’en ira pas vivant d’ici !…

Vitry et ses gardes n’avaient pas encore esquissé un mouvementpour exécuter l’ordre du roi, et déjà elle passait, elle, de ladécision à l’exécution. Elle remettait l’épée au fourreau endisant :

– Nous ne sommes pas des rebelles. Nous ne résistons pas àun ordre du roi.

En prononçant ces paroles destinées à inspirer confiance, ellefouillait vivement dans son pourpoint.

– Rendez vos épées, commanda Vitry, dupe de cette apparentesoumission.

Il achevait à peine que Fausta lançait un coup de sifflet bref,étrangement modulé. En même temps, brandissant le poignard qu’ellevenait de sortir de son sein, elle fondait sur le roi dont toutel’attention se portait sur le récit que lui faisait Valvert en cemoment.

Dans le même moment, exécutant la manœuvre que le coup desifflet venait de leur commander, ses acolytes se ruèrent en trombedevant eux, passèrent comme des ombres le long du chariot,s’évanouirent dans la nuit noire, sans plus s’occuper d’elle que sielle n’existait plus pour eux. Et cela s’accomplit avec unerapidité fantastique.

Le premier bond de Fausta l’avait portée sur le roi. Sanss’arrêter, sans ralentir son élan, elle leva le poignard etl’abattît dans un geste foudroyant, avec l’intention de poursuivresa course, de rattraper ses hommes et de disparaître avec eux.

Elle avait admirablement calculé son coup et l’avait exécutéavec une adresse, une sûreté et une vivacité qui devaient enassurer le succès. Mais elle avait compté sans Valvert qui, tout ens’entretenant avec le roi, ne la perdait pas de vue.

Le roi, comme dans une effrayante vision de cauchemar, entrevitl’éclair blafard de l’acier s’abattant sur lui avec la rapidité dela foudre. Il se vit perdu. Il eut un instinctif rejet du buste enarrière et ferma les yeux. Presque aussitôt après, il les rouvritavec l’indicible stupeur de se voir encore vivant. Il fit un bonden arrière et tomba dans les bras de Luynes, accouru un peutard.

Valvert était intervenu à temps, lui : le bras levé deFausta avait été happé au passage et maintenu. Son élan formidablebrisé net. Et maintenant elle se sentait clouée sur place, avec uneforce à laquelle il était inutile de résister. Maintenant, elleétait prise de nouveau, comme, le matin même, elle avait été prisepar Pardaillan. Et la voix de celui qui la tenaitraillait :

– Tout beau, on ne meurtrit pas ainsi le roi !…

– Malédiction ! rugit Fausta.

– Ne lâchez pas prise, comte !… Sus, Vitry !commanda le roi. Fausta ne s’attarda pas à essayer de s’arracher àla tenaille vivante qui l’immobilisait. C’eût été perdreinutilement son temps dans un moment où un dixième de seconde perdupouvait consommer sa perte. D’un geste prompt comme la foudre, ellesaisit le poignard de la main gauche et frappa, au hasard. Celas’accomplit avec une rapidité telle que les deux gestes parurentn’en faire qu’un et que Valvert ne put pas esquiver le coup.

Le poignard tomba dans le bras qui la maîtrisait. Valvert n’eutpas un cri, pas une plainte. Mais la secousse et la douleur, malgrélui, lui firent desserrer un peu son étreinte. D’une violentesaccade, Fausta se dégagea tout à fait, lui échappa. Et, d’un bondprodigieux, elle sauta dans la rivière.

Les quatre gardes, l’épée au poing, s’étaient lancés à lapoursuite des estafiers en fuite : trop tard, du reste. Il nerestait plus autour du roi que Valvert, Vitry, Luynes, LandryCoquenard et le paysan.

– Prenez-le ! prenez-le ! cria le roi. Il doitêtre tombé sur l’un des bachots[13] qui sontamarrés là ! Et peut-être s’est-il brisé les jambes !

Landry, Vitry et Luynes se précipitèrent. Landry descendit mêmedans l’un de ces bachots sur lesquels le roi espérait que lefugitif s’était brisé les jambes et qui étaient assez nombreux encet endroit. Mais Fausta demeura introuvable. Il en fut de même deses hommes.

Le roi renonça à les faire chercher plus longtemps. Et ils’occupa de faire mettre en lieu sûr cette fortune qui lui tombaitdu ciel. Ce fut chose faite au bout d’une demi-heure. Après quoi,il songea à récompenser le propriétaire du chariot et LandryCoquenard, dont il avait admiré la vigoureuse défense au cours del’assaut qu’ils avaient subi. Il leur adressa quelques parolesflatteuses et remit une bourse convenablement garnie de pièces d’orau paysan qui partit, ivre de joie et d’orgueil. À LandryCoquenard, il fit don d’une chaîne d’or que celui-ci, d’un œilexpert et avec une grimace de jubilation, estima valoir de trois àquatre mille livres.

Ces libéralités faites, il emmena Valvert dans son petitcabinet, où il s’enferma seul avec lui. Cette audienceextraordinaire dura plus d’une heure. Lorsqu’il rejoignit LandryCoquenard qui l’attendait dans une arrière-cour, Valvert paraissaitradieux. Tant qu’ils furent dans le Louvre, ils ne prononcèrent pasune parole. Mais dès qu’ils se retrouvèrent loin des oreillesindiscrètes, sur le quai sombre et désert, Landry se hâta de poserla question qui lui démangeait le bout de la langue.

– Je vous vois bien joyeux, monsieur, dit-il.Rapporteriez-vous, de cette longue audience, la fortune aprèslaquelle vous courez en vain depuis si longtemps ?

– La fortune et le bonheur, Landry ! répondit Valverten riant. Sais-tu ce que le roi m’a promis ?… Ne cherche pas,tu ne trouverais pas : il m’a promis de demander pour moi lamain de ma bien-aimée Florence à M. d’Ancre qui, a-t-il ajoutéen propres termes, ne pourra pas lui refuser.

– Le roi sait donc ?… s’écria Landry Coquenardstupéfait.

– Le roi me fait l’effet d’en savoir plus long qu’il neveut bien le dire. Et cela s’explique : il a vuM. de Pardaillan aujourd’hui même.

– C’est donc pour cela que M. le chevalier, aprèsavoir préparé cette expédition, s’est déchargé sur vous du soin del’achever ?

– Oui, fit Valvert avec une émotion contenue, et c’est pourcela aussi qu’il m’a tant recommandé de ne pas prononcer son nom etde dire que c’est moi qui ai tout fait. Il voulait me laisser toutle mérite de l’affaire, afin d’obtenir ce qu’il voulait demanderpour moi… Car c’est lui qui a demandé au roi d’imposer sa volonté àConcini… Et il a obtenu ce qu’il voulait… Un père n’aurait pas agiautrement pour un fils tendrement chéri.

– C’est certain, monsieur, dit Landry d’un air convaincu.Et, hochant la tête :

– Mais je crains bien qu’il ne se soit trompé. Vous neconnaissez pas Concini comme je le connais, monsieur : il esthomme à refuser de s’incliner devant la volonté du roi.

– Allons donc ! se récria Valvert, si tu connais bienConcini, tu connais mal M. de Pardaillan… Il n’est pashomme, vois-tu, à avoir poussé le roi sans lui donner le moyen dese faire obéir.

– C’est ma foi vrai ce que vous dites là, monsieur. Et jene suis qu’un bélître de ne pas y avoir pensé.

– La preuve en est, reprit Valvert, que le roi qui, aufond, a peur de Concini, paraissait très décidé et très sûr de lui.Si décidé et si sûr de lui qu’il s’est engagé à assister à monmariage. Que dis-tu de cet honneur, maître grogneur ?

– Je dis qu’il vous est bien dû, fit Landry sans sedéconcerter. Et il expliqua :

– Somme toute, c’est sa sœur… sa demi-sœur, si vous voulez…que vous allez épouser. C’est bien le moins que le frère assiste aumariage de sa sœur !… Malheureusement, l’honneur n’est pas lafortune. Et je préférerais de beaucoup, quant à moi, une bonnedotation.

– Mais elle y est, la dotation, triompha Valvert. Le roiestime que le marquis d’Ancre ne peut pas donner moins de deux centmille livres de dot à sa fille. Et il assure qu’il les donnera.

– Deux cent mille livres ! exulta Landry, oh !oh !… Sans compter que le roi, assistant au mariage, ne pourrase dispenser de faire un cadeau de valeur fort appréciable. Pour lecoup, je crois que vous avez raison, monsieur : c’est lafortune, la vraie, la grande fortune !

– Je me tue de te le dire depuis une heure ! ditValvert. Et il soupira :

– Maintenant, il faudrait faire connaître l’heureusenouvelle à Florence. Et c’est cela qui ne sera pas facile.

– Bah ! fit Landry Coquenard qui ne doutait plus derien, ce sera chose faite avant une semaine, si vous vous donnez lapeine de vous en occuper sérieusement.

– Eh ! animal ! bougonna Valvert, c’est que,précisément, il m’est impossible de m’en occuper.

– Tu oublies que M. de Pardaillan a besoin demoi.

– M. de Pardaillan peut bien se passer de vousdurant quelques jours.

– Peut-être !… Mais il me les accorderait, lui, cesquelques jours, que je les refuserais, moi !…

Ceci, Valvert le disait d’un air à la fois furieux et navré,mais avec cet accent de fermeté qui indique une résolution que rienne saurait ébranler. Landry Coquenard était loin d’être un sot. Ilsaisit à merveille ces nuances. Mais il ne comprenait pas. Et ils’emporta :

– Pourquoi ? par le ventre de Dieu !

– À la suite de M. de Pardaillan, expliquaValvert avec la même fermeté, de mon plein gré, presque malgré lui,je me suis engagé dans une aventure formidable, de laquelledépendent la vie, l’honneur et la fortune du roi… Nous voici enpleine bataille… la bataille suprême, celle de laquelle dépendnotre sort à tous. Abandonner mon poste, ne fût-ce qu’un instant,serait une véritable désertion… une de ces lâchetés qui déshonorentun gentilhomme à tout jamais, à la suite de laquelle on n’a plusd’autre alternative que de se passer son épée au travers du corps.Je tiens à mon honneur plus qu’à mon amour. Et c’est pour cela queje ne peux pas abandonner M. de Pardaillan en ce moment.Florence elle-même ne manquerait pas de m’approuver, si ellesavait. Comprends-tu ?

– Hélas ! oui, monsieur, avoua Landry Coquenard.

Ils continuèrent de marcher en silence. Valvert soupiraitlamentablement ; le sacrifice, qu’il n’hésitait pas àaccomplir, n’en était pas moins douloureux. Landry Coquenardréfléchissait, paraissait débattre des choses pénibles aveclui-même. Ce débat ne fut pas trop long ; au bout de quelquespas, sa résolution était prise. Alors, il prononça d’un airdécidé :

– Eh bien, monsieur, ce que vous ne pouvez pas faire sansvous déshonorer, je le ferai, moi !

– Toi, Landry ! s’écria Valvert.

– Moi, monsieur. En somme, de quoi s’agit-il ? Defaire passer à la petite, je veux dire àMlle Florence, le billet que vous aurez écrit pourelle. Si bien gardée qu’elle soit, ce ne doit pas être impossible.Dieu merci, je suis de taille à mener à bien des missions plusdélicates que celle-là !

– Je ne doute pas de ton adresse et de ton habileté, maisje ne sais si je dois accepter, hésita Valvert.

– Pourquoi pas, monsieur ?

– Mais, malheureux, c’est ta peau que tu risqueras !…ta peau à laquelle tu tiens tant !

– Je suis à votre service, c’est pour vous servir, quediable ! fit simplement Landry Coquenard.

– Ah ! Landry, tu es un brave garçon !… De mavie, je n’oublierai ton dévouement !

– Bon, pensez au billet que vous allez écrire… Moi, je vaisruminer mon affaire… Et c’est bien du diable si je n’arrive pas àtrouver moyen de la mener à bien… sans y laisser cette peau àlaquelle j’ai la faiblesse de tenir.

Tout en causant, ils étaient parvenus sans encombre à leur gîtede la rue aux Fers. Ils y arrivèrent juste au moment où Gringailleet Escargasse honteux, horriblement inquiets, racontaient àPardaillan l’abominable tour que la « damnée princesse »leur avait joué.

Pardaillan poussa un soupir de soulagement en voyant Valvertsain et sauf et en apprenant de lui qu’il avait heureusement mené àbien sa mission. Sa satisfaction se communiqua à Escargasse et àGringaille qu’il rassura en disant :

– Allons, tout est bien qui finit bien. Rassurez-vous,sacripants, il n’arrivera rien de fâcheux à mon fils, puisqueMme Fausta est arrivée trop tard.

Quant à Fausta, elle avait échappé à la noyade, comme elle avaitéchappé au danger de se briser les jambes en tombant sur lesbarques amarrées à l’endroit où elle avait sauté dans la rivière.De retour chez elle, elle avait aussitôt donné l’ordre d’enleverles éclopés qu’elle avait laissés étendus sur les dalles du quai –ces blessés que le roi n’avait pas pensé à faire saisir. Cet ordredonné – et il avait une importance capitale pour elle, après sonattentat avorté –, toujours infatigable, elle s’était enfoncée dansune profonde méditation. Et le résultat de ses réflexions futcelui-ci :

« Puisque cet argent est perdu pour moi, il vaut encoremieux l’abandonner à la régente qui le gaspillera en futilités,plutôt que de le laisser entre les mains du roi qui s’en serviracontre moi. Demain matin, j’irai voir Marie de Médicis. »

En effet, le lendemain matin, de bonne heure, Fausta se présentachez la reine régente, avec qui elle eut un court entretien.Aussitôt après son départ, sans perdre une minute, Marie de Médicisse rendit près du roi. Et, sans préambule, sans le moindre détour,elle attaqua :

– J’apprends, Louis, que vous avez reçu, hier soir, lasomme énorme de quatre millions. Au moment où le Trésor estcomplètement vide et où nous ne vivons que d’expédients, vouscomprenez bien que vous ne pouvez demeurer en possession d’unesomme pareille. Je vais vous envoyer Barbin, qui fera le nécessairepour faire rentrer dans les coffres de l’État ces millions quiarrivent fort à propos, je vous assure.

Elle le tenait sous le feu de son regard. Et fort de son droitde régente, elle parlait sur un ton d’autorité qui n’admettait pasde discussion. On remarquera d’ailleurs, qu’elle n’interrogeaitpas : n’ayant pas le moindre doute sur la valeur desrenseignements que Fausta venait de lui donner, elle affirmait avecforce.

Malheureusement pour elle, le roi avait été mis en garde parValvert. La démarche ne le prit pas au dépourvu. Ses précautionsétaient prises, sans doute, car il ne se troubla pas et mentit avecune assurance toute royale :

– Qui vous a fait ce beau conte, madame ? dit-il.

– Des gens bien informés. Si bien que je peux vous direceci : ces millions vous ont été apportés par le comte deValvert. Ils sont renfermés dans quarante tonnelets. Et je peuxindiquer le caveau dans lequel vous avez fait transporter cestonnelets.

– Vraiment, madame ? Voulez-vous, s’il vous plaît, quenous allions visiter ensemble ce caveau que vous connaissez sibien ?

Il paraissait si tranquille, si sûr de lui, que Marie de Médicisse sentit ébranlée dans sa confiance. Mais Fausta avait été siformelle, avait donné des détails si précis, qu’elle se persuadaque son fils payait d’audace et serait confondu si elle le prenaitau mot.

– C’est précisément ce que je demande, dit-elle.

– Allons, fit simplement le roi, dont le regardpétillait.

Le caveau que la régente désigna fut ouvert. On y trouva bienles tonnelets proprement rangés. Seulement ces tonneaux contenaientde la poudre et non de l’or.

Marie de Médicis partit, dépitée, se demandant pourquoi Faustalui avait fait faire cette démarche qui aboutissait à unedéconvenue pareille. Pas un instant la pensée ne lui vint qu’elleavait été victime d’une mystification machinée à son intention.

Fausta ne s’y trompa pas. Elle comprit que Pardaillan avaitprévu jusqu’à cette dernière manœuvre de sa part et qu’il avaitpris ses précautions pour la faire échouer.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer