La Fin de Fausta

Chapitre 10OÙ PARDAILLAN INTERVIENT ENCORE

Il était terrible, cet effet.

Le roi se taisant, un silence de mort pesait sur cette brillanteassemblée qui, en tout, se modelait sur lui. Le roi demeurantimmobile, il semblait que quelque magicien facétieux se fût donnéle malin plaisir de métamorphoser en statues aux somptueux etéclatants costumes tous ces nobles seigneurs et toutes ces hauteset grandes dames. Enfin, le roi s’étant fait un visage fermé pourdissimuler l’ennui et, disons-le, la crainte que lui causait ladiscussion qui allait inévitablement suivre avec Concini, toutesces statues montraient des visages hermétiques : dansl’incertitude où l’on était de l’attitude que prendrait le roi,amis et ennemis de Concini se gardaient bien de laisser lire leurssentiments intimes sur leurs visages.

Seul Pardaillan gardait aux lèvres son sourire narquois, un peudédaigneux, au fond des prunelles, une lueur comme amusée.

Valvert vit tout cela. Ce silence lourd l’angoissa. Cetteimmobilité générale lui donna le frisson. Tous ces visages de glacelui parurent chargés d’une muette réprobation. Cette espèce d’accèsde folie – où peut-être, sans qu’il s’en rendît compte, il y avaitde la jalousie – qui s’était abattu sur lui à la vue de Rospignactomba comme par enchantement. Il comprit alors toute l’énormité deson acte. Ah ! on peut croire qu’il ne triompha pas, qu’il nechanta pas victoire, qu’il ne se félicita pas en son for intérieur.Je vous réponds que non. Tout au contraire, il se tança lui-même dela belle manière :

« Que la fièvre me ronge ! Que la pestem’étouffe ! Quelle mouche venimeuse m’a donc piqué ?…Faire un scandale pareil, au Louvre, devant le roi, devant lareine, devant toute la cour !… Çà, je suis donc devenu fou àlier ? Ou bien ai-je été mordu par quelque chienenragé ?… Que n’a-t-il rongé ma carcasse jusqu’aux os, pourm’apprendre à vivre, ce chien de malheur qui m’a mordu ?… Nepouvais-je rester tranquille ? Non, il a fallu que je fussepris de la rage de montrer ma force à tous ces courtisans !Ah ! bravache, cuistre, brute, triple brute que je suis !À présent, me voilà bien loti ! Je sens ma tête vaciller surmes épaules. Eh ! c’est qu’elle ne tient plus qu’à un fil. Etje puis bien faire mon mea culpa. Puissé-je être écartelévif, je ne l’aurai pas volé !… Et s’il n’y avait que cela,s’il n’y avait que ma tête menacée !… Mais, c’est que me voilàdéshonoré ! Je vais passer pour un homme sans éducation, quin’a jamais su se tenir décemment devant une noble assemblée. Jevais passer pour un manant, un goujat, un… Moi, un Valvert !Ventrebleu de ventrebleu, foudre et tonnerre, peste etfièvre ! »

Son repentir était vif et sincère. Malheureusement, il arrivaitun peu tard. Ce fut ce qu’il se dit lui-même, du reste :

« Le vin est tiré, il faut le boire. Qu’on prenne ma têtes’il le faut, mais je ne veux pas passer pour un grossierpersonnage… Il faut que je parle au roi, que je lui explique, queje m’excuse… »

On remarquera qu’il aurait pu se retirer, sans que personne s’yfût opposé. Il n’y pensa même pas. C’était pourtant le meilleurmoyen de sauver cette tête, qu’il sentait vaciller sur ses épaules.Il était jeune, il aimait, il était aimé, il avait toutes sortes deraisons de tenir à la vie. Pourtant, il n’y pensa pas un seulinstant. Il ne pensa qu’à une chose, qui fut sa seulepréoccupation : c’est qu’il allait passer pour un hommegrossier, sans éducation. Cette crainte fut si puissante qu’ellelui fit oublier que sa vie était menacée. Ce qui prouve, qu’aufond, il n’était encore qu’un grand enfant.

Sous le coup de cette crainte, plus forte que tout, il sedirigea vers l’endroit où se tenait le roi, ayant Pardaillan à soncôté. Et on s’écarta devant lui, comme on eût fait devant unpestiféré ; on ne savait pas ce que le roi allait décider àson sujet.

La mise en marche de Valvert parut rompre le charme, rendre lavie et le mouvement à toutes ces statues.

La première voix qui se fit entendre fut celle de la reine,Marie de Médicis. Elle répondait sans doute à une observationmurmurée par quelqu’un de son entourage. Elle disait :

– Assurément, ce n’est pas là un gentilhomme. C’est unmanant grossier, de la plus basse condition, fort comme un taureau,et qui abuse de sa force en brute sauvage. Il faudra savoir parsuite de quelle inconcevable méprise, ce crocheteur a pus’introduire jusqu’ici. Quant au reste, puisqu’il a l’impudenteaudace de s’approcher du roi, il sera châtié comme il le mérite. Etce châtiment sera tel qu’il donnera à réfléchir à ceux qui seraienttentés d’imiter des manières qui sont peut-être de mise à la courdes Miracles, mais qu’on ne saurait tolérer à la cour deFrance.

Ces paroles, qui étaient une mise en demeure adresséedirectement à son fils, ces paroles tombant au milieu du silencefurent entendues de tous. Elles cinglèrent Valvert comme un coup decravache.

Concini s’agitait et parlait avec animation à la reine, quiapprouvait doucement de la tête. Léonora le soutenait avec cetteénergie virile qui la caractérisait. Comme le roi l’appréhendait enson for intérieur, l’incident, fâcheux en soi, prenait desproportions d’un événement considérable.

Fausta demeurait impénétrable à son ordinaire et se tenaitvolontairement à l’écart.

Pardaillan disait tout bas au roi qui paraissait trèsennuyé :

– M. d’Ancre va venir vous mettre en demeure de sévir.N’oubliez pas, sire, que lui abandonner M. de Valvert,c’est m’abandonner moi-même, me livrer pieds et poings liés à lamerci de vos ennemis.

– Je ne vous abandonnerai pas, monsieur, promit le roi. Et,avec une pointe d’inquiétude :

– Mais…

Et il n’acheva pas sa pensée. Pardaillan la pénétra facilement,cette pensée. Tous ses amis qui le connaissaient depuis pluslongtemps que le chevalier – ce qui ne veut pas dire qu’ils leconnaissaient mieux – la devinaient pareillement : il voulaitsincèrement ce que voulait Pardaillan. Il le voulait d’autant plusqu’il avait une confiance aveugle en lui, qu’il se savaitréellement menacé et qu’il était absolument convaincu que seul ilpouvait le sauver. Il comprenait à merveille que son propre intérêtlui commandait de sauver Valvert, dont Concini allait lui demanderla tête. Ajoutez à cela que, personnellement, il n’en voulaitnullement à Valvert. Au contraire. Au fond, il éprouvait une joiepuérile, mais puissante, de l’humiliation qu’il venait d’infligerau favori détesté en la personne d’un de ses gentilshommes :car, qu’on ne s’y trompe pas, le coup de pied que Valvert venait dedécocher atteignait plus Concini que Rospignac lui-même. Il n’avaitcertes pas réfléchi à cela. Il se sentait donc plutôt disposé à lerécompenser qu’à le châtier.

D’où vient donc qu’il paraissait hésiter à faire une chose qu’ilvoulait de toutes ses forces ?

C’est que Louis XIII, enfant, commençait déjà à montrer cetteindécision, cette faiblesse de caractère qu’il devait conservertoute sa vie, et qui devait faire de lui un instrument, pastoujours soumis, entre les mains puissantes d’une volontéimplacable comme celle de Richelieu. Il le savait. Il savait ques’il commettait l’imprudence d’entrer en discussion avec Concini,Concini, plus énergique, plus tenace, d’ailleurs fortement appuyépar la reine, qui, elle-même, ferait sonner bien haut son autoritéde régente, il finirait par céder, comme, quelques instants plustôt, il avait reculé au moment où on pouvait croire que la disgrâcedu favori était définitive. Voilà pourquoi il appréhendait si fortd’entrer en lutte avec Concini. Il l’appréhendait d’autant plusqu’il sentait bien que Concini, une fois par hasard, serait dansson droit, et qu’en bonne justice, comme il l’avait dit lui-même,sa demande de réprimer, comme il convenait, l’inqualifiableconduite de Valvert serait on ne peut plus légitime.

Pardaillan, qui, de son coup d’œil infaillible, avait jugé leroi, se disait en lui-même, assez irrévérencieusement :

« Je vois où le bât te blesse. Je vais te tirer cette épinedu pied en prenant tout sur moi. J’ai de bonnes épaules, moi,heureusement. »

Et, tout haut, ayant trouvé du premier coup la seule solutionqui convenait, il proposa :

– Le roi veut-il m’autoriser à répondre en son nom àM. d’Ancre ?

– Faites, autorisa le roi avec une vivacité qui attestaitquel soulagement lui apportait l’offre qu’on lui faisait.

Pardaillan eut un imperceptible sourire. Et rivant son œil clairsur le regard du roi, comme s’il voulait lui communiquer un peu desa force et de sa puissance de volonté :

– Je parlerai donc au nom du roi. Et, précisant sapensée :

– Ce qui veut dire que le roi ne pourra me désavouer, sansse désavouer lui-même.

– Soyez tranquille, monsieur, je confirmerai tout ce quevous direz pour moi.

Ceci était dit avec une énergie qui prouvait qu’on pouvaitcompter sur lui. Dès l’instant qu’il se sentait abrité derrière unevolonté qu’il savait de force à faire plier la volonté de Concini,il retrouvait toute son assurance. Pardaillan sourit,satisfait.

À ce moment, Concini d’un côté, Valvert de l’autre entraientdans le cercle du roi. Valvert, encore sous le coup de l’émotionpénible qu’avait produite en lui le jugement peu flatteur, maisqu’il reconnaissait loyalement mérité, émis par la reine sur soncompte, Valvert allait prendre la parole, pour essayer de sejustifier. Parler devant le roi, sans y être invité par lui,c’était aggraver une faute par une autre faute.

Pardaillan devina son intention. D’un coup d’œil d’une éloquenceirrésistible, il lui ferma la bouche.

D’ailleurs, Concini parlait déjà. Cette faute que Valvert allaitcommettre, lui d’ordinaire strict observateur de l’étiquette, il lacommettait sciemment. Mais il pouvait tout se permettre, lui. Ilétait très pâle, Concini. Un tremblement nerveux le secouait despieds à la tête. On voyait qu’il faisait un effort surhumain pourse contraindre au calme. Il y réussissait à peu près. Sa voix étaitassez ferme, mais son accent italien reparaissait, comme il luiarrivait chaque fois que, sous le coup d’une forte émotion, iloubliait de surveiller son accent :

– Sire, oun pareil scandale, oun pareilaffront, fait à oun de vos meilleurs serviteurs, nesauraient demeurer impunis. L’arrestation doucoupable s’impose. Je sollicite humblement de Votre Majesté cetordre d’arrestation.

Concini, par un effort de volonté admirable, avait réussi àformuler sa demande en termes assez respectueux. C’était tout cequ’il avait pu faire, et le ton était quelque peu comminatoire.

De son air froid, Pardaillan répondit pour le roi :

– Certes, la conduite de M. le comte de Valvert estrépréhensible. Ceci ne saurait être contesté. Cependant, l’arrêterpour cela me paraît un peu excessif. Une parole de blâme tombée dela bouche du roi me paraît une punition largement suffisante.

Concini sursauta : il ne s’attendait pas à pareilleintervention. Au reste, il comprit à merveille que Pardaillanagissait avec le consentement du roi ; il ne pouvait en êtreautrement. Il comprit également que s’il se prêtait à la manœuvre,il était battu d’avance ; il savait bien qu’il n’était pas deforce à se mesurer avec un adversaire aussi redoutable quePardaillan. Comme s’il n’avait pas entendu, il continua des’adresser au roi, et en termes toujours respectueux, mais toujoursdémentis par le ton qui demeurait impérieux :

– Le roi ne voudra pas refuser la légitime demande que luifait le plus dévoué de ses serviteurs. Et je sollicite, comme uneréparation, la mission de procéder moi-même à cettearrestation.

Pardaillan, on le sait, n’était pas très patient. Ladésinvolture de Concini lui fit monter le rouge au front. Il fitrapidement deux pas qui le mirent en face du favori. Et, de son airglacial, du bout des lèvres dédaigneuses :

– Monsieur, dit-il, quand j’adresse la parole à quelqu’un,je considère comme une insulte qu’on ne me réponde pas. Et quand onm’insulte, je ne lâche plus mon insulteur. Et figurez-vous que,tout vieux baron que je suis, j’ai la tête encore assez chaude pourcommettre la même faute que vient de commettre ce jeune homme, pouroublier que je suis dans une maison royale, devant le roi, etexiger qu’on me rende raison sur-le-champ.

Concini frémit. Il avait appris, à ses dépens, à connaître laforce exceptionnelle de l’homme qui lui parlait ainsi. Il se vitdéjà entre ses mains puissantes – qu’il n’avait qu’à abattre, caril le touchait presque – recevant à son tour une correctiondégradante, dans le genre de celle qu’avait reçue Rospignac devanttoute la cour. Il sentit l’impérieuse nécessité de filer doux. Ilse mordit les lèvres, s’ensanglanta la paume des mains avec lesongles, mais se contraignit à sourire. Et, de l’air le plus poli,avec un étonnement ingénu :

– Vous m’avez fait l’honneur de m’adresser la parole,monsieur ?

– Oui, monsieur.

– Excusez-moi, je ne vous avais pas entendu. Et vous medisiez ?

– Je vous disais que l’arrestation que vous me demandiez meparaissait une punition excessive, hors de proportion avec la fautecommise.

– Ce n’est pas mon avis. Il y a eu insulte faite à lamajesté royale.

– Pardon, pardon, fit Pardaillan d’un air goguenard, vouserrez profondément. Il y a eu insulte, il est vrai, et même insulteexceptionnellement grave. Mais cette insulte s’adressait, et j’enappelle à tous ceux qui nous écoutent et qui ont été témoins commemoi, elle s’adressait non pas au roi mais bel et bien à celui quil’a reçue. Celui-là est à votre service ? Je ne vous en faispas compliment car c’est un triste sire. Vous prenez fait et causepour lui, vous prenez votre part de l’affront qui lui a étéfait ? C’est d’un bon maître. Ce n’est pas une raison pourdéplacer la question, comme vous essayez de le faire.

– Et moi, se débattit Concini, je soutiens qu’il y a euscandale. Scandale dans la maison du roi. Par conséquent, crime delèse-majesté.

– Vous errez de plus en plus, dit froidement Pardaillan. Ily a eu un gentilhomme qui a infligé une correction publique à unautre gentilhomme. Et c’est tout. Chez nous, en France, lorsqu’ungentilhomme a été pareillement déshonoré, il met la rapière aupoing, charge, tue ou se fait tuer. Dans l’un comme dans l’autrecas, le sang versé lave l’atteinte faite à son honneur, et il setrouve réhabilité. Je vous assure qu’il n’en est pas un qui ne secroirait déshonoré deux fois en venant implorer du roil’arrestation de son insulteur. Il paraît que vous ignoriez cela.Vous êtes excusable, parce que vous êtes étranger, et que peut-êtrechez vous les choses ne se passent pas de la même manière que cheznous. Vous le savez, maintenant. Or, puisque vous vivez chez nouset parmi nous, puisque vous vous sentez atteint par l’insulte qui aété faite à un des vôtres, vous savez ce qu’il vous reste à fairepour venger votre honneur outragé en vous conformant aux usages dechez nous. Je me porte garant que M. de Valvert qui,malgré sa vivacité, est un galant homme, ne refusera pas de vousaccorder la réparation par les armes que vous ne manquerez pas, jepense, de lui demander.

Ayant dit cela de cet air de pince-sans-rire, qu’il savait sibien prendre dans de certaines circonstances, Pardaillan, commes’il jugeait que tout était dit, tourna délibérément le dos àConcini, et, au milieu d’un murmure approbateur, revint prendreplace à côté du roi.

La manœuvre que Pardaillan venait d’accomplir était habile. Onétait, alors, fort chatouilleux sur le point de l’honneur. Enplaçant, comme il venait de le faire, la question uniquement sur ceterrain, il avait rallié à lui la presque unanimité des assistants.La question des violences commises par Valvert, ainsi que sonmanquement grave à l’étiquette, question sur laquelle Concini avaitessayé de se maintenir, disparaissait complètement. On ne voyaitplus que le fait brutal – c’est bien le mot : l’insultemortelle reçue par un gentilhomme. Même les plus chauds partisansde Concini, ignorant ou oubliant les dessous de l’affaire,estimaient que l’arrestation qu’il demandait n’était pas unesolution digne d’un gentilhomme, soucieux de venger l’atteintefaite à son honneur. Ils pensaient qu’une insulte pareille nepouvait se laver que dans le sang. Les murmures approbateurs, quiavaient suivi les paroles du chevalier, disaient hautement que lanoble assemblée était de son avis.

Concini était trop fin pour ne pas le comprendre. Il vit que lapartie était perdue pour lui, et il fut atterré. Néanmoins, il nese rendit pas encore. Il espéra encore en imposer au petit roi, ettenta un effort désespéré.

– Sire, bégaya-t-il, dois-je entendre que vous approuvezles paroles qui viennent d’être prononcées ?

Mais le roi tenait le bon bout maintenant. Il le tenait d’autantmieux qu’il était sincère.

– Voilà une question au moins étrange, dit-il. Ne suis-jepas le premier gentilhomme du royaume ? Je ne puis, envisagerautrement qu’en bon gentilhomme une affaire d’honneur. Or,monsieur, le dernier des gentilshommes de ce pays vous dira qu’ilest pleinement de l’avis de M. de Pardaillan. Je m’étonneque vous n’ayez pas encore compris ce que tout le monde ici a saisidu premier coup.

Et, comme Pardaillan, il lui tourna le dos.

Concini, écumant, recula lentement, courbé en deux. Mais, dumême coup d’œil mortel, il assassinait à la fois et le roi etPardaillan, et Valvert. Quand il fut hors du cercle, il seredressa, essuya d’un revers de main la sueur qui perlait à sonfront, et gronda :

– Va, misérable intrigant, va, triomphe parce que tu as eul’infernale adresse de capter la faveur de ce roitelet, incapabled’avoir une volonté à lui ! Mon tour viendra. Tout à l’heure,toi et ton fier-à-bras de compagnon, vous quitterez le Louvre…Alors, je veux fouiller vos poitrines de la pointe de mon poignard,en arracher le cœur et le jeter pantelant aux chiens errants, quis’en disputeront les morceaux !…

Le mouvement qu’avait fait le roi l’avait rapproché de Valvert.Il le vit. Il sentit que, pour sa propre dignité, il devait luiinfliger un blâme public… quitte à le féliciter en dessous main.D’ailleurs, il ne se sentait pas encore assez armé contre le favoriet il ne voulait pas avoir l’air de l’écraser définitivement en semontrant trop partial. Il prit un front sévère etcommanda :

– Approchez, monsieur, que je vous tance comme vous leméritez. Valvert s’approcha, se courba respectueusement et seredressant, le visage étincelant de loyauté, en toute sincérité,prononça :

– Sire, je reconnais humblement avoir manqué au respect queje dois à mon roi. Je supplie seulement Votre Majesté de croire quece manquement n’a pas été voulu de ma part. J’ai agi, et je vous endemande bien pardon, sous le coup d’un emportement furieux qui m’a,un instant, privé de ma raison. N’importe, je sais que je suiscoupable. Je le sais si bien, qu’au lieu de me retirer, commej’aurais pu le faire, je viens librement me livrer moi-même à votrerigueur, reconnaissant d’avance que, quel que soit le châtimentqu’il plaira au roi de m’infliger, je l’ai mérité.

Ce petit plaidoyer, dont la sincérité était manifeste, produisitla meilleure impression sur l’assistance. Le roi se départit un peude sa sévérité de commande :

– À la bonne heure, dit-il, vous reconnaissez vos torts.C’est d’un loyal gentilhomme. Vous regrettez donc ce que vous avezfait ?

– Pardonnez-moi, Sire, répondit simplement Valvert, je neregrette pas ce que j’ai fait, je regrette seulement de m’êtreoublié jusqu’à le faire devant le roi.

Louis XIII échangea un rapide coup d’œil avec Pardaillan. Puis,son regard alla chercher Concini qui était revenu près de Marie deMédicis, laquelle pinçait les lèvres et montrait un visageréprobateur, qui était un blâme muet à son adresse, et l’ombre d’unsourire passa sur ses lèvres : évidemment la réponse, qu’ilavait peut-être intentionnellement provoquée, ne lui déplaisaitpas. Il adoucit encore son attitude.

– Voilà de la franchise, au moins, dit-il en souriant àdemi.

Et, redevenant sérieux :

– Je sais bien qu’il n’est jamais entré dans votre penséede manquer au respect que tout bon sujet doit à son roi. N’importe,je devrais vous punir. Mais le souvenir du service signalé que vousm’avez rendu, il n’y a pas bien longtemps, vous couvre encore. Jeme souviens que je vous dois la vie, et, pour cette fois-ci, jeveux bien oublier. Qu’il n’en soit plus parlé… Mais n’y revenezpas.

Et, coupant court, il se tourna vers Pardaillan, qu’il congédiaenfin. !

– Allez, chevalier, et comptez que j’agirai de tout pointcomme il a été entendu entre nous. N’oubliez pas qu’à n’importequelle heure du jour ou de la nuit, vous n’aurez qu’à dire votrenom pour être admis sur-le-champ près de ma personne.

Ces paroles, il les prononça à voix assez haute pour que tout lemonde les entendît. Il apparut à tous que cette extraordinaire etincompréhensible faveur, dont il honorait le chevalier dePardaillan, persistait plus solide et plus forte que jamais.

Pardaillan n’était pas l’homme des protestations. Il s’inclina,serra la main que lui tendait le roi, et, se redressant, promitsimplement :

– Comptez sur moi, sire.

Louis XIII, dont l’esprit était en éveil depuis son entretienparticulier avec lui, remarqua qu’il avait élevé la voix, commes’il voulait que ses paroles portassent plus loin que celui à quiil les adressait. Il remarqua que, contre son habitude, ce n’étaitpas celui à qui il parlait qu’il regardait. Il remarqua enfin qu’ily avait comme une flamme de défi dans ce regard, qui ne lui étaitpas adressé. Il suivit la direction de ce regard.

Et il vit qu’il se fixait sur madame l’envoyée extraordinaire duroi d’Espagne : cette duchesse de Sorrientès qui avait produitune si vive impression sur lui, qui lui en avait imposé par sesgrands airs de souveraine et à qui il avait fait un si gracieuxaccueil. Il vit que Fausta, redressée dans une attitude de défi,répondait à ce regard par un regard chargé de menacesmortelles.

Il vit cela, et un nuage obscurcit son front pur d’enfant,ternit l’éclat de son regard. Il demeura plongé dans une sombrerêverie, songeant :

« Quelle besogne terrible autant que ténébreuse cette femmevient-elle accomplir chez moi ?… Cette femme ? mais c’estl’envoyée de l’ennemi héréditaire, de l’Espagnol maudit qui a tuémon père !… Et j’ai été assez niais pour ne pas comprendre,pour ne pas me défier !… L’Espagnol entre en jeu ? Alorsle crime va rôder autour de moi, les poignards vont s’aiguiser dansl’ombre, le poison va se préparer ! C’est ma mort qu’on veut…ma mort et ma couronne ! Ah ! mon père me l’avait biendit ! Gardons-nous, par le Dieu vivant, gardons-nousbien !… Et dissimulons… dissimulons jusqu’au moment où j’auraiforgé la foudre que je laisserai tomber sur eux !… »

Il se secoua, chercha des yeux Pardaillan. Il le vit qui,s’appuyant amicalement au bras de Valvert, s’éloignait lentement,ayant quelque peine à se frayer un chemin à travers la cohue descourtisans qui se pressaient sur son passage, empressés à faireleur cour à cet astre nouveau qui semblait se lever au firmament dela cour.

Il détourna son regard, qui alla chercher Vitry, son capitaine.Il lui fit signe d’approcher. Pendant que Vitry obéissait, àl’ordre muet, son regard fureteur se mit en quête de Concini.Concini n’était plus avec sa mère. Il venait de s’éclipserdiscrètement. Nous n’avons pas besoin de dire où il était allé. Lelecteur devine sans peine qu’il était allé prendre la direction dela formidable embuscade que Rospignac, sur son ordre, avaitorganisée.

Le roi ne parut attacher aucune importance à la disparition deConcini. Tranquillement, il donna, à voix basse, l’ordre pourlequel il avait appelé Vitry près de lui. Et le capitaine desgardes sortit aussitôt pour exécuter cet ordre.

Il fallut plus de dix minutes à Pardaillan et à Valvert pourquitter la salle. Cela s’explique par ce fait que Pardaillans’était cru obligé de répondre à tous les compliments dont onl’accablait. Non pas qu’il crût à la sincérité des protestationsqu’on lui faisait : le sourire sceptique qui errait sur seslèvres disait clairement qu’il n’était pas dupe. Mais, toutsimplement, parce qu’il estimait que le premier devoir d’un hommebien élevé est de répondre à une politesse par une autre politesse.Cependant, Valvert, qui le connaissait bien, au pétillement qu’ilvoyait dans sa prunelle, comprenait qu’il s’amusait comme il nes’était jamais amusé.

Pourtant, ils finirent par arriver à cette porte par où Valvertavait jeté Rospignac dehors. Là, Pardaillan se retourna et jeta uncoup d’œil par-dessus les têtes. Comme l’avait fait Louis XIIIquelques minutes plus tôt, il cherchait Concini. Et comme le roi,il constata son absence. Et il eut un de ces sourires en lame decouteau, comme il en avait quand il sentait que la bataille étaitimminente.

Dans l’antichambre où ils passèrent, Pardaillan lâcha le bras deValvert. Et, très sérieux, très froid :

– C’est assez s’amuser. Maintenant, il nous faut passer auxchoses sérieuses.

Valvert crut qu’il faisait allusion à son algarade et qu’ilallait lui adresser des reproches, tout au moins le prêcher.

– Tout ce que vous pourrez me dire, monsieur, je me le suisdéjà dit, fit-il doucement. J’avoue que je n’ai pas réfléchi avantd’agir. J’avoue de même, ce que je me suis bien gardé de dire auroi, que si j’avais réfléchi, j’aurais agi exactement de même, quoiqu’il en dût résulter de fâcheux pour moi. Rappelez-vous, monsieur,que j’avais promis à Rospignac de lui infliger cette correction,n’importe où je le rencontrerais, et fût-ce devant le roi. Je mefusse cru déshonoré à mes propres yeux, en ne tenant pas lapromesse que j’avais faite. Je vous le dis, à vous, parce que jesais que vous êtes un homme à comprendre. Et maintenant, permettez,monsieur, que je vous remercie de tout mon cœur. Sans vous, je neserai probablement sorti du Louvre qu’escorté par les gardes quim’auraient conduit à la Bastille où dans quelque autre geôle d’oùje ne serais plus sorti vivant. C’est une obligation de plus, quivient s’ajouter à tout ce que je vous dois déjà. Je ne l’oublieraijamais.

Pardaillan lui avait laissé dévider son chapelet patiemment.Quand il vit qu’il avait fini, il haussa les épaules etbougonna :

– Il s’agit bien de remerciements, ma foi. Il s’agit biende Rospignac et du coup de pied, qu’il n’avait d’ailleurs pas volé,que vous lui avez magistralement envoyé.

– De quoi s’agit-il donc ? s’étonna Valvert.

– De Concini, mordiable ! De Concini avec qui nousn’en avons pas encore fini et de Rospignac lui-même, que nousallons retrouver plus enragé que jamais. Et cette fois, il fautreconnaître qu’il aura bien quelque raison de l’être, enragé. Vousimaginez-vous par hasard que tout est dit avec eux ? Si noussortons du Louvre, ce dont je ne suis pas très sûr, nous allonstrès certainement trouver sur notre chemin quelque bonne embuscade,comme sait en organiser le Concini, et ce sera miracle si nous nousen tirons. Tenons-nous bien, et ouvrons l’œil, mon jeune ami. Pourma part, je ne donnerais pas une maille de nos deux peauxréunies.

– Nous verrons bien, répondit Valvert en assujettissant leceinturon d’un geste instinctif.

Comme on le voit, Valvert, qui, au reste, ne paraissait pasautrement ému, ne doutait pas un instant de ce que lui disaitPardaillan. Il avait grandement raison d’ailleurs. En ce momentmême, Concini, écumant de rage tout autant que Rospignac qui setenait à son côté, les attendait au coin de la rue Saint-Honoré, àla tête de ses quarante et quelques assassins qui formaient ungroupe formidable, terriblement inquiétant, dont les passantss’écartaient avec terreur. Et comme ils ne bougeaient pas d’unesemelle, comme avec force jurons, blasphèmes et injures, ilscriaient très haut leur intention, sans nommer personne toutefois,il en résulta que la rue, qu’ils encombraient d’ailleurs, se vidacomme par enchantement. Et plus d’un boutiquier prudent fermaprécipitamment, mit les volets, cadenassa sa porte, se verrouillachez lui. Ce pendant que Stocco et ses vingt chenapans aux gueulespatibulaires, plus effrayants encore que les ordinaires de Concini,qui, eux du moins, gardaient encore des allures de gentilshommes,produisaient la même impression de terreur sur le quai.

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