La Fin de Fausta

Chapitre 28OÙ LA MÉSAVENTURE DE LANDRY COQUENARD DEVIENT UNE BONNEAFFAIRE

Du même pas ferme, Landry Coquenard traversa la vaste pièce etvint s’arrêter à deux pas de la table encombrée de paperasses, del’autre côté de laquelle, Concini et Léonora se tenaient assis côteà côte. Assez cavalièrement, mais sans bravade, il s’inclina devanteux. Et, se redressant, il attendit, dans une attitude qui nemanquait pas de dignité.

Après un silence lourd de menaces, pendant lequel ni Léonora niConcini ne parvinrent à lui faire baisser les yeux, Concini parlad’une voix rude :

– Tu sais ce qui t’attend ?

– Je m’en doute.

Et Landry sourit bravement.

– Une bonne corde au bout d’une potence, insistaConcini.

– C’est une fin comme une autre, fit Landry en levant lesépaules. Et, comme dit la mégère qui m’a introduit ici, ce n’estjamais qu’un mauvais moment à passer.

– Tu vois qu’on ne me trahit pas impunément.

Landry Coquenard fit deux pas qui l’amenèrent contre la table.Et le regardant dans les yeux :

– Si je vous avais trahi… si j’avais eu la langue troplongue, vous ne seriez pas maréchal et marquis d’Ancre… Vous seriezmort depuis longtemps.

Cette réponse laissa Concini un instant rêveur. Et comme ilconsidérait Léonora en hochant la tête d’un air qui semblaitapprouver, elle intervint. Et, plus décidée, meilleure jouteuse quelui :

– Cet homme a raison, dit-elle avec force. Il faut avoir lafranchise de le reconnaître.

Landry Coquenard tressaillit. Que signifiait cette interventionde Léonora ? Pourquoi paraissait-elle prendre sadéfense ? Il était loin d’être un sot. Il comprit aussitôtqu’ils étaient en train de lui jouer la comédie. Il eut un soupirde joie puissante. Il songea à l’instant :

« Je suis sauvé : ils ont besoin demoi !… »

Et, corrigeant aussitôt :

« Sauvé ?… N’allons pas si vite !… Le salutdépendra de ce qu’ils vont me demander. »

Concini tint compte de la leçon détournée que sa femme venait delui donner.

– Soit ! dit-il sans plus chercher à finasser, jeconviens que tu as su garder ta langue. Mais tu sais bien de quelletrahison je veux parler.

« C’est de « la petite » qu’ils veulent meparler ! » s’écria Landry, en lui-même. Et tout haut, setenant sur la réserve :

– Je pense que vous faites allusion à l’enfant,monseigneur.

– Oui. Et c’est cette trahison-là que tu vas payer de tavie. Concini lançait cette menace de sa voix la plus rude et avecun accent qui semblait indiquer qu’il n’y avait aucune pitié àattendre de lui.

Landry Coquenard, dès l’instant où il avait éventé qu’il étaitl’objet d’une manœuvre, s’était fait un visage hermétique. Devantla menace, il ne sourcilla pas. Impassible, l’esprit tendu, ilattendit, sûr que le moment était venu où ils allaient démasquerleurs batteries. Et cependant le cœur lui sautait dans la poitrineet de nouveau la sueur de l’angoisse pointait à la racine de sescheveux. Car Landry, qui tenait tant à sa peau, Landry qui, il fautle dire, avait une peur affreuse de mourir, Landry était biendécidé à refuser d’entreprendre la moindre des choses contre« la petite ». Et il savait bien, pourtant, que, s’ilrefusait, Concini ne lui ferait pas grâce. C’était donc son proprearrêt que lui-même, dans un instant, allait prononcer.

Concini le laissa un instant sous le coup de cette menace.Peut-être attendait-il qu’il implorât grâce pour formuler saproposition. Mais Landry, qu’il eût compris ou non, se tenait plusque jamais sur la réserve. Voyant qu’il se taisait obstinément,Concini se décida à parler, et cette fois il le fit sans détour,avec la franchise brutale de l’homme qui est sûr de sa force etn’hésite pas à en abuser.

– Tu serais déjà pendu, sans miséricorde, si je n’avaisbesoin de toi (Landry se garda bien de laisser voir qu’il l’avaitdeviné). Je veux donc te faire une proposition. Mais, mets-toi bienceci dans la tête : si tu refuses, c’est le poteau. Et dis-toibien que nulle puissance au monde ne pourra te soustraire à tonsort.

– Et si j’accepte, monseigneur ?

– Je te fais grâce, je te renvoie libre, je te donnel’assurance de ne jamais t’inquiéter. Et même je garnis tes pochesde quelques centaines d’écus.

– Voyons la proposition, dit Landry d’une voix étrangléepar l’émotion.

– Tu vas signer un acte rédigé en bonne et due forme, et tute tiendras toujours prêt, si besoin est, à ma premièreréquisition, à confirmer ta signature, à attester, à jurer, s’il lefaut, que l’enfant que je t’ai confié autrefois avait pour mère lademoiselle Léonora Dori Galigaï, devenue, depuis, mon épouse.

Landry Coquenard se sentit soulagé du poids terrible quil’oppressait. Il ne voyait aucun inconvénient à faire ce qu’on luidemandait. Bien au contraire, il en était enchanté. Mais ils’attendait si peu à une proposition qu’il jugeait magnifique(parce qu’elle assurait un nom à l’enfant qu’il avait sauvéeautrefois, et pour laquelle il avait, l’instant d’avant, fait lesacrifice de sa propre vie), il s’y attendait si peu, qu’il ne puts’empêcher de s’écrier :

– Quoi, madame, vous consentez à un sacrificepareil ?

– Sans doute, confirma simplement Léonora, puisque c’estmoi qui l’ai offert à monseigneur.

– Ce que vous faites là, madame, est vraiment admirable,prononça Landry qui se courba respectueusement devant elle.

Il se tourna vers Concini, et avec un calmedéconcertant :

– Et si j’accepte, monseigneur, qui m’assure que vous ne meferez pas expédier à la douce, quand vous aurez obtenu de moi ceque vous voulez ?

– Je suis prêt à jurer sur ce que tu voudras, dit Concini,sans se formaliser de cette méfiance.

– Ne jurez pas, Concini, intervint Léonora : ce garçonn’est pas un sot, il va comprendre.

Et s’adressant à Landry attentif :

– N’as-tu pas entendu ce que monseigneur t’a dit : ilaura sans doute besoin d’en appeler à ton témoignage. N’est-ce paslà la meilleure de toutes les garanties ?

– En effet, madame : je comprends que monseigneur nesera pas si sot que de supprimer le témoin précieux que je suispour lui. Mais il y a autre chose qui me chiffonne terriblement, jevous en avertis.

– Parle, dit Léonora avec une inaltérable patience.

– Voilà, reprit Landry quelque peu gouailleur. Monseigneura parlé aussi d’attestation sous serment. Ceci est grave, madame.Je suis bon chrétien, moi, ventre de Dieu, et je ne veux pascompromettre mon salut par un faux serment.

– N’est-ce pas cela ? Mon frère, Sébastien, estarchevêque de Tours. Il te donnera l’absolution. L’absolution d’unprince de l’Église te paraît-elle suffisante pour mettre taconscience en repos ?

– Par ma foi, madame, vous avez réponse à tout !

– Tu acceptes donc ? fit vivement Concini.

– Un instant, monseigneur, fit le madré Landry qui suivaittoujours son idée, puisque nous traitons une affaire, réglons tousles détails d’abord. Vous m’avez parlé de mettre quelques centainesd’écus dans ma poche. Voulez-vous, s’il vous plaît, fixer la sommeexacte que vous entendez me donner ?

– Cinq cents écus, jeta Concini avec un commencementd’impatience.

– Quinze cents livres ! se récria Landry avec uneintraduisible grimace. Ah ! monseigneur, je vous ai connu plusgénéreux !… Et vous étiez loin d’être aussi riche !…

– Cet homme a encore raison, dit Léonora.

Elle ouvrit un tiroir, y prit un sac et le plaça sur la table,devant Landry, en disant :

– Il y a mille pistoles, là-dedans.

– C’est une somme raisonnable, sourit Landry. Et,froidement :

– Je m’en contente… pour l’instant.

– Drôle ! gronda Concini avec un geste de menace.

– Ne vous fâchez pas, monseigneur, fit Landry avec la mêmetranquillité froide. Tout à l’heure, vous me remercierez. Mais ceciest une autre affaire… une affaire que je vous proposerai, moi,quand nous aurons fini de régler celle-ci. Finissons-en donc :je ferai ce que vous voudrez, monseigneur, à une condition quevoici : il me sera permis de voirMlle Florence et de m’entretenir avec elle.

– Pourquoi ? demanda Concini soupçonneux.

– Pour m’assurer qu’il n’y a pas substitution de personne,pour lui demander si elle accepte d’être reconnue pour votre fille.Sans cette condition, il n’y a rien de fait, monseigneur, et vouspouvez appeler votre bourreau.

– Tu vas la voir à l’instant, accepta Concini sans hésiter.Tu la verras sans témoin, pour que tu ne puisses croire que notreprésence l’intimide. Et je suis sûr de mon fait, que, tiens…

Sur ces mots, Concini, tout joyeux, se leva vivement, vint àLandry, trancha lui-même les cordes qui lui entravaient les mains.Ceci fait, il frappa sur un timbre, et, montrant le sacrebondi :

– Prends, dit-il, j’ai confiance en toi, moi !

Un sourire narquois au coin des lèvres, Landry Coquenardescamota vivement le sac et l’enfouit au fond de sa poche.

Ce fut Marcella qui vint à l’appel. Concini lui glissa un ordreà voix basse. Et se tournant vers Landry :

– Cette femme va te conduire près de Florence. Suis-la,dit-il. En le voyant paraître soudain devant elle, Florence lereconnut aussitôt. Et tout de suite, elle devina qu’il venait de lapart d’Odet. Elle se leva vivement, comme mue par un ressort. Elleallait parler, poser des questions, peut-être. Landry, d’un gesterapide, singulièrement éloquent, lui imposa silence. En même temps,il lui montrait le billet qu’il avait sorti de sa poche. D’un signede tête imperceptible, elle fit entendre qu’elle avait compris. Etelle se tint debout, muette, immobile, un peu pâle, ses grands yeuxlumineux rivés sur les siens.

Landry s’avança, se courba respectueusement devant elle, seredressa, et la contempla une seconde avec un inexprimableattendrissement. Le pauvre diable était profondément ému. Pour sedonner une contenance, il toussa. Et, sans trop savoir ce qu’ildisait, d’une voix qui tremblait :

– Vous ne me connaissez pas, mademoiselle… Moi, je vousconnais depuis longtemps… depuis le jour de votre naissance, autantdire… Je suis Landry Coquenard… votre parrain… Car c’est moi quivous ai fait baptiser, voici tantôt dix-sept ans, et qui vous aidonné ce joli nom de Florence.

– C’est donc à vous que je dois la vie ? murmuraFlorence, aussi émue que lui.

Cette phrase imprudente suffit pour rendre à Landry lesang-froid qu’il avait perdu. Il jeta un coup d’œil circonspectautour de lui et, clignant des yeux, élevant la voix, comme pourêtre mieux entendu :

– La vie ? Non pas ! Dieu merci, votre vien’était pas menacée. Mais votre naissance devait demeurer ignorée.Si je vous en parle, ce n’est pas pour réclamer de vous unereconnaissance à laquelle je n’ai aucun droit. C’est pour que vouscompreniez que je suis l’homme qui est au courant du mystère devotre naissance. C’est aussi pour vous dire ceci : MonseigneurConcini… votre père… me demande d’attester que vous êtes la fillede Mme d’Ancre… Dois-je obéir à votrepère ?

– Oui, répondit Florence sans hésiter.

– Vous savez cependant que Mme d’Ancren’est pas votre mère ?

– Je le sais. Mais c’est le seul moyen de sauver ma vraiemère que je ne connais pas.

– Ainsi, c’est pour cette mère que vous ne connaissez pasque vous vous sacrifiez ? demanda Landry que l’émotionreprenait.

– En admettant que sacrifice il y ait, n’est-ce pasnaturel ? répliqua Florence en souriant vaillamment.

– Vous êtes une brave enfant et vous serez heureuse commevous méritez de l’être, c’est moi qui vous le dis, murmuraLandry.

Il s’inclina cérémonieusement devant elle et fit mine de seretirer. Comme s’il se ravisait, il se retourna et revenant àelle :

– Oserai-je vous demander une grâce ? dit-il.

– Tout ce que vous voudrez ! fit-elle dans unélan.

– Votre main à baiser, mademoiselle.

Dans un geste spontané, elle lui tendit les deux mains largementouvertes. Dans ces deux petites mains blanches, il mit ses deuxmains calleuses. En même temps, il lui glissait le billet deValvert. Mais comme il s’inclinait sur ces mains pour les baiser,elle le redressa doucement et, dans un geste adorable de grâcepuérile, elle lui tendit le front en disant :

– Un parrain a le droit d’embrasser sa filleule.

Landry effleura ses fins cheveux du bout des lèvres et enprofita pour lui glisser à l’oreille :

– Ne craignez rien, nous veillons sur vous.

Il sortit heureux et fier, en songeant, tout attendri :

– La brave petite ! comme elle m’a bien appelé sonparrain ! Dans l’antichambre, il retrouva Marcella quil’attendait et qui le guida de nouveau.

Dans le cabinet, il retrouva Concini et Léonora, assis à la mêmeplace où il les avait laissés. On pouvait croire qu’ils n’avaientpas bougé de là. Léonora montrait un visage impénétrable comme àson ordinaire. Mais Concini, soit qu’il fût moins bon comédienqu’elle, soit, plutôt, qu’il jugeât inutile de se contraindre pluslongtemps, se montrait si joyeux, que Landry se trouva fixé.

– C’est lui qui nous épiait, se dit-il.

– Eh bien ? fit Concini.

– Eh bien, monseigneur, répondit Landry, je suis prêt àsigner tous les actes, à faire toutes les déclarations que vousvoudrez, et quand vous voudrez.

– J’en étais sûr ! s’exclama Concini.

Et, reprenant ses manières insinuantes, aussi familier, aussisouriant et aimable qu’il s’était montré, avant, hautain, raide,menaçant :

– Cet après-midi, tout sera terminé. Dès que tu aurasapposé ta signature sur les actes, tu seras libre de te retirer.Jusque-là, tu demeures mon prisonnier.

Et, éclatant de rire :

– Tu n’as pas peur, au moins ?

– Non, monseigneur, répondit Landry, en riant aussi fortque lui. Moi aussi, j’ai confiance en vous.

Et, reprenant son sérieux :

– Et maintenant que cette affaire est réglée à notrecommune satisfaction à tous, je vais, si vous le voulez bien, vousfaire une proposition qui, je crois, vous agréera.

– Parle, autorisa Concini assez intrigué. Mais sois bref,car j’ai fort à faire.

– Je serai aussi bref que possible, promit Landry. Et,l’œil pétillant :

– Je crois, monseigneur, que ce à quoi vous tenezpar-dessus tout, c’est prouver que Mlle Florenceest bien la fille de Mme d’Ancre, votre épouse.

– Sans doute, confirma Concini, devenu soudain trèsattentif.

– Sans quoi, une simple adoption eût suffi, appuya Léonoranon moins intéressée.

– Eh bien, continua Landry, en approuvant d’un signe detête, rien de ce que vous allez faire ne constituera la preuvevraiment indéniable, absolue, évidente, la preuve palpable devantlaquelle même les contradicteurs les plus acharnés seront forcés des’incliner. En somme, au lieu de preuves, vous produisez simplementdes témoignages. C’est quelque chose, évidemment. Cela ne suffitpas pour vous mettre à l’abri de ce que vous voulez éviter à toutprix : une discussion publique.

– Eh ! corbacco ! s’emporta Concini enassénant un coup de poing sur la table, c’est bien ce que j’aidit !… Ce qu’il nous aurait fallu, c’est l’acte de baptême del’enfant. Mais cet acte, je n’ai pu me le procurer. Il manque unepage au registre de la paroisse, et c’est précisément celle surlaquelle l’acte était inscrit.

– Eh bien, monseigneur, triompha Landry, c’est cette pageque j’ai arrachée moi-même, il y a dix-sept ans, que j’offre devous céder… moyennant une somme raisonnable, comme de juste.

À cette offre imprévue, Léonora sortit de son impassibilité decommande et se dressa toute droite. Concini, lui, bondit surLandry.

– C’est toi qui as l’acte ? s’écria-t-il.

– Oui, monseigneur, confirma Landry, qui jouissait del’effet qu’il produisait. Et notez, monseigneur, que l’acte ne ditpas : fille du seigneur Concino Concini et de mèreinconnue.

– Que dit-il ?

– Rien, monseigneur. J’ai obtenu du prêtre qu’à la place deces deux mots : « mère inconnue », il laissât unblanc. En sorte, que vous n’avez qu’à inscrire là ces troismots : « Demoiselle Léonora Dori ». Et le tour estjoué. Vous voilà en possession d’une preuve écrasante, contrelaquelle il est impossible d’élever le moindre doute. Remarquez, enoutre, qu’on ne peut même pas insinuer que l’acte est faux, attenduqu’il vous sera facile de prouver que la page s’adapte bien auregistre d’où elle a été arrachée.

Concini exultait. Léonora ne cachait pas sa joie. Cette fois,ils étaient sûrs d’écraser Fausta, et si bien qu’elle ne s’enrelèverait pas. D’un coup d’œil rapide, ils s’entendirent.

– Landry, lança Concini dans une explosion, si tu consens àme céder cet acte, je te donne cent mille livres.

– Juste la somme que je comptais vous demander !s’écria Landry aussi radieux qu’eux.

– Alors, c’est dit ?

– C’est dit, monseigneur, et donnant donnant : étalezvos pistoles… voici le papier.

Et Landry, fouillant la doublure de son pourpoint, en sortit unpapier plié en quatre, qu’il tendit à Concini.

Concini fondit sur le précieux feuillet, le parcourut d’un coupd’œil rapide et le passa à Léonora qui, après l’avoir lu, l’enfermasoigneusement. Pendant ce temps, Concini allait à un coffre etl’ouvrait.

– Donnant donnant, comme tu dis si bien, fit-iljoyeusement, voici tes cent mille livres.

Du coffre, il sortit, les uns après les autres, dix petits sacspansus, qui rendirent un son argentin à mesure qu’il les laissaittomber sur le parquet.

– Chacun de ces sacs contient mille pistoles. Tu peuxvérifier, dit-il. D’un coup d’œil expert, Landry Coquenard, quiavait un sac pareil en poche, s’était rendu compte que la sommedevait y être.

– Fi, monseigneur, je m’en rapporte à vous ! fit-ilavec un geste de large désinvolture.

L’après-midi même, cette affaire fut réglée devant un notaire etde nombreux témoins, soigneusement choisis, parmi lesquels setrouvait le baron de Rospignac. La petite bouquetière des rues, queles Parisiens appelaient indifféremment Muguette ou Brin de Muguet,était désormais la fille légitime du très haut et très puissantseigneur Concino Concini, maréchal et marquis d’Ancre, et deLéonora Dori, marquise d’Ancre, son épouse. Elle devait porter lenom et le titre de comtesse de Lésigny.

Landry Coquenard, monté sur une mule, dont Concini lui avaitfait don pour transporter ses onze sacs d’or qui pesaient plus desoixante livres, était rentré rue aux Fers. Il avait déposé un deces sacs dans un coin. Les dix autres, il les avait rangéscorrectement sur une petite table et les avait masqués en jetantune nappe dessus.

Ceci fait, il avait mis le couvert pour les quatre affamés quiallaient rentrer à la nuit, et, léger comme un sylphe, gai comme unpinson, il avait attendu leur retour avec une impatience qu’ils’efforçait de tromper, en s’activant de son mieux en apprêts d’unde ces dîners monstres, et cependant délicats, comme il en avaitdéjà confectionné quelques-uns, qui lui avaient valu lescompliments de Pardaillan. Ce dont il était très fier, carM. le chevalier était un fin connaisseur qui ne les prodiguaitpas, ses compliments.

Enfin, Pardaillan, Valvert, Escargasse et Gringaille étaientrentrés. Pardaillan paraissait de joyeuse humeur : preuve queson affaire allait à son gré. Pardaillan étant de bonne humeur,naturellement, tous les visages étaient épanouis autour de lui.Landry, qui était observateur quand il voulait s’en donner lapeine, constata avec une vive satisfaction qu’ils étaient tous à lajoie, comme lui-même.

Tout de suite, nos quatre compagnons étaient tombés en arrêtdevant le couvert somptueux et l’amoncellement prodigieux de chosessucculentes et de flacons vénérables entassés sur la table et surles dressoirs. Pendant que Pardaillan faisait entendre un petitsifflement admiratif, que Landry, qui les guignait tous du coin del’œil, enregistrait comme un compliment précieux, pendant queGringaille et Escargasse roulaient des yeux luisants comme desbraises et se pourléchaient déjà les lèvres, Valvert s’étaitdétourné de ces merveilles gastronomiques pour interrogerLandry.

Il était d’ailleurs sans appréhension aucune : la mineépanouie de Landry Coquenard disait, d’une manière éloquente, qu’iln’avait que de bonnes nouvelles à donner.

– Tu as réussi ? demanda Valvert.

– Complètement, monsieur, fit Landry avec un sourire larged’une aune. Et, monsieur, devinez qui j’ai vu ?

– Que sais-je, moi !

– J’ai vu le seigneur Concini, révéla Landry d’un petit airdétaché.

– Tu as vu Concini ! s’inquiéta Valvert. Heureusement,il ne t’a pas vu, lui ?

– Pardon, monsieur, il m’a très bien vu.

– Il ne t’a pas reconnu, alors ?

– Il m’a reconnu… j’ai eu un entretien assez long avec lui…Avec lui et Mme Léonora.

– Tu es donc entré chez lui ? bondit Valvert.

– Oui, monsieur, fit Landry qui jouissait de son succès.Pardaillan, Escargasse et Gringaille s’étaient détournés de latable et suivaient cette conversation avec un intérêt des plusvifs. Et ménageant ses effets :

– Je ne dirai pas que j’ai pénétré dans son antre de pleingré… Mais enfin, le fait est que j’y suis entré et que je me suisentretenu avec lui.

Valvert leva vers le plafond deux bras stupéfaits. Etincrédule :

– Tu as vu Concini ?… Chez lui ?… Et il t’alaissé aller ?… Et te voilà ici ?… vivant ?… C’estimpossible !… Tu veux nous en conter !…

– Le fait est que voilà une chose surprenante ! appuyaPardaillan.

– N’est-ce pas, monsieur, que c’est beau ! triomphaLandry. Eh bien, voilà qui est plus beau encore : le seigneurConcini m’a accordé tout ce que je lui ai demandé.

– Tout ce que tu lui as demandé !… Que lui as-tu doncdemandé ?

– D’abord, la permission de voir la pe…Mlle Florence et de m’entretenir avec elle… ce quim’a permis de lui remettre votre lettre.

– Et il te l’a accordée ? s’ébahit Valvert.

– Puisque je vous dis que je lui ai remis votre lettre.

– Et ensuite ?… Puisque tu as dit« d’abord », c’est qu’il y a un« ensuite ».

– Ensuite, je lui ai demandé une dot.

– Une dot ! s’effara Valvert. Et pour qui, bonDieu ?

– Pour la petite, ventre de Dieu !

– Tu lui as demandé une dot pour Florence ?

– Oui, monsieur. Une dot rondelette, ma foi… Cent millelivres…

– Cent mille livres !…

– Pas une de moins.

– Et il t’a donné aussi ces cent mille livres ?

– Parfaitement !… Je me tue de vous dire qu’il m’aaccordé tout ce que j’ai voulu. Au fond, ce n’est pas un mauvaisbougre, le seigneur Concini… Il ne s’agit que de savoir le prendre.Aujourd’hui, j’ai su, moi !

Valvert regarda Pardaillan en hochant la tête. Et Pardaillanhocha la tête comme lui. Plus expressifs et moins réservés,Escargasse et Gringaille portèrent l’index à leur front. Ce quivoulait dire : il est fou.

Landry vit leurs mines, surprit ce geste. Il éclata derire :

– Vous ne me croyez pas ? fit-il en riant comme unbienheureux. Vous ne me croyez pas, monsieur le chevalier ?…Et vous autres, non plus ?… Eh bien, nouveaux saints Thomas,regardez… et soyez convaincus !

En disant ces mots, Landry Coquenard, d’un geste vif, enleva lanappe qui cachait les sacs qui apparurent, correctement alignés enbataille, deux par deux.

Malgré cela, les quatre compagnons ne bougèrent pas. Évidemment,ils pensaient que les sacs ne contenaient que du sable, ou despierres… ou des feuilles sèches. Ce que voyant, Landry fit entendreune série de grognements et de braiments, imités avec ce talent quiétait si remarquable chez lui. Puis, imitant la voix glapissantedes huissiers de la grand-chambre, il lança :

– Approchez, saints Thomas, regardez et touchez etoyez…

Et saisissant un des sacs, il l’éleva au-dessus de la table, lerenversa d’un geste brusque. Les pièces tombèrent en cascaderutilante et bruissante sur la table, d’où elles rebondirent pourrouler sur le parquet avec le même tintement clair, si agréable àentendre.

Alors Valvert, Gringaille et Escargasse se précipitèrent.Pardaillan lui-même s’approcha de la petite table. Tous voulurentpalper les pièces fauves, les faire tinter, s’assurer qu’ellesétaient réellement en bel et bon or ayant cours.

Ils se mirent joyeusement à table et attaquèrent lesvictuailles, pendant que Landry commençait son récit. Nous n’avonspas besoin de dire si ce récit fut écouté avec intérêt et si Landryfut couvert d’éloges sincères et d’ailleurs bien mérités.

– Mais, fit Valvert en conclusion, je ne vois pas là-dedansqu’il ait été question de la dot de ma bien-aimée Florence !Cet argent t’appartient.

– Jamais de la vie ! protesta Landry avec indignation.C’est pour Mlle Florence que je l’ai arraché àConcini. C’est donc à elle qu’il appartient. Et c’est à elle, s’ilvous plaît, monsieur, qu’il ira !

– Mais, insista Valvert, Florence n’en a pas besoin !Florence sera riche, puisque le roi a promis de la doter… ou de lafaire doter, ce qui revient au même.

– Le roi fera ce qu’il voudra ! C’est son affaire etnon la mienne ! Moi, monsieur, j’avais mis dans ma tête que,d’une manière ou d’une autre, je ferais la dot de« l’enfant ». Il m’a fallu des années, mais enfin j’ysuis arrivé tout de même. Et vous croyez que, maintenant que j’aiatteint mon but, je vais manquer au serment que je me suis fait àmoi-même ? Ce ne serait pas à faire, monsieur !

– Mais, diable d’entêté, puisque je me tue de te dire queFlorence sera riche ! Garde cet argent pour toi qui nepossèdes rien.

– Vous errez, monsieur, dit Landry en haussant les épaules.Il alla ramasser le sac qu’il avait déposé dans un coin, et lelaissa tomber sur la table en disant :

– Voilà ! Il y a dix mille livres là-dedans !Ceci, c’est ma part, largement suffisante pour moi !… que jedois à M. Concini, comme de juste… Vous voyez, monsieur, quesi j’ai pensé à l’enfant, je ne me suis pas oublié nonplus !

– Outre !… – Cornes de Dieu ! admirèrentEscargasse et Gringaille.

Et Escargasse ajouta :

– Pas moinsse, ce bougre de Landry, c’est un fameuxrenard !

– Comment, sourit Pardaillan, tu as aussi arraché ta part àConcini ?

– Je croyais vous l’avoir dit !… Non ?… Simpleoubli, monsieur, croyez-le bien, répondit Landry.

Et se tournant vers Valvert :

– Vous voyez, monsieur, que vous vous trompez grandementquand vous dites que je ne possède rien.

Valvert demeurait indécis : d’une part, il lui répugnaitd’enlever à Landry une fortune qu’il avait acquise au risque de savie. D’autre part, il ne pouvait pas répondre par un refushumiliant à un dévouement si touchant. Et il consultait Pardaillandu regard.

Mais Pardaillan, on le sait, avait pour principe bien arrêté delaisser les gens régler les affaires de sentiments selon lesinspirations de leur cœur et se gardait bien de faire ou de direquoi que ce soit pour les influencer. D’ailleurs, il attendaitlui-même, avec quelque curiosité, la décision qu’il allait prendreet qui, selon lui, tardait déjà un peu trop. Ce qui fait qu’ildétournait les yeux et montrait un visage fermé.

Voyant que son maître se taisait, Landry Coquenard reprit avecune émotion mal contenue :

– Monsieur, il y a des années et des années que je caressel’espoir que cette enfant, qui me doit la vie, me devra aussi lafortune et le bonheur. Voyez-vous, je dois parler en toutefranchise et en toute humilité. Ce n’est pas tant l’enfant quej’aime, monsieur… C’est à peine si je la connais, je ne l’ai vueque de loin en loin, dans la rue… Jamais je ne lui avais parléaussi longuement que je l’ai fait aujourd’hui… Ce que j’aimesurtout en elle, il faut bien le dire, c’est la représentationvivante de la seule bonne action que j’aie commise dans ma longueexistence de sacripant… C’est surtout cela que j’aime, c’estsurtout à cela que je tiens… Et j’y tiens, voyez-vous, plus qu’à mapeau !… Et c’est tout dire… La vie, je la lui ai sauvée… Lebonheur, j’étais bien persuadé que c’est vous qui le lui donneriez…Et c’est pourquoi je me suis attaché à vous et vous ai servi, j’osele dire, avec zèle et dévouement… La fortune, je la lui ai assuréeaujourd’hui, et, je le dis sans fausse modestie, au risque de mapeau… Allez-vous, monsieur, me faire ce gros chagrin de larefuser ?

– Non, Landry, rassura Valvert attendri, non. Tu es un tropbrave garçon et je t’aime trop pour te faire ce chagrin.

– À la bonne heure, monsieur, vous faites de moi l’homme leplus heureux de la terre ! s’écria Landry radieux.

– Allons, conclut Pardaillan, vous êtes deux braves garçonstous les deux.

Ceci, il le disait de cet air de pince-sans-rire, qui faisaitqu’on ne savait pas s’il raillait ou s’il parlait sérieusement.Tout de suite après, il se fit très sérieux pour ajouter :

– Sur ce, allons nous reposer… N’oublions pas que nousaurons encore demain un rude effort à fournir.

– Et nous en aurons enfin fini avec cette affaire quicommençait à devenir quelque peu fastidieuse, fit Valvert avec unesatisfaction non dissimulée.

– Palsandieu, oui ! appuya Gringaille. Et iljubila :

– Après-demain matin, le bouquet, la fin finale, ladernière besogne !

– Une besogne qui fera quelque bruit dans Paris ! ditEscargasse.

– C’est le cas de le dire, fit Landry.

Et ils éclatèrent de rire tous les trois. Mais Pardaillan coupanet leur hilarité, en disant du même air sérieux :

Il sera temps de rire quand tout sera fini !… Et tout serafini quand nous aurons découvert et détruit le dernier dépôt deMme Fausta.

– Il en reste donc encore ? demanda Landry avec unegrimace douloureuse.

– Il en reste encore un, fit Pardaillan. Et, reprenant sonair figue et raisin :

– Et qui sera bien défendu, celui-là, je t’en réponds… Sibien défendu que ce sera miracle si nous en venons à bout… sans ylaisser nos carcasses.

Landry Coquenard interrogea Valvert du regard. Il le vit trèsgrave, approuvant doucement de la tête les sinistres paroles duchevalier. Un soupir douloureux déchira sa gorge contractée.

– Outre ! rassura Escargasse avec une confiance querien ne paraissait devoir ébranler, ce qui serait miracle, ceserait d’échouer dans une entreprise que vous dirigerez, monsieurle chevalier.

– Ce serait bien la première fois ! confirmaGringaille avec la même confiance.

L’air convaincu de ses deux compagnons rendit un peu deconfiance au désolé Landry Coquenard qui, non sans étoufferquelques soupirs, fit comme les autres et alla se glisser entre lesdraps blancs de son lit. Un quart d’heure plus tard, ils dormaienttous à poings fermés.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer