La Fin de Fausta

Chapitre 16LES MILLIONS ESPAGNOLS

L’inconnu fit un mouvement comme pour se lancer à la poursuited’Odet de Valvert qui continuait son chemin sans lui répondre, sansmême tourner la tête. Tout à coup, comme pris de folie, il sefrappa le front d’un poing furieux. Au lieu de courir aprèsValvert, Pardaillan le vit se jeter à corps perdu sur la haie. Sansse soucier de son somptueux costume qu’il mettait en lambeaux, deses mains et de son visage qu’il ensanglantait aux ronces, à coupsde poignard précipités, il se frayait un chemin à travers lahaie.

– Que diable veut-il faire derrière cette haie ?songea Pardaillan tout haut.

Ce fut Gringaille qui répondit à cette question qu’il se posaità lui-même.

– Monsieur, j’ai vu un cheval de l’autre côté de cettehaie, dit-il.

– Je comprends, alors : il veut rattraper Valvert etl’empêcher de poursuivre sa route… Avec son pauvre petit poignard…Il n’a pas peur, décidément !…

Et réfléchissant :

« À moins qu’il n’ait des pistolets chargés dans sesfontes… ce qui est probable. Bon, Valvert et Landry en ont aussi,des pistolets… Ma foi, si Odet perd patience et lui allonge un boncoup d’épée ou lui loge une balle dans la peau, il ne l’aura pasvolé ! Que diable, on n’est pas obstiné à cepoint ! »

Et il se détourna avec indifférence. Tout à coup, il se frappale front à son tour, pris d’une idée subite, et il s’emporta contrelui-même :

« Triple niais que je suis. Et si, au lieu de courir aprèsValvert, il court, en coupant au court, avertir les gens du bateau,qu’il doit connaître assurément, de ce qui vient de sepasser ? Mille diables d’enfer, c’est l’avortement piteux denotre expédition !… Mort de tous les diables, il commence àm’échauffer la bile, cet enragé ! Il faut en finir une bonnefois avec lui… Et tant pis pour lui. »

Tout en pestant de la sorte, Pardaillan qui, avec cette rapiditéqui le caractérisait, avait déjà pris une décision, passait sansplus tarder à l’exécution. Les deux chevaux des deux hommes ded’Albaran étaient toujours là. Comme les deux que l’inconnu avaitéventrés, ils broutaient paisiblement les pousses tendres de lahaie.

Pardaillan prit un de ces chevaux et sauta en selle avec unelégèreté que lui eussent enviée bien des jeunes gens. Il prit duchamp, autant que le permettait l’étroitesse du chemin. Etenfonçant les éperons aux flancs de sa monture, l’enlevant d’unepoigne de fer, d’un bond prodigieux, il lui fit franchir la haie.En quelques foulées puissantes, il rejoignit l’inconnu au moment oùil mettait le pied à l’étrier. Il se jeta hors de selle à corpsperdu, le saisit par-derrière, de ses bras puissants, l’enlevacomme une plume.

Soulevé, à demi étouffé par l’étreinte, l’indomptable énergie del’inconnu ne faiblit pas. Il ne perdit pas la tête. Il ne cria pas,il n’essaya pas de s’arracher aux mains qui le tenaient. Il leva lepoing armé du poignard et l’abattit dans un geste foudroyant.

Malheureusement pour lui, Pardaillan le surveillait de près.D’ailleurs, il s’attendait bien un peu à ce coup. Il resserra sonétreinte d’un bras et, de sa main libre, il saisit le poignet auvol et l’immobilisa. Alors il s’impatienta :

– Ah ! mordiable, vous m’excédez à la fin !Allons, lâchez ce joujou !

Il laissa retomber le jeune homme sur ses pieds et se mit à luipétrir le poignet pour l’obliger à lâcher le poignard. Et il ne leménageait plus. Sous la brutale étreinte, l’inconnu se débattait,se tordait comme un ver, ruait, s’efforçait de griffer et demordre. Mais il ne disait rien, ne criait pas, n’appelait pas àl’aide. Sous la formidable pression qui lui broyait les chairs, ildevait souffrir atrocement. Pourtant, il ne poussait pas un soupir,pas un gémissement. Livide, les yeux exorbités, le frontruisselant, il se raidissait, se mordait les lèvres jusqu’au sangpour étouffer la plainte qu’il sentait monter en lui. Et par uneffort d’énergie vraiment admirable, il parvenait à refouler ladouleur, il forçait ses doigts meurtris à tenir bon, à ne paslâcher l’arme qui était son unique chance de salut.

Cette dépense de volonté vraiment extraordinaire, cettevaillance étonnante, ce dédain suprême de la douleur physique, nelui servirent qu’à prolonger de quelques secondes l’affreuxsupplice qu’il supportait et à retarder d’autant l’instant fatal dela défaite. Le moment arriva où la chair meurtrie refusa d’obéir àl’esprit indomptable qui ne pliait pas, lui. Les doigts engourdis,broyés, saignants, durent lâcher prise. L’arme tomba. Pardaillanmit le pied dessus et lâcha le jeune homme qui, alors, parla. Pourmieux dire, il cingla de cette voix rauque que Pardaillan avaitassez justement comparée au rugissement du tigre en fureur.

– Lâche ! Oh ! misérable lâche !

Sous l’insulte imprévue et imméritée – vraiment, par admirationde la folle bravoure de ce jeune homme, il avait poussé la patienceà ses extrêmes limites –, Pardaillan se redressa. Et, hérissé,flamboyant, de sa voix glaciale, il prononça :

– Jeune homme, voici un mot que vous allez…

Il n’acheva pas la phrase. Aussi soudainement qu’il s’étaitemporté, il se calma. Et le regard pétillant :

– Tiens !… tiens !… fit-il.

Qu’avait-il découvert qui l’ébahissait et l’amusait ainsi ?Ceci :

Jusque-là, le visage du jeune inconnu s’était montré, nouscroyons l’avoir dit, la lèvre supérieure ombragée d’une finemoustache noire, le menton orné d’une petite barbiche, noireégalement, légèrement floconneuse et taillée en pointe. Or,maintenant, sans qu’il y prît garde, cette barbiche pendait au basde la joue, retenue par quelques poils seulement. Cette barbicheétait donc fausse. Elle avait dû être accrochée par quelque ronce,au passage de la haie et, mal collée sans doute, elle s’était àmoitié détachée. Quoi qu’il en soit, Pardaillan, dont l’espritétait en éveil, qui cherchait à se rappeler où il avait déjàentendu la voix de ce jeune seigneur, se trouva fixé du coup. Il sedécouvrit, salua avec cette grâce un peu cavalière quin’appartenait qu’à lui, et, de sa voix railleuse,s’écria :

– Eh ! quoi, princesse, c’était vous ! La pestesoit de moi qui n’ai pas reconnu plus tôt la princesse Fausta souscet élégant costume de cavalier !

Fausta – car c’était bien elle – lui jeta un de ces coups d’œildont il est impossible de définir l’expression. Et comme si ellejugeait qu’elle n’avait plus de contrainte à s’imposer, elle défitses gants qu’elle passa à sa ceinture, acheva de détacher la faussebarbe qu’elle jeta et se mit à frictionner doucement sa mainmeurtrie. Ce geste fut sans doute interprété comme un reproche muetpar Pardaillan, car il s’excusa :

– J’ai peut-être été un peu brutal. Mais aussi, qui diablevous aurait reconnue sous ce costume, avec cette barbe et cettemoustache ? Vous me direz peut-être que j’aurais dû vousreconnaître, moi. Que je vous eusse sûrement reconnue autrefois.C’est vrai. Ne m’en veuillez pas trop cependant. C’est qu’il estterriblement loin, cet autrefois. Je me fais vieux, princesse,diablement vieux ! Savez-vous que je suis sur messoixante-cinq ans ? Soixante-cinq ans, cela pèse lourdement,sur les épaules d’un homme ! Voyez : ma vue baisse, jedeviens dur d’oreille, les jambes sont molles, les bras n’ont plusde vigueur, les épaules se voûtent, et il a neigé sur le peu decheveux qui me restent. Décidément, c’est une chose fort laide etfort affligeante que la décrépitude. Vous êtes bien heureuse, vous,d’être un de ces rares privilégiés sur qui le temps semble n’avoirpas de prise. C’est que vous ne changez pas. Ma parole, vous êtestoujours telle que vous étiez quand vous aviez vingt ans et quevous vouliez me meurtrir à toute force, parce que vous m’aimiez,disiez-vous. Ce qui, soit dit en passant, est une singulière façonde témoigner son affection.

On eût dit qu’il cherchait à l’étourdir par ce verbiageininterrompu. Ou, peut-être, toujours chevaleresque et généreux,s’efforçait de lui faire oublier l’amertume de sa défaite, et delui laisser le temps de se ressaisir. Elle se remettait en effet,elle retrouvait une partie de ce calme magnifique qui nel’abandonnait pour ainsi dire jamais, et qu’elle venait de perdresi complètement.

Cependant, tout en bavardant, il ne la perdait pas de vue uninstant. Il se tenait sur ses gardes plus qu’il n’aurait faitdevant une troupe d’hommes bien armés. Et il avait eu soin de seplacer entre elle et son cheval pour lui enlever toute possibilitéde fuite. Mais elle avait fort bien remarqué sa manœuvre. L’idée nelui vint même pas de risquer cette suprême tentative. À quoibon ? Pardaillan la tenait. Elle savait bien qu’il ne lalâcherait que lorsqu’il lui conviendrait… si toutefois ilconsentait à la lâcher.

Alors elle s’inquiéta jusqu’à en être angoissée sous son calmeapparent. La perte des millions était un coup terrible pour elle.Mais les conséquences de cette perte, si graves, si fâcheusesqu’elles fussent, n’étaient pas irréparables. Grâce à sa fabuleusefortune dans laquelle elle n’hésiterait pas à puiser, elle pouvaitencore parer le coup. Cela se traduirait surtout par une perte detemps. C’était grave assurément, mais non pas irrémédiable.

Tandis que la perte de sa liberté, c’était la fin de tout,l’écroulement lamentable de tous ses projets, si laborieusementéchafaudés. Ce coup-là, mille fois plus rude que l’autre,l’exaspéra, amena sur ses lèvres une imprécation terrible. Et commeil la regardait d’un air naïf :

– Pourquoi, fit-elle dans un grondement farouche, pourquoine m’avez-vous pas tuée quand vous me teniez à la pointe de votreépée ?

– Vous me l’avez déjà demandé et je vous ai répondu… Maisne demeurons pas plus longtemps ici, voulez-vous ?

En disant ces mots, Pardaillan saisissait les deux chevaux parla bride et passait son bras sous celui de Fausta. Elle le laissafaire, comprenant que ce geste familier était, en l’occurrence,comme une prise de possession, une manière de lui signifier qu’elleétait prisonnière. Elle le laissa faire et elle se laissadocilement entraîner.

Ce n’est pas qu’elle renonçait à la lutte. Non pas, certes. Ellepliait, voilà tout. Elle gardait l’espoir indomptable que le momentviendrait où elle pourrait se redresser. Et, malgré l’angoisseépouvantable qui l’étreignait, déjà son esprit infatigabletravaillait, échafaudait des combinaisons pour amener ce moment leplus tôt possible. Et, en attendant, sous une apparence de morneindifférence, elle se tenait attentive à tout, prête à saisirl’occasion propice, si le hasard lui venait en aide en la luienvoyant. C’est dans cette intention qu’elle interrogea :

– Où me conduisez-vous ainsi ?

– Nous allons passer par cette brèche que je vois là-bas etrevenir sur le lieu de la bagarre, nous occuper un peu de cespauvres diables qui sont à vous, et que j’ai vus étendus au milieude la chaussée, en assez fâcheux état.

Fausta ne répondit que par un signe de tête qui pouvait passerpour une approbation aussi bien que pour un remerciement. Au boutde quelques pas, pendant lesquels elle garda un silence quePardaillan respecta, elle reprit la parole.

– Je vous dois des excuses, chevalier, dit-ellegravement.

– À moi ? Et de quoi ? bon Dieu ?

– Du mot injurieux que, dans un moment de douleur etd’affolement, je vous ai lancé. Je n’ai pas besoin de vous dire queje ne l’ai jamais pensé, ce mot. Vous savez, Pardaillan, que jevous tiens pour plus qu’un homme brave. À mes yeux, comme à ceux detous ceux qui vous connaissent, vous êtes la représentation vivantede la bravoure même.

– Je vous en prie, princesse, ménagez ma modestie, protestaPardaillan.

Avec la même gravité, Fausta insista :

– Tout le bien que je pourrai dire de vous sera encore fortau-dessous de ce que je pense.

– Peste ! Vous allez me faire éclater d’orgueil, sivous continuez, railla Pardaillan.

Et de son air figue et raisin :

– Heureusement que nous sommes, tous deux, de ceux quipeuvent se dire tout ce qui leur passe par la tête, compliment ouinjure, sans que cela tire à conséquence.

Ils arrivèrent sur le lieu du combat. Pardaillan lâcha les deuxchevaux qui le gênaient. Mais il ne lâcha pas Fausta.

Escargasse et Gringaille, avec une adresse et une légèreté demain qui attestaient une longue expérience de cette délicateopération, avaient mis à nu la blessure de d’Albaran, toujoursévanoui, et procédaient à un pansement en règle de cette blessure.Ils avaient d’ailleurs tout le nécessaire : bandages, charpieet onguents. Et la rivière coulait à leurs pieds. C’était unehabitude commune à tous les aventuriers de cette époque, de ne paspartir en expédition sans emporter dans leur bagage une petitepharmacie. Ils n’avaient eu qu’à fouiller dans les fontes d’un deschevaux abattus pour trouver tout ce qui leur était nécessaire.

– Eh bien ? interrogea Pardaillan qui voyait queFausta considérait son dogue avec une sombre inquiétude.

– Rien de grave, monsieur le chevalier, rassura Escargasse.M. de Valbert peut se vanter d’avoir placé fortadroitement son coup.

– D’ici quinze jours il sera sur pied, libre de se fairetrouer de nouveau la peau si cela lui chante, ajoutaGringaille.

– Vous pouvez vous en rapporter à eux, dit Pardaillan àFausta. Ils ont eu si souvent l’occasion de recoudre eux-mêmes leurpeau trouée qu’ils ont fini par s’y connaître tout autant que biendes chirurgiens réputés habiles.

Fausta se contenta de remercier d’un léger signe de tête. Ils setournèrent alors vers les deux autres blessés. Ils n’avaient étéqu’étourdis. Ils étaient déjà revenus à eux. Ils ne bougeaient pas.Seulement, ils roulaient des yeux d’autant plus inquiets qu’ilsavaient reconnu leur maîtresse sous son déguisement qu’ilsconnaissaient de longue date.

– Tenez-vous tranquilles et il ne vous sera pas faitd’autre mal, rassura Pardaillan. Seulement, il vous faut vousrésigner à garder vos liens encore un bon moment. J’ai besoin qu’ilen soit ainsi.

Les deux braves ne répondirent pas : ils attendaient lesordres de leur maîtresse qu’ils interrogeaient du regard.

– Nous devons nous soumettre aux volontés de nosvainqueurs, prononça Fausta d’une voix morne.

À ce moment, d’Albaran, soulagé par la fraîcheur du pansement,revint à lui. Ses yeux tombèrent sur Fausta qu’il reconnutsur-le-champ. Il essaya de se soulever, ce qui, si stoïque qu’ilfût, lui arracha une plainte sourde, et ne pouvant y parvenir, ils’excusa humblement :

– J’ai fait ce que j’ai pu, madame… Je n’ai pas… été leplus fort.

– C’est comme moi. Je n’ai pas été la plus forte non plus.Te voilà blessé, me voici prisonnière… Mais nous sommes vivantstous les deux, et c’est l’essentiel.

– Monsieur, intervint Pardaillan, vous sentez-vous assez deforce pour vous tenir en selle jusqu’à Saint-Denis dont nous nesommes pas très éloignés ?

– Je l’espère…

– Alors faites et partons, commanda Pardaillan.

Cet ordre s’adressait à Escargasse et Gringaille. Ils savaientapparemment ce qu’il signifiait, car ils n’eurent pas unehésitation. Ils enlevèrent doucement le blessé et l’assirent sur lepropre cheval de Fausta. Quant aux deux autres, sans les détacher,ils les placèrent en travers des selles, auxquelles ils lesattachèrent solidement pour leur éviter une chute. Ceci fait, ilsprirent chacun un cheval par la bride et se tinrent raides etmuets, signifiant ainsi qu’ils étaient prêts.

– En route ! commanda Pardaillan.

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