La Fin de Fausta

Chapitre 4GISELLE D’ANGOULÊME

En disant ces mots, elle sortit de son sein un petit poignardqu’elle serra nerveusement dans son poing, pour montrer que lamenace n’était pas vaine. En même temps, elle le fouillait duregard jusqu’au fond de l’âme. Et, dans ses prunelles, à lui, ellevit une lueur sanglante s’allumer. Et elle comprit que la menacen’était pas faite pour l’arrêter… Au contraire… C’étaitl’écroulement complet de son amour, de son bonheur. Elle ressentitau cœur comme une morsure atroce qui la fit chanceler. Elle seraidit désespérément. Elle ne voulut pas faiblir. Et, dans soncerveau exorbité, elle chercha la bonne, la suprême inspiration quiviendrait à bout de sa résistance. Et elle trouva ceci, qu’elleexpliqua d’une voix, d’un calme funèbre effrayant :

– Je vous préviens, en outre que, près de mon cadavre, voustrouverez celui de votre fille.

Cette fois, le duc s’émut. Et il eut un hurlement, par quoi setraduisit son amour paternel :

– Ma fille chérie !…

La duchesse respira plus librement : elle sentait qu’elleavait trouvé le défaut de la cuirasse.

– Oui, votre fille, dit-elle avec force, votre fille qui,en vraie Valois qu’elle est, ne voudra pas survivre au déshonneurde son père et qui se tuera comme moi. N’est-ce pas mafille ?

Ainsi interpellée, Giselle, qui, avec une stupeur douloureusetoujours croissante, avait assisté sans trop le comprendre à cedébat tragique qui venait de s’élever entre son père et sa mère,répondit :

– Certes, ma mère, je ne suis pas fille à survivre audéshonneur de mon père. Et ce poignard, rouge de votre sang, mèreadorée, me servirait à trancher une existence qui me seraitdésormais insupportable. Elle avait prononcé cela sans la moindrehésitation, la noble et fière enfant. Et le ton sur lequel elleavait parlé ne permettait pas de douter de l’infaillibilité de sarésolution. Le père le comprit bien ainsi. Et, tandis que la mèreremerciait d’un sourire et d’un regard caressant, lui, la sueur del’angoisse au front, il implora d’une voix presquehumble :

– Giselle, mon enfant bien-aimée !…

Mais l’enfant ne se contentait pas d’adorer son père ; ellele vénérait à l’égal de Dieu. Et elle le fit bien voir, car, aprèsavoir, en réponse à sa mère, donné son avis sans hésiter, elleajouta en souriant, avec une assurance qui témoignait de laconfiance naïve et touchante, mais inébranlable, qu’elle avait ence père vénéré :

– Mais je suis bien tranquille et bien sûre de finir de mamort naturelle.

Et, se redressant, une flamme de fierté dans ses beauxyeux :

– Le ciel croulera, engloutissant l’univers entier, avantque le duc d’Angoulême, mon père adoré, commette la plus petitefaute contraire à l’honneur.

Et ceci encore, elle le prononçait avec un accent de convictiontel que l’on sentait que nulle puissance humaine ou divine nepourrait entamer cette sainte confiance.

– Ah ! la brave petite ! murmura Pardaillan,ému.

Le père lança à son enfant un regard d’ardente gratitude et pliales épaules, comme s’il se sentait écrasé par le poids de cettetrop haute opinion que sa fille avait de lui.

La mère la contempla avec un rayonnement d’orgueil, la serrapassionnément contre son cœur, et, bouleversée d’émotion,prononça :

– Oh ! cœur de mon cœur, toi seule, dans la candeur deton innocence, tu as su dire les paroles qui convenaient et qui,sous leur apparence naïve, contiennent une leçon profonde qui nesera pas perdue.

Et, se tournant vers son époux, comme si tout était dit, avecune grande douceur :

– Allez, monseigneur, dit-elle, vous savez maintenant ceque vous devez faire.

Et le duc sortit, descendit les marches quatre à quatre, encriant qu’il venait ouvrir. Ce qui eut pour résultat d’arrêter netl’assaut de la porte.

Et il commençait à se faire temps, car elle avait été rudementmalmenée.

Dès que le duc fut sorti, Giselle se tourna vers Pardaillan etle fixant de son regard limpide, d’un air profondément sérieux,elle l’interrogea :

– Monsieur de Pardaillan, pouvez-vous me dire pourquoi monpère, qui vous aimait comme un frère, vous considère maintenantcomme un ennemi ?

– Diable, ce serait trop long à expliquer à une petitefille comme toi, répondit Pardaillan assez embarrassé.

– Ne pouvez-vous me répondre en quelques mots, insistaGiselle je tâcherai de comprendre à demi-mot.

– Oui-da ! fit Pardaillan, qui cherchait ce qu’ilpourrait bien lui dire, je vois bien à ces beaux yeux clairs que tues loin d’être une sotte.

Et, évasif, voyant qu’elle ne lâcherait pas :

– Eh bien, c’est parce que nous ne suivons plus le mêmechemin voilà.

– Je comprends, fit Giselle avec une gravité déconcertantechez une enfant de son âge, mon père veut reprendre le trône,héritage de son père, le roi Charles IX et vous, vous ne le voulezpas. C’est bien cela, n’est-ce pas, monsieur dePardaillan ?

Pardaillan fut si déconcerté par cette attaque imprévue, qu’ildemeura un instant sans voix. Et, pour se donner le temps de seremettre, il plaisanta :

– Peste, duchesse, vous ne m’aviez pas dit que vous aviezune petite fille si bien instruite !

– Mais, monsieur, répliqua Giselle, de son petit airsérieux, c’est vous-même qui l’avez dit tout à l’heure, devantmoi.

– Hum !… l’ai-je bien dit ?

– J’en suis sûre, monsieur. Je l’ai bien entendu.

– C’est différent… Alors, si tu es sûre de l’avoir entendu…tu en es tout à fait sûre ?… bon, bon… Alors, ma foi, si jel’ai dit… je ne m’en dédis pas.

– Eh bien, monsieur, voulez-vous me dire pourquoi vous nevoulez pas que mon père reprenne un bien qui luiappartient ?

Pardaillan tortilla sa moustache grisonnante d’un airembarrassé. Et, se décidant soudain :

– C’est que précisément j’estime, moi, que ce bien ne luiappartient pas.

– Mon père convoite donc un bien qui ne lui appartientpas ?

– Oui.

Ce oui tombait sec et tranchant comme un arrêt sans appel.Giselle demeura une seconde rêveuse. Puis, s’approchant dePardaillan, elle prit une de ses mains qu’elle garda entre lessiennes, et avec une émotion qu’elle ne cherchait pas àsurmonter :

– Monsieur de Pardaillan, dit-elle, ma mère, ma bonnegrand-mère et mon père lui-même m’ont appris à vous connaître et àvous aimer, dès mon plus jeune âge. Ils m’ont appris que vous êtesl’incarnation vivante de l’honneur et de la loyauté. C’est vousdire que j’ai pour vous la même vénération fervente que j’ai pourmon père. J’ai foi en votre parole, autant qu’en la parole de monpère. Et c’est tout dire, n’est-ce pas ?

– Ho ! plaisanta Pardaillan, que diable veux-tu doncme demander, petite Giselle ?

– De me répondre sérieusement, monsieur, parce que je voisque vous n’êtes pas du même avis, mon père et vous. Alors, je nesais plus que croire, moi. Et j’en suis bien malheureuse !

– Parle, autorisa Pardaillan, après une imperceptiblehésitation.

– Merci, monsieur le chevalier. Voici donc ce que je désiresavoir de vous : vous êtes sûr que mon père n’a aucun droitsur ce trône de France, qu’il revendique comme l’héritage de sonpère ?

– Sur mon honneur, il n’y a aucun droit, d’après les loisqui nous régissent.

– Vous le lui avez dit ?

– Je me suis tué à le lui dire sur tous les tons.

– Et il n’a pas voulu vous entendre ?

– Non.

Jusque-là, Giselle avait posé ses questions avec l’assuranced’une personne qui sait où elle va. Et Pardaillan lui avait répondusérieusement, sans tergiverser, de manière à lui donner pleinesatisfaction. Parvenue à ce point de son interrogatoire, elles’arrêta et réfléchit un instant. Puis elle reprit, mais cette foisavec une hésitation manifeste et, à ce qu’il semblait, avec unesorte de sourde anxiété :

– C’est donc à dire que mon père convoite ce qui ne luiappartient pas ?

– Tu me l’as déjà demandé et je t’ai répondu :oui.

– C’est donc à dire… que… que mon père est… un malhonnêtehomme ?

– Diable de petite fille ! c’est donc là que tuvoulais en venir ? s’écria Pardaillan, remué jusqu’au fond desentrailles.

– Giselle, mon enfant ! s’écria la duchesse épouvantéedu travail sinistre qui se faisait dans l’esprit de sa fille,vas-tu te mettre à douter de ton père ?

Et, en elle-même, elle se reprochait déjà :

« C’est de ma faute à moi, mauvaise mère, qui n’ai pas sugarder ma langue devant elle. »

Comme si elle n’avait pas entendu, Giselle, joignant ses petitesmains, implora :

– Pour Dieu, répondez-moi, monsieur.

– Corbleu, non, ton père n’est pas un malhonnête homme,assura Pardaillan d’un air tout à fait convaincu.

– Cependant, puisqu’il…

– Il faut distinguer, interrompit Pardaillan : celuiqui veut s’approprier un bien qui ne lui appartient pas, sachantpertinemment qu’il ne lui appartient pas, celui-là est unmalhonnête homme. Mais celui qui, comme ton père, croit sincèrementque ce bien lui appartient, celui-là, c’est… c’est un homme qui setrompe, voilà tout.

Et, en lui-même, il bougonnait avec humeur :

« Ouf ! j’aurais moins chaud, si j’avais à ferraillercontre dix épées !… Diantre soit de la petite fille avec sesquestions, si terriblement précises !… Est-ce qu’elles’imaginait, par hasard, que j’allais lui dire ce que je pense, àsavoir que, dans cette affaire, son père agit comme un véritablelarron !… C’est une belle chose que la franchise, il ne fauttout de même pas exagérer. »

Pendant que, toujours trop scrupuleux, il cherchait à s’excuserlui-même de cette entorse à la vérité qu’il venait de faire dans laplus louable des intentions, Giselle, radieuse, absolumentconvaincue, puisque Pardaillan avait prononcé, s’écriait enfrappant dans ses mains :

– Je savais bien que mon père n’avait rien à sereprocher !…

Naïvement, elle montrait la joie puérile, mais puissante,qu’elle éprouvait à retrouver tout entière cette touchanteconfiance un instant vaguement ébranlée qu’elle avait en son père.Pourtant, si respectable que lui parût ce sentiment de vénérationfiliale, Pardaillan ne se sentit pas la force de l’appuyer par unmensonge, qui, cette fois, lui paraissait excessif. Tout ce qu’ilput faire, ce fut de sourire en hochant la tête d’un air quipouvait aussi bien dire oui que non.

Giselle n’était pas encore de force à saisir toutes les nuancesd’un geste de Pardaillan, alors que d’autres, plus forts et plusexpérimentés qu’elle, s’y laissaient prendre. Ce mouvement de tête,elle l’interpréta comme une approbation. Elle s’en contenta. Maiselle n’avait pas encore épuisé la série de ses questions. Il étaitévident qu’un travail obscur, dont elle ne se rendait peut-être pastrès bien compte elle-même, se faisait dans le cerveau de cetteenfant d’esprit ouvert et plus sérieuse qu’on ne l’estordinairement à son âge.

Mais, si l’enfant ne se rendait peut-être pas compte du travailqui se faisait en elle, sa mère et Pardaillan s’en rendaientparfaitement compte, eux. La mère s’inquiétait, sans savoir aujuste pourquoi. Quant à Pardaillan, il était vivement intrigué. Etil cherchait à lire dans l’esprit de Giselle cet embryon de penséeencore confuse, et à laquelle elle obéissait cependant sans s’endouter.

Forte de ce qu’elle traduisait comme une approbation tacite,Giselle reprenait de son petit air grave :

– Alors, monsieur le chevalier, voulez-vous m’expliquerpourquoi, vous qui êtes toujours si indulgent, vous vous êtes, toutà l’heure, montré si sévère pour Mgr le duc d’Angoulême ?Pourquoi vous avez paru lui reprocher comme un crime ce qui, devotre propre aveu, n’est qu’une erreur ?

La question fit sursauter Pardaillan, qui maugréa enlui-même : « Peste soit de la fillette ! Elle vousallonge de ces coups droits, capables de vous étendreroide ! »

Nous devons dire ici que, tout en ayant l’air de concentrertoute son attention sur sa jeune interlocutrice, Pardaillan tendaitune oreille attentive aux bruits de la rue qui lui parvenaientassez distinctement. Et il fallait vraiment son extraordinairepuissance sur lui-même, pour montrer ce calme extravagant, tandisqu’en lui-même il se posait cette question capitale pourlui :

« Le duc va-t-il faire entrer Concini et sa bande desbires ?… Ou bien va-t-il les éconduire pour se montrer dignede la haute opinion que sa fille a de lui ?… Car c’est unfait, cette pauvre Violetta sur laquelle, un instant, j’ai comptépour nous tirer d’affaire, Violetta, ainsi que je le pensais, n’aplus d’empire sur son époux. Tandis que sa fille… il est certainqu’il fera pour elle bien des choses, qu’il ne ferait pas pour lamère. »

Or, à ce moment, Pardaillan perçut un bruit de troupes semettant en marche, sous la fenêtre. Et, quelques instants plustard, il entendit le bruit, assourdi par la distance, d’un marteauheurtant une porte. Il ne lui en fallut pas plus pour comprendre.Et, allégé du poids qui l’oppressait, malgré son calme apparent, ilse dit, non sans une satisfaction intérieure :

« C’est fait ! Le duc a voulu se montrer digne de safille : il a refusé l’entrée de sa maison à Concini. Il a mêmedû lui persuader que nous n’étions pas chez lui, puisque voilà leFlorentin qui s’en va voir ailleurs. Maintenant, je gage que le ducne saura pas résister au désir de s’entretenir, un instant, avec leseñor d’Albaran. »

Il ne se trompait pas : le duc d’Angoulême, de son air leplus hautain, avait affirmé que les personnes recherchées n’étaientpas chez lui. Tout favori de la reine qu’il était, Concini nepouvait pas se permettre de demander à un personnage del’importance du duc d’Angoulême la permission de visiter sa maison,pour s’assurer s’il avait dit vrai. Ce n’était cependant pasl’envie qui lui manquait, ce qui fait qu’il se disposait àparlementer, pour tâcher d’obtenir par surprise ce qu’il ne pouvaitdemander ouvertement.

Mais alors, d’Albaran était intervenu. Il savait très bien, lui,quel intérêt considérable le duc avait à se débarrasser dePardaillan. Puisqu’il affirmait que le chevalier ne s’était pasréfugié chez lui, il fut convaincu qu’il devait dire la vérité. Et,de bonne foi, il glissa quelques mots à l’oreille de Concini, pourl’avertir qu’ils perdaient inutilement un temps précieux. Concinin’avait pas plus de raison de suspecter le représentant de Faustaque celui-ci n’en avait de suspecter le duc. Il s’en rapporta doncà lui et donna un ordre au prévôt Séguier, qui, à la tête de sesarchers, s’en alla frapper à la porte de la maison voisine. Conciniétant bien résolu à fouiller toutes les maisons de la rue, les unesaprès les autres.

C’était ce mouvement de troupes que l’oreille exercée dePardaillan avait perçu. Ajoutons qu’il ne s’était pas davantagetrompé, en supposant que le duc profiterait de la circonstance pouravoir un entretien avec d’Albaran. En effet, tandis que Concini etses fidèles suivaient le grand prévôt, d’Albaran, sur un signe duduc, était entré dans l’allée et commençait une conversation animéeavec celui-ci.

Ceci se passait à peu près vers le même moment que Giselleposait cette question, que le chevalier venait de qualifier de coupdroit. Et, comme il fixait l’enfant de son œil clair, cherchantquelle réponse il pourrait lui faire, voici que cette pensée luivint tout à coup, à lui :

« Puisque cette adoration que le père avait jadis pour lamère s’est reportée sur l’enfant… Puisque cette enfant semble avoirun réel ascendant sur son père… pourquoi la fille ne ferait-ellepas ce que la mère n’a pu faire ?… Quel coup pourMme Fausta, si le duc abandonnait la partie !…Un coup dont elle ne se relèverait peut-être pas !… Un coupaprès lequel elle n’aurait peut-être plus qu’à s’en retourner enEspagne !… Pourquoi pas ? Il ne tient qu’à moi… Cetteenfant a une nature essentiellement droite et généreuse… Sans enavoir l’air, surtout sans toucher à ce sentiment de vénérationqu’elle a pour son père et qu’il serait abominable de souiller, jepuis l’éclairer, la guider… Essayons, corbleu, le jeu en vaut lapeine ! »

Ayant pris cette résolution, il répondit enfin, avec un sérieuxqui n’était plus affecté :

– Écoute-moi, mon enfant, et comprends-moi : si je mesuis montré sévère envers ton père, si je lui reproche comme uncrime ce qui n’est qu’une erreur, c’est qu’il y a erreur et erreur.Il y a des erreurs, vois-tu, qui sont plus criminelles que le plusabominable des crimes. Celle de ton père, qui doit, tuentends ? qui doit fatalement avoir des conséquenceseffroyables, est du nombre de ces erreurs qui sont pis que descrimes. Tu comprends pourquoi je me suis montré sisévère ?

– Oh ! s’excusa Giselle, je pensais bien qu’un hommeaussi bon que vous, monsieur, ne pouvait pas se montrer aussisévère, sans avoir d’excellentes raisons. Croyez bien qu’il n’estjamais entré dans ma pensée de vous demander de justifier votreattitude. Je vous respecte trop pour m’oublier à ce point. Ce queje vous demande, monsieur, c’est de m’expliquer sur quoi vous vousbasez pour juger que l’erreur de mon père est pire qu’un crime.

– D’abord, cette erreur lui a valu de passer dix ans à laBastille : les dix plus belles années d’une existence humaine.Ceci…

– Ceci ne regarde que lui ! interrompit Giselle avecune hauteur que Pardaillan et la duchesse admirèrent comme elleméritait de l’être.

– Soit, fit Pardaillan sans insister, mais ces dix années,ta mère les a passées dans les larmes et dans des appréhensionstelles qu’elles ont été pour elle un long martyre. Toi-même, pauvreenfant, c’est à peine si tu as entrevu ton père par-ci par-là.

– Il est le maître, prononça Giselle avec une force quiattestait que pour elle, en tout ce qui les concernait, elle et samère, les volontés de son père étaient sacrées.

– Tu te trompes, redressa doucement Pardaillan : tonpère n’a pas le droit de vous sacrifier à son ambition.

– Il est le maître, répéta Giselle avec une douceobstination.

– Même de sacrifier votre vie, à ta mère et à toi ?insista Pardaillan.

– Il est le maître pour cela comme pour tout le reste.

– Soit, je veux bien te concéder cela. Mais tu m’accorderasbien, toi, qu’il n’a pas le droit de disposer des biens et de lavie des autres ?

– Cela ne fait aucun doute, monsieur.

– Très bien. L’erreur de ton père devient criminelle encela, que, pour s’approprier cette couronne qu’il convoite, il va,sans hésiter, sans regret, sacrifier des milliers d’existences surlesquelles il n’a aucun droit.

– Comment cela ? interrogea avidement Giselle enouvrant de grands yeux étonnés.

– Je vais te le dire : tu penses bien, n’est-ce pas,que le petit roi Louis treizième ne va pas se laisser dépouiller,sans se défendre un peu. Et, j’espère que tu reconnaîtras qu’ilaura raison ?

– C’est évident.

– Ton père a compris que, livré à lui-même, avec l’appuides quelques rares partisans qu’il a réussi à se faire, il n’étaitpas de force à renverser le roi et à se mettre à sa place. Il asenti qu’il était battu d’avance. Il n’a pas hésité : il aaccepté les offres que lui faisait la princesse Fausta.

– Celle qui fut son ennemie, que vous avez combattue etvaincue autrefois ?

– Celle-là même. Et je vois, à ton air embarrassé, quecette alliance te paraît étrange et, disons le mot, indigne du ducd’Angoulême. Quoi qu’il en soit, ton père, dans cette alliance, n’avoulu voir que les avantages qu’elle lui apportait.

– Ces avantages sont donc bien considérables ?

– Ils ont leur valeur. Fausta, ou, pour lui donner sonnouveau nom, la duchesse de Sorrientès, représente ici le roid’Espagne. C’est donc l’appui du monarque qu’elle représente,qu’elle apporte, en même temps que le sien, à ton père. Et c’estquelque chose, vois-tu, qu’un appui qui se traduit par desmillions, en nombre illimité, et par vingt ou trente mille hommesde troupes aguerris.

– Des troupes espagnoles ? demanda Giselle avec unemoue et un froncement de sourcil, qui indiquaient que cetteintervention de troupes étrangères n’était pas précisément de songoût.

– Nécessairement, dit Pardaillan, dont l’œil pétillaenvoyant l’effet produit par ses révélations.

– Et mon père a accepté cela ?

– Avec enthousiasme, sourit Pardaillan.

Giselle baissa la tête comme honteuse. Il était clair que,malgré tout son respect, elle jugeait avec sévérité la conduite deson père. Pardaillan, qui lisait ses impressions sur son visageexpressif, reprit d’un air détaché :

– Tu n’es pas sans avoir entendu parler des horreurs de laLigue ?

– Hélas ! oui, monsieur. Et j’ai entendu dire aussique toutes ces horreurs provenaient du fait que nous avions étéassez… fous, pour introduire chez nous les Espagnols qui sont nospires ennemis.

– C’est exact. Eh bien, ce qu’on n’a pas pu te dire parceque peu de personnes le savent, c’est que la Ligue fut l’œuvre dela princesse Fausta. Cette effroyable guerre civile qui, durant desannées, mit le royaume à feu et à sang, cet épouvantableamoncellement de meurtres, de ruines, de dévastations, tout celafut parce que Fausta avait mis dans sa tête que le duc de Guiseprendrait la place d’Henri III sur le trône de France… qu’elle eûtpartagé avec lui, cela va sans dire. Or, ce que la princesse Faustan’a pu faire pour Guise, la duchesse de Sorrientès rêve de lerecommencer pour le duc d’Angoulême.

– Qui partagera son trône avec elle ! s’écria laduchesse emportée malgré elle.

– Je ne l’ai pas dit, répliqua froidement Pardaillan.

– Mais vous le pensez, fit la duchesse. Vous ne savez pasmentir, mon ami. Au reste, l’attitude de Charles à mon égard,depuis qu’il est sorti de la Bastille, est telle que j’avais déjàpressenti l’horrible abandon qui m’attend.

Pardaillan jeta un coup d’œil sur Giselle. Il la vit pâle,violemment émue, plus indignée de la révélation de sa mère que detout ce qu’il lui avait dit, lui. Et elle protestadoucement :

– Oh ! mère, comment peux-tu dire une chose aussiaffreuse ! C’est faire injure à Mgr d’Angoulême, sais-tu, quede le croire capable d’une action aussi vile ! Moi, je suissûre que mon père t’adore, comme aux premiers temps de votreamour ! Je suis sûre que jamais, quoi qu’il lui arrive de bienou de mal, il ne voudra abandonner l’épouse qu’il a librementchoisie entre toutes.

Dans son désarroi, elle s’oubliait jusqu’à tutoyer sa mère.Malgré tout, cependant, elle s’efforçait de défendre son père. Maisl’accusation portée par sa mère adorée avait fortement ébranlécette touchante confiance qu’elle avait en son père. Elle ledéfendait encore, mais on sentait qu’elle n’avait plus cette belleconviction qu’elle montrait quelques instants plus tôt.

Cependant, la mère répondait, avec un pauvre souriredouloureux :

– Ton père m’aime toujours… je veux le croire… j’ai tropbesoin de le croire. Mais tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir,toi, mon enfant, les ravages effrayants que peut faire dans le cœuret dans la conscience d’un homme cette terrible maladie que l’onappelle l’ambition. Ton père veut être roi. Il m’aime. Mais, sipour atteindre cette couronne royale qui l’éblouit, il lui fautpiétiner son propre cœur après le mien, il n’hésitera pas.

Et, comme Giselle esquissait un geste de protestation, ellereprit avec force :

– Je te dis, moi, qu’il brisera son propre cœur, comme ilaura brisé le mien ! Je te dis que cet abandon qui t’indigneest déjà décidé dans son esprit ! Je l’ai bien compris depuissa sortie de la Bastille. J’ai bien senti, moi, qu’il n’est plus lemême avec moi. Je me torturais le cerveau pour chercher en quoi jepouvais avoir démérité. Maintenant que je sais qu’il a faitalliance avec Mme Fausta – ce qu’il m’avaitsoigneusement caché jusque-là –, je suis fixée ! Le pacteconclu avec Mme Fausta stipule qu’elle partagera letrône avec le duc. Et comment pourra-t-elle le partager, cetrône ? En épousant le nouveau roi, c’est clair. Je te dis queje comprends tout maintenant, et que ce honteux marché a étéaccepté, dès le premier jour, par ton père !… Tu ne me croispas ? Eh bien, interroge M. de Pardaillan. Il ensait beaucoup plus qu’il ne t’en a dit. Je l’autorise à parler,sans chercher des ménagements inutiles, puisque ma conviction estfaite.

Ainsi mis en demeure de parler, Pardaillan n’hésitapas :

– C’est vrai : le marché a été accepté, dès le premierjour, par le duc, dit-il.

– Tu vois ! s’écria Violetta.

– Quelle honte ! murmura Giselle atterrée.

Sans lui laisser le temps de réfléchir, de chercher des excusesque, dans son ardente vénération filiale, elle n’eût pas manqué detrouver, Pardaillan posa nettement la question :

– Et maintenant, je te le demande : même en admettantque ton père y ait des droits indiscutables, en conscience,voudrais-tu, toi, d’une couronne acquise par les moyens honteux queje viens de t’indiquer ?

– Plutôt mourir ! cria-t-elle dans un éland’indignation.

– Parbleu ! sourit Pardaillan, je savais bien que tume ferais cette réponse ! Tu comprends, toi.

– Comment mon père, qui est la générosité et la loyautémêmes, ne comprend-il pas, lui ? Peut-être lui avez-vous malexpliqué ?…

– Je lui ai très bien expliqué. Mais ton père, tout à sonidée fixe, se bouche les oreilles pour ne pas entendre, se met unbandeau sur les yeux pour ne pas voir. Je ne vois qu’une personneau monde qui ait assez d’empire sur lui, pour lui faire entendreraison.

– Qui ?

– Toi.

– Moi !… Comment ?

– C’est un peu pour toi qu’il veut être roi : pour quetu deviennes fille de France.

– Mais je ne veux pas l’être. À ce prix-là du moins.

Une dernière fois, Pardaillan la fouilla de son œil perçant. Illa vit très sincère, très décidée à marcher résolument dans la voiequ’il lui désignerait. Et il indiqua ce qu’elle devaitfaire :

– Dis-le-lui donc. Et dis-le-lui, de manière qu’il sepersuade bien que son autorité de père et de chef de maison seraimpuissante à te faire revenir sur ta décision.

– Je le lui dirai, fit-elle résolument. Et pas plus tardque tout de suite, puisque le voici.

En effet, en ce moment même le duc d’Angoulême ouvrait la porte.Ce fut lui qui parla le premier. Il s’adressa à Pardaillan, et avecune froide politesse :

– Monsieur, dit-il, vous voyez que, quoi que vous en ayezdit, je n’ai pas voulu vous livrer aux gens qui vouscherchaient.

Pardaillan s’inclina froidement, sans prononcer un mot. Le duc,avec la même froideur polie, reprit :

– Il ne serait pas digne de moi de ne faire les choses qu’àdemi. Je dois donc vous dire ceci : la rue, ainsi que les ruesavoisinantes, vont être étroitement surveillées durant quelquetemps. Je vous invite, ainsi que vos amis, à demeurer ici aussilongtemps que vous le jugerez nécessaire. Je veillerai à ce quevous ne manquiez de rien durant ce temps. Je veillerai également,mon honneur y est engagé, à ce que vous puissiez vous retirer, sansrisquer de tomber aux mains de vos ennemis. Je vous avertisloyalement qu’à cela se bornera ce que je crois devoir faire ensouvenir de notre ancienne amitié. Et, puisque vous avez absolumentvoulu que nous fussions ennemis, si, quand sorti sain et sauf dechez moi, je vous retrouve sur mon chemin, c’est en ennemi mortelque je vous traiterai.

Pardaillan allait répliquer par une de ces réparties mordantes,comme il savait en faire. Il n’en eut pas le temps. Giselle, voyantque son père avait fini de parler, s’approcha de lui, lui entourale cou de ses bras blancs et potelés, et, de sa voix la pluscâline, implora :

– Père, mon bon père !…

Sous la chaste caresse de l’enfant, le visage renfrogné du pères’illumina. Il oublia tout. Au reste, il comprit très bien qu’elleavait quelque chose à demander. Et, il encouragea avec un bonsourire :

– Que veux-tu, enfant gâtée ?

– Une grande grâce que je vous supplie de m’accorder, monpère.

– Eh ! comme te voilà émue. C’est donc bien grave ceque tu veux me demander ?

– C’est-à-dire que vous ferez de moi la fille la plusheureuse ou la plus malheureuse de la terre, selon que vousm’accorderez ou me refuserez ce que je désire.

– S’il en est ainsi, tu peux parler sans crainte. Il n’estrien que je ne fasse pour assurer le bonheur de ma fillebien-aimée.

Il parlait d’un air mi-sérieux, mi-plaisant. Il ne paraissaitpas inquiet. Il était simplement intrigué. Il était clair qu’il nesoupçonnait pas le moins du monde où elle voulait en venir. Elle lecomprit très bien. Mais, à son sourire indulgent, à ce regardchargé de tendresse dont il la couvait, elle comprit aussi qu’ilavait dit vrai : il n’était rien qu’il ne fit pour assurer sonbonheur.

Elle sentit qu’elle avait à peu près partie gagnée d’avance.Souriant, d’un sourire mutin, elle le prit par la main, l’attiraavec une douce violence. Complaisamment, souriant toujours avecindulgence, il se laissa faire. Elle l’amena ainsi devantPardaillan attentif. Et soudain, très grave, d’une voix qui sefaisait de plus en plus câline, tout en restant suppliante, elleprononça :

– Je vous en conjure, faites votre paix avecM. de Pardaillan qui, malgré les apparences, malgré tout,au fond, est resté le meilleur de vos amis… le seul véritable ami,peut-être, que vous ayez jamais eu, mon père.

Le duc d’Angoulême fut surpris. Mais peut-être tout sentimentd’amitié n’était-il pas complètement mort en lui, car il ne sefâcha pas, il ne laissa voir aucune contrariété de cette tentativeinattendue de sa fille. Il n’essaya pas de se dérober. Avec un airde dignité qui n’était pas sans grandeur, il accepta le débatqu’instituait cette enfant. Et, très sérieux à son tour, d’une voixgrave, comme attristée :

– Faire ma paix avec Pardaillan ? Il n’est rien que jedésire autant, pour cela, je suis prêt à bien des sacrifices, mêmeles plus pénibles. Encore conviendrait-il de savoir si Pardaillanest disposé à l’accepter, cette, paix ?

Il était impossible de montrer plus de franchise et desincérité. Cette franchise et cette sincérité lui faisaienthonneur, car il faut reconnaître qu’après les paroles plutôt dureset humiliantes que Pardaillan lui avait lancées à la face,beaucoup, à sa place, eussent répondu par une fin de non-recevoirsèche et cassante. Incontestablement, soit calcul, soit rested’affection, il faisait preuve de bonne volonté.

Comme il s’était adressé directement au chevalier pour poser saquestion, celui-ci lui répondit :

– Duc, je suis prêt, quant à moi, à biffer de ma mémoire lesouvenir du différend qui s’est élevé entre nous. Je suis toutdisposé à vous tendre une main loyale. J’y suis d’autant plusdisposé que j’apprécie à sa valeur la générosité du geste que vousvenez d’accomplir.

Il y avait une pointe d’émotion contenue dans la voix dePardaillan. Cette émotion se communiqua aux assistants. Emportémalgré lui, le duc d’Angoulême ouvrit les bras en disant :

– Eh ! mordieu ! embrassons-nous,d’abord !

– Je le veux de tout mon cœur, consentit Pardaillan.Seulement, au lieu de se jeter dans les bras du duc, il ajouta, enle fixant de son œil clair :

– Vous savez, duc, que nous ne redeviendrons bons amis qu’àla condition que je vous ai fait connaître à l’hôtel deSorrientès.

Ces paroles produisirent sur le duc l’effet d’une douche. Sesbras retombèrent mollement. Et, reprenant son air froid ethautain :

– Vous maintenez cette condition ? dit-il.

– Il ne saurait en être autrement, et je pensais que vous,l’aviez bien compris ainsi, répondit Pardaillan, avec plus detristesse que de réprobation.

– Vous n’en démordrez pas ? insista le duc de son mêmeair froid.

– Non, fit sèchement Pardaillan.

– N’en parlons donc plus, répliqua le duc, sur un tontranchant.

Et, se retournant vers Giselle qui, comme Violetta, comme Odetde Valvert et Landry Coquenard, avait suivi ce bref débat avec uneattention passionnée, adoucissant la voix et l’attitude :

– J’ai fait ce que j’ai pu, dit-il Mais, tu le vois, monenfant, M de Pardaillan demeure intraitable Ce n’est pas moi, c’estlui seul qui veut que nous restions ennemis Ne me parle donc plusde cette affaire.

Il pensait que tout était dit et qu’elle allait s’incliner, enfille obéissante qu’elle était, devant sa volonté ainsi exprimée,mais elle ne lâcha pas pied. Et, très respectueusement, mais avecune fermeté à laquelle il ne s’attendait certes pas :

– Au contraire, mon père, dit-elle, permettez-moi d’enparler encore, car il me semble que tout n’est pas dit.

– Qu’est-ce à dire ? gronda le duc en fronçant lesourcil.

Sans se laisser démonter, avec la même déconcertante fermeté,elle expliqua :

– Il est un moyen très simple de faire votre paix avec M dePardaillan, c’est d’accepter cette condition que vous repoussez, etqui, venant de M le chevalier, ne peut être qu’honorable pourvous.

– Assez, trancha le duc en se faisant sévère, je ne vouspermettrai pas d’aborder des questions qui ne sauraient intéresserune enfant de votre âge, et dont, au surplus, vous ignorez lepremier mot.

– Pardonnez-moi, monseigneur, mais c’est que, au contrairede ce que vous croyez, je sais très bien de quoi il estquestion.

– Vous savez ? s’étrangla le duc.

Et, railleur :

– Que savez vous, voyons ?

– Je sais que, pour vous rendre son estime et son amitié, Mde Pardaillan vous demande simplement de renoncer à vos prétentionssur le trône de France.

Le duc plia les épaules, comme assommé par ce coup auquel ilétait loin de s’attendre. Tout de suite, il comprit que Pardaillanavait dû renseigner sa femme et sa fille Et aussitôt l’inquiétudede savoir jusqu’à quel point il pouvait avoir poussé sesrévélations s’insinua en lui Du même coup d’œil soupçonneux, ilenveloppa sa femme, sa fille et Pardaillan.

Mais il ne trouva que Giselle devant lui La duchesse s’étaitmise à l’écart avec Pardaillan qui, en ce moment même, luiprésentait cérémonieusement le comte Odet de Valvert. Ce groupeparaissait se désintéresser complètement de ce qui allait se passerentre le père et la fille. Bien qu’il se rendît compte que cetteindifférence était affectée et qu’ils tendaient une oreilleattentive de son côte, il éprouva un certain soulagement à se direque cet entretien, qui débutait d’une manière si imprévue et siinquiétante pour lui, demeurerait entre sa fille et lui.

Cependant, il se rendait compte aussi que l’enfant – dûmentstylée par la duchesse et le chevalier, il n’en doutait pas –allait se dresser devant lui en adversaire, et pis encore : enjuge sévère. Et ce juge lui paraissait doublement redoutable.D’abord, parce qu’il le sentait bien renseigné et qu’au fond de saconscience il était bien forcé de reconnaître qu’il n’était passans reproche, ensuite parce qu’il savait bien que son affectionpaternelle allait jusqu’à la faiblesse et qu’il appréhendait avecterreur les larmes de son enfant, auxquelles il sentait qu’iln’aurait jamais le courage de résister.

Il se dit que le mieux était de briser net une discussion où, ilen avait l’intuition, il n’aurait pas le dessus. Sa mauvaise humeurétait réelle ; il l’accentua. Il se fit plus sévère encore.Et, dans un éclat :

– Tout simplement ! Vraiment, vous avez des motsextraordinaires ! Alors vous trouvez « très simple »qu’on renonce à une couronne pour garder l’amitié d’unhomme ?

– Quand cet homme est M. de Pardaillan, oui, monpère.

– C’est de la démence !

– Vous m’avez dit, autrefois, que toutes les couronnes dela chrétienté étaient moins précieuses que son amitié.

L’argument faillit désarçonner le duc. Ne trouvant pas deréponse capable de réduire l’implacable logique et la non moinsimplacable mémoire de l’enfant, il s’emporta :

– Chansons !… Des mots !… Et des motscreux !… Il n’est pas d’amitié au monde qui vaille qu’on luisacrifie un royaume !

– Vous m’avez souvent répété le contraire, fit-elle avecune douce obstination.

– Dieu me pardonne, je crois que vous vous permettez dediscuter avec moi ! s’écria le duc, avec d’autant plus deviolence qu’il se sentait plus embarrassé.

– Père !…

– Assez. Rentrez dans votre chambre, mademoiselle, et n’enbougez pas sans ma permission.

Il pensait en être quitte avec cet acte d’autorité brutale quile tirait momentanément d’affaire, mais qui n’arrangeait rien, ille sentait bien. En effet, elle s’inclina devant lui avec le plusprofond respect, en disant :

– J’obéis, monseigneur. Et se redressant, elleajouta :

– Mais laissez-moi vous dire que, dans votre propreintérêt, vous feriez mieux de renoncer, comme vous le demandeM. de Pardaillan et comme je vous en suppliemoi-même.

Le ton sur lequel elle prononça ces paroles parut si étrange auduc qu’il en fut vivement impressionné.

– Pourquoi ? fit-il, malgré lui.

– Parce qu’il vaut toujours mieux renoncer à une cause quiest perdue d’avance.

Elle disait cela sur un ton prophétique, avec une assurancedéconcertante. Il était évident, cependant, qu’elle ne jouait pasla comédie, qu’elle ne cherchait pas à faire pression sur son père.Non, elle disait bien ce qu’elle pensait, tel qu’elle le pensait.Le duc avait beau avoir été à l’école de Pardaillan, il étaitsuperstitieux comme tous les joueurs – et n’était-ce pas une partieformidable qu’il voulait jouer ? une partie où, il le savaittrès bien, il laisserait sa tête s’il perdait ? Il se dit quela vierge ignorante et pure qu’était sa fille lui prédisait lasinistre vérité. Et, pris d’une inquiétude mortelle, il interrogeaavidement :

– Pourquoi ma cause te paraît-elle perdued’avance ?.

– Parce que vous auriez M. de Pardaillan contrevous, répondit Giselle sans hésiter, avec la même assurance.

Agrippé par la terreur superstitieuse, le duc s’attendait à uneraison d’ordre surnaturel. Il va sans dire que plus cette raisoneût été vague, incompréhensible, et plus elle l’eût frappé etinquiété. Il se trouvait que la raison donnée était on ne peut plusnaturelle. C’était le moment de s’inquiéter, car cette raisonn’était pas à dédaigner. Tout au contraire, il commença à serassurer. Et, sans s’apercevoir qu’il rouvrait une discussion qu’ilavait voulu étouffer, il répondit :

– Mieux que personne, je connais sa valeur. Pourtant, iln’est pas invincible, et je ne désespère pas d’en venir à bout.

– Peut-être, dit-elle. J’ai voulu dire que s’il se metcontre vous, malgré l’affection profonde qu’il nous garde, je lesens, et mon cœur ne me trompe pas, c’est que votre cause luiparaît, à lui, qui est l’honneur même, bien mauvaise. Or, siignorante, si inexpérimentée que je sois, je sais cependant qu’unecause mauvaise est perdue d’avance.

– C’est bientôt dit ! s’écria le duc.

Et, avec amertume, avec, à son insu peut-être, une pointe dejalousie paternelle :

– Ainsi, il vous suffit de savoir qu’il est contre moi pourque vous jugiez que ma cause est mauvaise ? Ainsi, entre sonappréciation et celle de votre père, vous n’hésitez pas ?C’est la sienne que vous tenez pour valable. Voilà un manque deconfiance, auquel, certes, j’étais loin de m’attendre… et qui mepeine beaucoup.

Il semblait, en effet, très affecté, Giselle courba la tête,peut-être pour dissimuler les larmes qui embuaient ses beaux yeux.Et, redressant cette jolie tête, le fixant droit dans lesyeux :

– Je vous en supplie à mains jointes, mon père, laissezparler votre enfant qui n’a pour vous que respect et vénération etmourrait sur place plutôt que de prononcer une parole offensante.Si je juge que votre cause est mauvaise, ce n’est pas, comme vousle dites, uniquement parce que M. de Pardaillan le dit etparce qu’il est contre vous. C’est parce que vous avez faitalliance avec une femme qui fut jadis l’ennemi le plus acharné denotre maison, une femme qui fut le bourreau implacable et féroce dema bonne et sainte mère. Ce que vous n’auriez jamais dû oublier.C’est parce que vous comptez sur l’appui de l’Espagnol : l’oret les troupes de l’Espagnol. L’Espagnol, ennemi héréditaire etmortel de notre pays qu’il viendra de nouveau ravager pour vous,sur votre appel, à vous, mon père.

– Giselle ! bégaya le duc effaré.

Giselle n’entendit pas. Elle était lancée. Elle continua ens’animant :

– C’est ce que vous n’auriez jamais dû oublier non plus.Ainsi, mon père, votre cause s’appuie sur un ennemi de notrefamille et sur un ennemi de notre pays ! Comment voulez-vousque je ne trouve pas, comment voulez-vous que tous ceux qui saurontne trouvent pas, comme moi, que cette cause, qui était peut-êtrelégitime et juste, est devenue exécrable par le fait de cettealliance monstrueuse ?

– Tu es cruelle, mon enfant, murmura le duc complètementdésemparé.

– Non, protesta vivement Giselle, je vous sauve, mon bonpère, en vous montrant l’erreur effroyable que vous alliezcommettre. Car, Dieu merci, il ne s’agit que d’une erreur encoreréparable. Et maintenant, monseigneur, écoutez ceci : vousm’avez reproché de manquer de confiance en vous. Qui m’a appris ceque je viens de vous dire ? M. de Pardaillan qui l’adit devant moi, M. de Pardaillan, l’homme le plus loyalde la terre, l’homme qui, de sa vie, ne s’est abaissé à proférer unmensonge. Eh bien, mon père, voyez si je manque de confiance envous : dites-moi qu’il s’est trompé, et je vous jure sur monsalut éternel que je vous crois de tout mon cœur et vous demandepardon à deux genoux d’avoir osé vous dire ce que je viens de vousdire… Parlez, monseigneur…

Le regard étincelant de loyauté qu’elle tenait obstinément rivésur le sien avait un tel rayonnement qu’il ne put en supporterl’éclat. Il détourna les yeux, baissa la tête, tortilla samoustache d’un air embarrassé, et finalement, d’une voix basse,comme honteuse, il murmura, en manière d’excuse :

– C’était surtout pour toi que je voulais cette couronnequi, en bonne justice, devrait m’appartenir.

C’était un aveu tacite.

L’effet qu’il produisit sur sa fille fut terrible : ce futcomme si tout croulait en elle. Il lui sembla qu’une main de ferlui broyait le cœur dans la poitrine et qu’elle allait tomberfoudroyée. Une teinte livide couvrit le rose de ses joues. Sesnarines se pincèrent. Un voile noir assombrit l’éclat de son regardlumineux.

Cependant, elle ne tomba pas. Et même, si rude qu’eût été lecoup, sa défaillance fut brève. Si brève que c’est à peine si lepère soupçonna le ravage affreux que, dans son égoïsme inconscient,il venait de faire dans le cœur de son enfant, en qui, sans levouloir, il venait de briser à tout jamais cette ardente et naïvevénération qu’elle avait pour lui.

Elle se ressaisit et se redressa. Seulement, ce fut une nouvelleGiselle qui se révéla : une Giselle cérémonieuse, au regardfroid, au sourire figé. Et le père, déjà rudement frappé dans sonamour paternel qui était réellement profond et sincère, le père,glacé, épouvanté, ne reconnut plus en cette nouvelle Gisellel’enfant qu’il avait toujours vue si tendre, si affectueuse, enadmiration et en adoration devant lui, comme devant Dieu.

Giselle ne releva pas l’aveu paternel. Elle ne se permit pas lamoindre réflexion, pas la plus petite observation. Elle se contentade dire, d’une voix blanche, méconnaissable, comme toute sonattitude :

– Si c’est vraiment pour moi, vous vous êtes donné unepeine bien inutile, car, je vous en avertis respectueusement,monseigneur : j’irai pieds nus, en haillons, la tête couvertede cendres, mendier mon pain sur les routes ou sous le porche deséglises, plutôt que d’accepter quoi que ce soit d’une royautéacquise par les moyens que vous voulez employer.

Et ceci, avec son air froidement respectueux, était prononcé surun ton tel que le père comprit que toute son autorité seraitimpuissante à la faire revenir sur cette décision, que ni ladouceur ni la violence ne pourrait ébranler. Oubliant la présencedu groupe formé par la duchesse, Pardaillan et Odet de Valvert quis’étaient retirés près de la fenêtre, il se mit à marcher avecagitation, en tortillant sa moustache d’un geste nerveux. Et,s’arrêtant devant Giselle qui n’avait pas fait un mouvement, d’unevoix sourde :

– En somme, dit-il avec amertume, c’est une mise en demeurede renoncer à l’héritage de mon père que tu m’adresses !

Volontairement ou non, il déplaçait adroitement la question.Avec son implacable logique d’enfant, elle sentit la manœuvre sansen avoir l’air.

– À Dieu ne plaise, dit-elle Vous êtes le maître,monseigneur, et je ne suis, moi, que votre très humbleservante…

– N’es-tu donc plus ma fille ? interrompit le duc enhomme qui sonde le terrain.

Elle se courba en une révérence froidement impeccable et, seredressant comme si de rien n’était, pendant que le père, fixémaintenant, pliait les épaules en soupirant d’un air accablé, ellerépéta :

– Je ne suis que votre très humble servante. Vous ferezdonc selon votre bon plaisir, monseigneur. Cependant, puisque vousdites que ce que vous en faites, c’est pour moi, puisque je suisfermement résolue à refuser les bienfaits dont vous me voulezaccabler, il m’a semblé que je pouvais, sans vous manquer en rien,vous demander non pas de renoncer à l’héritage de votre père, sivous croyez y avoir droit, mais simplement, et ce n’est pas du toutla même chose, de renoncer à employer des moyens qui ne sont pasdignes d’un Valois.

– Renoncer à ces moyens, quand je n’en ai pas d’autres à madisposition, c’est, songes-y bien, renoncer à l’héritage de monpère, c’est-à-dire à la couronne.

– Mieux vaut cent fois renoncer à tout, même à vos titresde comte d’Auvergne et de duc d’Angoulême, même à tous vos biens.C’est toujours avec orgueil et le front haut que je me proclameraila fille de Charles de Valois, pauvre gentilhomme sans feu ni lieu,ayant préféré vivre péniblement de son travail, plutôt que decommettre une action indigne d’un fils de roi qu’il est. Tandis queje mourrai de honte à me savoir la fille du duc d’Angoulême devenu,de par la volonté d’une Fausta et d’un Philippe d’Espagne, imposépar la force brutale, roi d’une France ravagée, diminuée,démembrée. Car, n’en doutez pas, ils sauront se tailler leur largepart.

Elle s’était animée, la noble et fière enfant. Elle seredressait de toute sa hauteur, avec une telle flamme dans sonregard que le duc se sentit écrasé devant elle. Soyons juste :de tout ce qu’elle avait dit, une seule chose l’avait vraimenttouché au point de le bouleverser. Et ce fut cela qu’il dit, d’unevoix que l’émotion faisait bégayer :

– Giselle !… mon enfant adorée !… quoi !toi, tu aurais cet affreux courage de renier ton père ?…Est-ce possible ?…

– Je ne renierai pas mon père… Je considérerai qu’il estmort…

Elle aussi, on sentait qu’elle avait fait un effort surhumainpour arriver à prononcer ces paroles jusqu’au bout. Dans sa voixbrisée, on sentait rouler des sanglots déchirants, qu’avec uneforce de volonté vraiment admirable elle parvenait à refouler.

Le père, pantelant, déchiré, le sentit bien. Il souffrait millemorts. Son cœur pleurait des larmes de sang, qui le brûlaient commedu plomb fondu. Et cependant, malgré la douleur poignante del’enfant adorée, malgré sa propre douleur, malgré les humiliationssubies, malgré tout enfin, il ne parvenait pas à se résigner àrenoncer à cette couronne qui le fascinait. Et il ne se rendit pas.Il se raidit de toutes ses forces, comme se raidissait son enfant,et il essaya de tenir tête encore :

– Et si je refuse de céder, que feras-tu, voyons ?

– Je suivrai ma mère dans sa retraite.

Il comprit qu’elle faisait allusion à l’abandon de sa mèredécidé dans son esprit. Mais, cette fois, il ne recula pas, etpayant d’audace, il risqua le mensonge :

– Tu suivras ta mère ?… Mais il me semble que ta mèresera près de moi ?…

Il ne put aller plus loin. Le regard fixe qu’elle dardait surlui était tel que la voix s’étrangla dans sa gorge. Et ce fut ellequi reprit :

– Ma mère ne sera pas près de vous. Ma mère, comme moi,préfère la mort au déshonneur.

– Que ferez-vous ? bégaya-t-il, sans trop savoir cequ’il disait.

– Je viens de vous le dire : la honte et la douleurnous tueront plus sûrement que ne pourrait le faire un coup depoignard, dit-elle avec un calme effroyable.

– Mais je ne veux pas que tu meures, moi ! hurla lepère affolé.

– Nous mourrons, et c’est vous qui nous aurez tuées.

– Ma fille ! sanglota le père en s’arrachant lescheveux.

– Nous mourrons, répéta-t-elle, et sur les marches de cetrône convoité, vous trouverez les corps raidis de votre femme etde votre fille, qui ne vivaient que pour vous. Alors, quand vousverrez qu’il vous faut, pour vous asseoir sur ce trône sanglant,fouler aux pieds ces pauvres restes glacés, peut-êtrecomprendrez-vous enfin quelle erreur criminelle fut la vôtre etreculerez-vous épouvanté.

L’horrible vision, évoquée avec le même calme sinistre, achevade briser les dernières résistances du duc Il ne put la supporter.Cette fois, l’amour paternel fut plus fort que l’égoïsme, plus fortque l’ambition. Et vaincu, dompté, il gémit :

– Assez, assez !…

Et la saisissant dans ses bras, l’étreignant passionnément, lacouvrant de baisers fous :

– Tais-toi !… Comment peux-tu dire ces chosesaffreuses ?… Tais-toi, je ferai ce que tu voudras, tout ce quetu voudras… pourvu que tu vives !…

Elle eut un cri de joie délirante :

– Ah ! je savais bien que je vous retrouverais, monbon père adoré !…

Elle riait et pleurait à la fois. Car, maintenant qu’elle avaitgagné la partie, elle ne songeait plus à refouler ces larmesqu’elle avait eu l’orgueil de retenir jusque-là. Elle lui avaitjeté les bras autour du cou. Elle rendait baiser pour baiser,caresse pour caresse. Ils étaient ivres, fous de joie tous lesdeux. Riant et pleurant en même temps, comme elle, ilbégayait :

– Au diable la couronne !… Au diable toutes lescouronnes de la terre !… Et quelle couronne vaudra jamais ledoux collier que font les bras blancs de ma Giselle autour de moncou ?…

Cependant, il continuait d’oublier la mère qui, décidément, netenait plus qu’une place minime dans son affection. Ce fut la fillequi s’en souvint la première.

– Et ma mère ? dit-elle en se dégageant doucement.

La duchesse était près d’eux, attendant patiemment que son tourvînt.

– Allons, avait dit Pardaillan, la bataille aura été rude.Mais l’enfant, ainsi que je le pensais, a fini par triompher. Vousavez là, Violetta, une brave et digne enfant, dont vous avez ledroit d’être fière. Approchons-nous maintenant.

Et ils s’étaient approchés, en effet.

Sous le coup de l’émotion bienfaisante qui le bouleversait et lerégénérait, le duc retrouva un instant cette passion radieuse,soleil éclatant qui avait illuminé leur ardente et héroïquejeunesse. Cette passion exclusive que la douce Violetta avaitconservé intacte comme au premier jour. Et l’étreinte passionnéequ’en toute sincérité il donna à sa femme, les douces, les tendresparoles qu’il sut murmurer à son oreille lui donnèrent cetteconsolante illusion de croire que les beaux jours d’amourd’autrefois allaient luire de nouveau.

Puis, ce fut au tour de Pardaillan qui contemplait de son airmoitié railleur, moitié attendri cette réconciliation qui était unpeu son œuvre. Le duc sentait bien que sa femme et sa filleattendaient de lui un engagement en règle et, selon leur mot,« qu’il fît sa paix » avec lui. Il s’exécuta d’assezbonne grâce.

« Pardaillan, dit-il, je vous donne ma parole que je vaisrompre avec la duchesse de Sorrientès. Je vous donne ma parole queje n’entreprendrai plus rien contre le petit roi Louis XIII, tantque vous serez vivant. »

Dans leur joie, Violetta et Giselle ne firent pas attention àces paroles que nous avons soulignées.

Elles n’échappèrent pas à Pardaillan, toujours attentif, lui. Etil se dit, en fouillant le duc de son regard perçant :

« Ainsi, il trouve le moyen de glisser dans son engagementd’honneur une restriction qui réserve l’avenir !… Etcependant, je vois qu’il est sincère !… Décidément, il n’y arien à faire : il ne guérira jamais de cette méchante maladiequi le rongera jusqu’à son dernier souffle. »

Il réfléchit une seconde. Et levant les épaules avecinsouciance :

« Bah ! quand je serai mort, je serai dégagé de toutesmes promesses. Peu m’importe ce qu’il fera alors. L’essentiel estque, pour l’instant, voilà Fausta dans un cruelembarras. »

Et tout haut, voyant qu’on commençait à s’étonner de sonsilence.

– Duc, dit-il gravement, je prends acte de votre engagementet je le tiens pour valable, tel que vous venez de le formuler.

Les minutes d’épanchement qui suivirent furent de celles qui nese racontent pas. Disons seulement que le duc ne parut pas uninstant regretter ce renoncement qu’on avait eu tant de peine à luiarracher. Il va sans dire qu’Odet de Valvert fut présenté etaccueilli avec tous les égards qu’on accordait, dans cette maison,à ceux que Pardaillan honorait de son estime. Pour ce qui est deLandry Coquenard, bien qu’il ne fût qu’un modeste serviteur,c’était aussi un compagnon de lutte et Pardaillan, avec son dédainabsolu des préjugés, ne voulut pas le laisser à l’écart. Et iltrouva, pour le désigner, des termes flatteurs qui lui allèrentdroit au cœur. Si bien qu’à compter de ce moment le brave Landryn’eût pas hésité à piquer une tête au milieu d’un brasier ardent,sur un simple signe de M. le chevalier.

Quand il vit que les effusions étaient à peu près terminées,Pardaillan revint aux affaires sérieuses.

– Et maintenant, monseigneur, demanda-t-il, qu’allez-vousfaire avec la duchesse de Sorrientès ?

– J’irai, demain, la voir à son hôtel, et je l’avertirailoyalement qu’elle ne doit plus compter sur moi et que je renonce àmes prétentions au trône, répondit le duc sans hésiter.

– Vous ne ferez pas cette folie, riposta vivementPardaillan.

– Pourquoi ?

– Ah çà ! vous croyez donc que Fausta est femme à vouspardonner ce qu’elle considérera comme une trahison ?

– Je ne dis pas. Mais que voulez-vous qu’elle mefasse ?

– Pardieu, elle vous fera reconduire à laBastille !

– À la Bastille ! s’écrièrent en même temps Violettaet Giselle en entourant le duc de leurs bras, comme pour leprotéger.

– Mais oui, à la Bastille, reprit Pardaillan avec force.Vous oubliez, duc, qu’elle a l’ordre tout signé d’avance et qu’ilne tient qu’a elle de le faire exécuter.

– C’est ma foi vrai ! Je l’avais complètementoublié ! Je ne serai pas si sot que d’aller me mettre à samerci dans son antre. Nous nous retirerons en notre hôtel de la rueDauphine, ou dans notre maison de la rue des Barrés. C’est de làque je la ferai aviser… Car, enfin, il faut cependant bien que jel’avertisse.

– Avant longtemps, intervint Valvert qui, cette fois,prenait part à la discussion, vous verrez arriverM. de Séguier et ses archers, chargés de vous arrêter,monseigneur.

– Parfaitement, opina Pardaillan.

– Diable ! murmura le duc assez perplexe.

– J’ajoute, reprit Pardaillan, que si vous restez à Paris,si bien caché que vous vous y teniez, Fausta saura vousdécouvrir.

– Diable ! diable ! répéta le duc commençant às’inquiéter, car il connaissait trop bien Fausta pour ne pascomprendre qu’il avait raison. Retourner à la Bastille !…Mordiable, j’aimerais mieux me passer mon épée au travers ducorps !

– Oh ! Charles ! s’épouvanta la duchesse.

Et elle implora :

– Pourquoi ne retournerions-nous pas dans vosterres ?… Pourquoi ne nous retirerions-nous pas àOrléans ?… Nous y étions si heureux, près de votre excellentemère.

– C’est la seule chose raisonnable que vous puissiez faire,appuya Pardaillan que Violetta remercia par un regard d’ardentegratitude.

– Je suis forcé de le reconnaître, soupira le duc. Et ildécida, non sans un regret manifeste :

– Nous resterons cachés dans ce taudis les quelques joursnécessaires pour faire nos préparatifs, et nous partirons.

– Quel bonheur ! s’écria Giselle en frappant dans sesmains avec une joie puérile.

Et, se jetant avec son impétuosité ordinaire au cou de sa mère,elle lui glissa à l’oreille :

– Je te le disais bien, mère chérie, que les jours heureuxrenaîtraient pour toi !

– Grâce à toi et à notre grand ami Pardaillan, répondit lamère radieuse en lui rendant son étreinte.

– Minute, disait Pardaillan, pendant ce temps, vous oubliezencore, duc, que le señor d’Albaran connaît ce taudis, comme vousappelez cette belle maison bourgeoise. On viendra vous chercheraussi bien ici. Non, croyez-moi, puisque vous comprenez lanécessité de partir, comprenez aussi qu’il faut le faireaujourd’hui même, sans perdre une heure, sans perdre une minute.Quand vous serez en sûreté dans vos terres, vous pourrez faire lanique à Mme Fausta. Je me charge moi, de laprévenir en temps utile, c’est-à-dire quand vous aurez mis unnombre assez respectable de lieues entre elle et vous. Je me chargeen outre de lui tailler ici assez de besogne pour qu’elle n’ait pasle loisir de songer à vous. D’ailleurs, à moins que de vous faireassassiner, et je ne crois pas qu’elle aille jusque-là, tout demême, elle ne peut rien contre vous, sans l’appui de Marie deMédicis et de Concini. Or, la reine et son favori seront tropcontents d’être débarrassés de vous pour songer à vous inquiéter.Partez donc, duc, et partez à l’instant même.

Le conseil était judicieux. Le duc, d’ailleurs pressé par safemme et sa fille, ne fit pas de difficulté de se rendre. Lespréparatifs furent vite faits, puisque la duchesse et sa fillevivaient dans cette maison sous un nom d’emprunt, dans uneinstallation rudimentaire où elles n’avaient apporté que le strictnécessaire.

Moins d’une heure plus tard, le duc et les siens faisaient leursadieux à Pardaillan qu’ils laissaient dans leur maison enl’autorisant à la considérer comme lui appartenant en propre, à endisposer à son gré, et à ne pas hésiter à la faire démolir pierre àpierre, si c’était nécessaire à son salut ou au salut de sescompagnons. Ils emmenaient avec eux l’unique servante quiconstituait toute la domesticité de la duchesse dans cettemystérieuse retraite où, sans aucun doute, elle s’était retiréemomentanément, en vue de préparer les voies à une évasion de sonCharles bien-aimé. Une autre heure plus tard, le père, la mère etla fille, suivis d’une escorte de six robustes gaillards armésjusqu’aux dents, chevauchaient sans trop de hâte sur la routed’Orléans.

Dans la maison hermétiquement close, qui paraissait abandonnée,Pardaillan, Valvert et Landry Coquenard, dont nul n’eût pusoupçonner la présence en ces lieux, demeuraient installés commechez eux. Quand ils furent seuls et maîtres de la place, Pardaillancommanda :

– Landry, tu vas aller faire un tour à la cuisine. Laduchesse m’a assuré qu’il y a ici des provisions en quantitésuffisante pour deux ou trois jours et une cave assezconvenablement garnie. Tu vas te mettre en quête de tout cela, etnous confectionner un repas sinon délicat, si tu ne sais pas, dumoins confortable… Car je ne sais pas si vous êtes comme moi,comte, mais il me semble qu’il y a des jours et des jours que je neme suis rien mis sous la dent.

– C’est tout à fait comme moi, confessa Valvert, j’éprouvel’irrésistible besoin de mordre dans un morceau de viande.

Et avec un grand sérieux :

– C’est à tel point que je dois me retenir à quatre pour nepas mordre Landry qui est assez dodu, par ma foi.

– Ne faites pas cela, monsieur ! s’effraya LandryCoquenard. Vous n’avez pas idée de ce que j’ai la chair dure etcoriace !

Pardaillan et Valvert éclatèrent de rire. Ce que voyant, Landrys’esclaffa plus fort qu’eux. Et reprenant la parole :

– Monsieur le chevalier, je vais avoir l’honneur de vouspréparer un de ces repas substantiels et délicats comme vous n’enavez jamais mangé de meilleur en votre auberge du GrandPasse-Partout !

Et il disparut avec une rapidité fantastique, sans qu’on pûtsavoir au juste s’il était poussé par un zèle outré ou par ledésir, légitime en somme, de mettre hors de l’atteinte des dents deson maître sa précieuse chair qu’il s’était empressé de déclarerdure et coriace.

Pardaillan prit le bras de Valvert et l’entraîna endisant :

– On n’a jamais pu savoir. Nous serons peut-être attaquésici, visitons notre nouvelle retraite et voyons un peu le parti quenous pourrons en tirer et de quels moyens de défense nous pourronsdisposer en cas de besoin.

La visite, quoique rapide, n’en fut pas moins effectuée en touteconscience et avec cette sûreté de coup d’œil qui les caractérisaittous les deux.

– Descendons aux caves maintenant, dit Pardaillan, etvoyons ce passage qui conduit à la rue de la Cossonnerie, dont nousa parlé le duc.

Ce passage souterrain fut vite repéré. Il aboutissait, en effet,à une maison qui avait son entrée rue de la Cossonnerie. Ilsentrebâillèrent la porte d’entrée dans cette maison et jetèrent uncoup d’œil rapide dans la rue. En s’en retournant, Pardaillanexpliqua :

– Cette entrée est à deux pas de la rue duMarché-aux-Poirées et de la fameuse auberge de La Truie quifile. Il y a toujours là grande affluence. Nous passerons parlà, et nul ne fera attention à nous.

Ils revinrent à la maison, dans cette pièce qui était comme lesalon et où ils avaient pénétré par la fenêtre, l’épée au poing.Bien qu’il fît encore jour, elle était éclairée chichement par uneseule cire : les volets de bois plein étaient hermétiquementclos, la fenêtre fermée, les rideaux tirés, et il y eût fait nuitnoire sans cette chandelle allumée. Alors Valvertcomplimenta :

– J’admire, monsieur, l’adresse avec laquelle vous avez suforcer la main à Mgr le duc d’Angoulême et l’amener à renoncer àdes prétentions auxquelles il paraissait tenir au-dessus de tout.Du coup, voilà votre lutte avec Mme Faustaterminée. Et je vous en félicite de tout mon cœur.

– Oh ! vous vous hâtez un peu trop de me féliciter,répondit Pardaillan de son air railleur. Il est indéniable que lecoup sera rude. Tout autre qu’elle ne s’en relèverait pas. Maiselle !… Peste, vous allez un peu trop vite. Quant à moi,j’espère qu’elle renoncera à la lutte. Je l’espère, mais je megarderais bien d’y croire.

– Eh ! monsieur, que voulez-vous qu’elle fassemaintenant qu’elle n’a plus de prétendant à pousser ?

– Qui vous dit qu’elle n’en trouvera pas un autre ?Qui ?… Vendôme, Guise, Condé, Concini lui-même peut-être.Est-ce que je sais, est-ce qu’on sait jamais, avec Fausta ?Elle travaillera peut-être pour son roi d’Espagne… Peut-être pourelle-même… Peut-être pour personne, pour rien, uniquement pour leplaisir de faire le mal, parce que son essence même est précisémentle mal… Croyez-moi, mon jeune ami, gardons-nous comme si de rienn’était. Gardons-nous bien, gardons-nous plus quejamais !…

Là-dessus la porte s’ouvrit. Landry Coquenard, raide comme unhuissier de service dans la chambre du roi, parut et annonçagravement :

– Si mes seigneurs veulent bien passer dans la salle àcôté, les viandes de mes seigneurs sont servies.

– Malepeste ! railla Pardaillan avec un sifflementd’admiration, voilà un drôle qui me paraît trop bienstylé !…

Et le contrefaisant d’une manière bouffonne :

– « Les viandes de mes seigneurs ! » Maparole, on dirait qu’il en a plein la bouche.

– C’est bien possible, fit Valvert en riant de bon cœur. Ilest certain qu’il compte bien en avoir sa part.

– Des viandes ou des seigneurs ? demanda Pardaillanavec un sérieux imperturbable.

– Des viandes, des viandes seulement, monsieur lechevalier, protesta Landry Coquenard avec un sérieux égal et en secassant en deux.

– Coquin, grogna Pardaillan, pendant que Valverts’esclaffait de plus belle, voudrais-tu insinuer, par hasard, quenous sommes aussi coriaces que toi ?

L’œil rusé de Landry Coquenard pétillait : il voyait bien –il commençait à le connaître – que M. le chevalier était dejoyeuse humeur et voulait s’amuser un peu. Mais il demeurait raide,impassible. Et se cassant de nouveau en deux, exagérant encore lerespect exorbitant de ses attitudes :

– Je ferai respectueusement observer que, pendant ce temps,les viandes risquent de refroidir.

– Ah ! diable ! fit Pardaillan, cette fois trèssérieusement, ce serait un crime de lèse-cuisine que je ne mepardonnerais de ma vie ! Venez, Odet, et ne laissons pasrefroidir « nos viandes ».

Ils passèrent dans la salle à manger. À en juger par l’aspectdes plus engageants de la table, couverte de cristaux etd’argenterie, encombrée de flacons et de victuailles, à en jugerpar le parfum délectable qui se dégageait de certains mets fumants,il était évident que Landry Coquenard ne s’était pas vanté enassurant à Pardaillan qu’il allait lui servir un de ces repas commeil n’en faisait pas de meilleurs à son auberge du GrandPasse-Partout.

Pardaillan qui s’approchait en reniflant avec une satisfactionqu’il se gardait bien de montrer, vit cela du premier coup d’œil etfut fixé. Mais comme Landry Coquenard, qui triomphait déjà en sonfor intérieur, affectait des airs de fausse modestie, il lui dit,de son air de pince-sans-rire :

– Allons, voilà une cuisine qui me paraît avoir une odeur àpeu près tolérable.

– Tolérable ! s’indigna Landry Coquenard quis’attendait à un tout autre compliment.

– Je crois que nous ne serons pas trop empoisonnés…

– Empoisonnés ! s’étrangla Landry Coquenard.

– Et même, acheva froidement Pardaillan, il se pourrait quenous fissions en somme un repas presque supportable.

– Presque supportable ! gémit Landry Coquenard assommépar ce dernier coup.

En voyant sa mine à la fois piteuse et furieuse, Pardaillan neput pas garder plus longtemps son sérieux. Et il éclata de son rireclair, pendant que Valvert pouffait à s’en étrangler. Et il n’enfallut pas davantage pour rendre sa bonne humeur au digneLandry.

Ayant fini de rire, Pardaillan reprit tout son sérieux, pour debon, cette fois, pour dire :

– À table, Odet à table, et attaquons ces bonnes chosesqui, en vérité, sont des plus appétissantes. Mais, tout en jouantagréablement des mâchoires, en gens affamés que nous sommes, ayonsun œil ouvert toujours aux aguets, une oreille tendue toujours auxécoutes, et la rapière au côté, bien à portée de la main ettoujours prête à jaillir hors du fourreau. N’oublions pas,n’oublions pas un instant que Fausta, dans l’ombre, rôde sans cesseautour de nous, guettant la seconde d’oubli fatal qui lui permettrade tomber sur nous, rapide et inexorable comme la foudre, et denous broyer.

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