La Fin de Fausta

Chapitre 30LE MARIAGE DE FLORENCE (suite)

Le roi se tourna aussitôt vers Concini. Il se montra trèsaimable avec lui. Il l’entretint de cette fille, perdue au berceauet miraculeusement retrouvée, dont il avait entendu parler, et ill’autorisa gracieusement à la lui présenter. Ce que Concini,radieux de ces marques de faveur qu’on lui prodiguait en public,s’empressa de faire.

Florence, rougissante, se vit de nouveau le point de mire detous les regards. Et l’accueil gracieux que lui fit le roi – sonfrère, après tout, comme avait dit justement Landry Coquenard – laréconforta un peu de l’accueil glacial que lui avait fait sa mère.En outre, cet accueil si particulièrement flatteur eut pourrésultat immédiat de déchaîner l’enthousiasme des courtisans qui,devant l’accueil de la reine avaient jugé prudent de dissimulersoigneusement l’admiration ardente, que suscitait en eux tant degrâce légère et de charme captivant, unis à tant de jeunesseéclatante et de radieuse beauté.

Cette présentation avait tout naturellement rapproché nos deuxamoureux. Car Valvert, obéissant sans doute à un ordre donnéd’avance, ne bougeait pas d’à côté du roi. Et le petit roi, coulantun regard espiègle sur Valvert, se donna le malicieux plaisir deprésenter nos amoureux l’un à l’autre, et cela, devant Concini,obligé d’accepter la chose le sourire aux lèvres. Il fit mieuxencore :

Il prit Concini par le bras et s’écarta avec lui de deux outrois pas, sous prétexte de se faire raconter comment il avaitperdu et retrouvé cette enfant. En sorte que, pendant que Concini,fier de la faveur royale et furieux de la liberté laissée àValvert, se lançait dans un récit forgé de toutes pièces, Valvertet Florence, seuls au centre de la vaste salle, à trois pas du roi,dont nul n’osait approcher, eurent cette joie précieuse autantqu’imprévue, de pouvoir s’entretenir librement, à voix basse.

Cet entretien dura autant que dura le récit de Concini :quelques minutes. Mais que de choses peuvent se dire deux amoureux,en quelques minutes !

Le roi avait paru écouter le récit de Concini avec une attentionsoutenue. Quand ce récit fut achevé, il se rapprocha des amoureux,ce qui mit fin à cette espèce de tête-à-tête qu’il leur avaitménagé. Il demeura quelques minutes encore à s’entretenir avec eux,et se retira enfin, emmenant Valvert avec lui.

Presque aussitôt après, Léonora partit à son tour avec Florence.La jeune fille était radieuse et ne songeait pas à dissimuler sajoie. Gracieuse et légère comme un papillon, elle allait à côté deLéonora, repassant dans sa pensée jusqu’aux paroles les plusinsignifiantes qu’elle venait d’échanger avec son fiancé. De soncôté, Léonora était sombre, préoccupée. En sorte qu’ellesarrivèrent à l’hôtel sans avoir échangé une parole.

Florence regagna aussitôt l’appartement qui lui avait étéassigné, depuis qu’elle était devenue comtesse de Lésigny.

Léonora s’enferma dans son retrait. Là, assise dans sonfauteuil, le coude sur une petite table placée près d’elle, la têtedans la main, inquiète, agitée, elle songeait :

« Un je-ne-sais-quoi me dit qu’une menace se cache souscette extraordinaire bienveillance du roi envers cette petite et cecomte de Valvert. Mais quoi ?… Que peut-il bienméditer ?… »

Un long moment, elle demeura rêveuse, cherchant une réponseplausible à cette question qui la troublait. Femme de tête, commetoujours, elle finit par prendre une résolution.

« J’ai beau me creuser la tête, se dit-elle, je ne trouvepas. Alors, le mieux est de brusquer les choses, à touthasard. »

Elle fit appeler La Gorelle et Rospignac. La Gorelle se présentala première. Elle lui donna quelques ordres brefs. Ce fut l’affaired’une demi-minute. Pendant que La Gorelle se coulait dehors par uneporte, Rospignac entra par une autre. Elle lui dit àbrûle-pourpoint :

– Rospignac, j’ai changé d’idée ; votre mariage, quine devait être célébré que dans quelques jours, doit l’être le plustôt possible.

– Je suis tout prêt, madame ! assura Rospignac, leregard flamboyant d’une joie triomphante.

– Ce sera pour demain, trancha Léonora. ÀSaint-Germain-l’Auxerrois et à minuit.

Et comme Rospignac ne pouvait réprimer un mouvement decontrariété en entendant l’heure insolite qu’elle fixait, elleexpliqua :

– Il faut bien vous dire, mon pauvre Rospignac, que cettepetite vous a en parfaite détestation.

– Et qu’importe, madame ! grinça Rospignac.

– Il importe, en ce sens, que je la crois capable de nousfaire un esclandre au dernier moment.

– Je comprends, madame, fit vivement Rospignac. Le jour,l’église serait pleine. La nuit, il n’y aura que les personnes quenous aurons invitées…

– Et nous n’inviterons, interrompit Léonora, quequelques-uns des gentilshommes de monseigneur, choisis parmi lesplus sûrs et les plus dévoués.

– En sorte que, s’il y a esclandre, il demeurera entrenous, acheva Rospignac.

– J’ai toujours dit que vous étiez d’une intelligenceremarquable, complimenta sérieusement Léonora.

D’un air détaché, elle lui donna quelques ordres, qu’il écoutaattentivement et le congédia enfin par ces mots :

– Allez, Rospignac, et soyez prêt pour demain soir.

– Peste ! je n’aurai garde de manquer aurendez-vous ! ricana Rospignac.

Il s’inclina et sortit en retroussant sa moustache d’un airconquérant. Sans perdre une seconde, Léonora se leva et se renditdans la chambre de Florence. Et, sans préambule, sans détour,allant droit au but :

– Florence, dit-elle, nous avons résolu, votre père et moi,de vous marier.

Elle parlait toujours avec la même douceur. Mais, plus quejamais, sous cette douceur apparente, perçait le ton impératif quin’admettait pas de discussion. Et Florence le sentit très bien.Elle le sentit si bien, qu’avec cette décision et cette franchisequi étaient si remarquables chez elle, elle le dit :

– C’est un ordre que vous me signifiez, madame.

– Oui, dit Léonora avec un accent de froide autorité.

« Ce mariage que nous avons résolu, pour des raisons de laplus haute gravité, que je ne puis vous faire connaître, ce mariagesera célébré demain soir…

– Demain soir ! balbutia Florence qui chancela sous cecoup imprévu.

– Demain soir, à minuit, en l’égliseSaint-Germain-l’Auxerrois, qui est votre paroisse, comme vous lesavez sans doute, acheva Léonora avec son effroyable douceur.

Déjà Florence s’était ressaisie : d’ici au lendemainminuit, elle trouverait bien moyen, si court que fût le délai qu’onlui accordait, d’informer Odet. Et, avec un calme qui surpritLéonora, elle interrogea :

– Puis-je connaître le nom de l’homme auquel vous entendezme lier par contrainte, jusqu’à la fin de mes jours ?

C’est le baron de Rospignac, révéla Léonora avec une lenteurcalculée.

Ce nom, qui tombait ainsi à l’improviste, produisit sur Florencel’effet d’un coup de massue. Elle oublia les résolutions qu’ellevenait de prendre, elle oublia toute prudence, et perdit en mêmetemps tout son sang-froid. Elle se redressa, et dans un sursaut derévolte indignée, elle cria :

– Vous me tuerez, plutôt que de me faire accepter cemisérable époux !

– Je ne vous tuerai pas, et vous l’épouserez.

– Jamais !

– Vous l’épouserez, vous dis-je. Nous saurons bien vous ycontraindre.

– Je ne vous suis rien… Je ne vous reconnais pas le droitde disposer de moi, contre ma volonté, et comme un vil bétail.

– Pardon, répliqua Léonora aussi calme que Florence, horsd’elle-même, paraissait avoir perdu la tête, pardon, que vous levouliez ou non, vous êtes maintenant ma fille ! Que vous levouliez ou non, j’ai sur vous tous les droits d’une mère. Jusqueset y compris le droit de disposer de vous, malgré vous, pour votrebien.

Ces paroles, qu’elle prononçait sans colère, avec la mêmeautorité froide, inexorable, que rien ne paraissait devoir fléchir,produisirent sur la jeune fille un effet terrible. Le bandeauqu’elle s’était un peu trop complaisamment laissé appliquer sur lesyeux, dans son ardent désir de se sacrifier pour le salut de samère, ce bandeau qui l’aveuglait, tomba brusquement. Et elle vitclair, elle comprit, trop tard, qu’elle avait été odieusementabusée, qu’elle s’était livrée elle-même, pieds et poings liés, àune ennemie implacable. Elle comprit que cette ennemie la tenaitmaintenant et la briserait impitoyablement pour atteindre un butténébreux qu’elle s’était fixé et qu’elle n’entrevoyait pasencore.

Et elle recula, effarée, comme si elle avait vu s’ouvrir soudaindevant ses pas un gouffre sans fond dans lequel elle allait rouler,déchirée, meurtrie, et au fond duquel elle allait venir s’écraser.Et dans son esprit éperdu, cette clameur retentit :

« Oh ! dans quel infernal traquenard me suis-je laisséprendre !… »

Cependant, Léonora continuait avec son effroyabledouceur :

– Que vous le vouliez ou non, nous avons sur vous toutel’autorité que tous les parents ont sur leurs enfants. Cetteautorité sacrée, nous saurons la faire respecter. Dites-vous bienque si la fantaisie vous prend de vous révolter, vous serez traitéecomme les gens de qualité ont coutume de traiter les fillesrebelles : en les enfermant au fond d’un cloître. Etdites-vous encore que si la grille d’un cloître s’ouvre pour vouslaisser entrer, nulle puissance humaine ne pourra l’ouvrir pourvous en faire sortir. Vous serez comme ensevelie vivante au fondd’une tombe. Vous n’en sortirez que clouée entre quatre planches,pour aller dormir votre dernier sommeil dans l’agreste champ derepos de la communauté où vous aurez agonisé durant des annéeslongues comme des éternités.

Peut-être, en prononçant ces paroles, Léonora avait-elle, malgréelle, laissé percer que son désir ardent était de se débarrasserd’elle de l’horrible manière qu’elle venait d’indiquer. Ce qu’il ya de certain, c’est qu’en les entendant, ce fut comme un éclairfulgurant qui vint illuminer les ténèbres dans lesquelles sedébattait son esprit aux abois. De même qu’elle avait comprisl’instant d’avant qu’elle avait été attirée dans un traquenard,elle comprit maintenant pourquoi. Et ce fut d’abord comme si toutcroulait en elle, autour d’elle. Et elle râla enelle-même :

« C’est à cela qu’elle voulait m’acculer ! C’est cela,cette chose hideuse que ma mère voulait !… Ma mère !… mamère pour qui j’eusse avec joie donné mon sang goutte à goutte, mamère qui m’a si bien laissé voir tout à l’heure qu’elle ne mepardonnait pas d’être vivante, ma mère qui n’a pas eu le couraged’ordonner qu’on en finisse avec moi par un coup de poignard ou unegoutte de poison, ma mère a trouvé cette chose horrible : lamort lente, épouvantable, au fond d’un cloître !…Affreux !… c’est affreux !… »

Florence se trompait. Ce n’était pas sa mère, c’était Léonoraqui avait trouvé cette abominable combinaison, et peut-être, à soninsu, avait-elle été conseillée par cette insurmontable, cetteféroce jalousie, pire que la plus impitoyable des haines, qui lafaisait s’acharner contre tout ce qui, de près ou de loin, luirappelait une infidélité de son trop volage Concino. Cetteinfidélité fût-elle antérieure à son mariage.

Pour être juste, nous devons ajouter que si la mère n’avait pastrouvé la combinaison, elle ne devait pas manquer de l’approuverdes deux mains, le jour où elle la connaîtrait. N’avait-elle paspresque mis en demeure Léonora de la débarrasser de cettepetite ?

Pour en revenir à Florence, après ce premier moment dedéchirement et d’accablement, elle se ressaisit. Et alors, ayantretrouvé toute sa lucidité, elle se révolta :

« Oh ! mais je ne veux pas de cette morthideuse !… Je me défendrai !… Je me défendrai de toutesmes forces et par tous les moyens !… »

Ainsi la menace de Léonora qui tendait à l’affoler en laterrifiant, eut ce résultat imprévu de lui rendre, avec lesang-froid, toute sa résolution et tout son courage.

Léonora ne s’aperçut pas du changement qui s’était produit enelle.

Elle s’était levée. Elle trancha :

– Réfléchissez. Vous avez toute la nuit et toute la journéede demain pour cela. Je reviendrai chercher votre réponse demainsoir. Selon ce que vous aurez décidé, vous sortirez d’ici pouraller à l’église recevoir la bénédiction nuptiale… ou pour aller aucouvent dont vous ne sortirez plus.

Cette fois, Florence se garda bien de résister.

– Je réfléchirai, madame, dit-elle simplement.

Et le ton sur lequel elle disait cela indiquait si bien qu’elleétait à moitié domptée que Léonora, en se retirant,songeait :

– Allons, je crois que la peur du couvent sera plus forteque sa répulsion pour Rospignac !

Demeurée seule, Florence s’assit dans le fauteuil que venait dequitter Léonora. Elle ne pleura pas, elle ne s’abandonna pas :elle sentait bien que ce n’était pas le moment de s’affoler. Etavec une force de volonté admirable, elle réussit à garder uncalme, une lucidité dont elle avait besoin plus que jamais.

Maîtresse d’elle-même, elle envisagea froidement sa situation etse dit qu’elle devait appeler Odet à son secours. Alors elle sesouvint que, le matin même, Léonora lui avait assuré qu’elle étaitlibre désormais de sortir à son gré de l’hôtel.

– Si c’est vrai, se dit-elle, au lieu d’appeler Odet à monsecours, je n’ai qu’à aller le trouver… je n’ai qu’à fuir au plusvite ce coupe-gorge où je n’aurais jamais dû mettre lespieds !…

Elle fut aussitôt sur pied. Elle prit une mante, s’enveloppadedans des pieds à la tête et se trouva prête à sortir. Alors, elleréfléchit :

« Madame Léonora a peut-être menti… Si elle n’a pas menti,elle n’est pas femme à avoir oublié de changer ses dispositions etde donner l’ordre de me garder plus étroitement que jamais ici…Cependant, cet oubli, si extraordinaire qu’il m’apparaisse, n’estpas impossible… Le plus simple, c’est d’aller y voir. »

Ayant pris cette résolution, elle mit la main sur le loquet avecla crainte de trouver la porte verrouillée à l’extérieur… Non, laporte s’ouvrit facilement, sans bruit. La porte de la petiteantichambre qu’elle traversa s’ouvrit pareillement. C’était de bonaugure.

Elle s’engagea dans un couloir en se disant que puisqueMme Léonora avait négligé de l’enfermer chez elle,elle pouvait avoir pareillement négligé le reste. Elle s’était miseen marche avec la presque certitude qu’elle allait à un échec. Ellecommença à espérer.

Elle n’avait pas fait deux pas dans ce couloir, qu’elle seheurta à La Gorelle, surgie elle ne savait d’où. Obséquieuse, lamégère se courba devant elle et, de sa voix doucereuse :

– Est-ce que vous avez l’intention de sortir,madame ?

La Gorelle, comme on voit, ne la tutoyait plus, l’appelait« madame » et lui témoignait un respect excessif. MaisFlorence était payée pour se méfier d’elle. Elle se tint sur laréserve et, à une autre question, elle répondit par deuxquestions :

– Suis-je prisonnière ?… Avez-vous ordre de m’empêcherde passer ?…

– Sainte mère de Dieu, non ! protesta la vieille plusobséquieuse et plus doucereuse que jamais.

Et elle ajouta :

– Seulement, comme il n’est pas convenable qu’unedemoiselle de votre rang s’aventure seule dans la rue, j’ai reçul’ordre de vous accompagner. C’est pourquoi je me suis permis devous demander si vous sortiez.

– En ce cas, suivez-moi, car je sors, en effet, ditFlorence. Elle se remit en marche. La Gorelle allait sur ses talonset la couvait d’un regard chargé de tant de cruelle ironie que sielle s’était brusquement retournée, si elle avait pu surprendre cepétillement mauvais de chatte qui joue avec la souris prise, elleeût été fixée du coup, elle eût immédiatement fait demi-tour,jugeant inutile de pousser plus loin l’expérience.

Mais Florence ne se retourna pas, continua son chemin. Ellestraversèrent la cour sillonnée de visiteurs, de gentilshommes deservice, de laquais chamarrés. Et les gens de la maison quireconnaissaient la jeune fille la saluaient respectueusement aupassage. Personne ne fit mine de l’arrêter. Elles n’étaient plusqu’à quelques pas de la porte monumentale, grande ouverte. Le cœurlui sautant dans la poitrine, Florence, frissonnante de joie etd’espoir, sous son calme apparent, s’approchait de plus en plus del’arche béante, en se disant que dans quelques secondes elle seraitdans la rue, ayant reconquis sa liberté.

Derrière elle, La Gorelle souriait toujours de son sourirevisqueux et plus que jamais ses yeux pétillants d’une joiemauvaise, triomphante.

Sur le seuil de cette porte que Florence atteignait, plusieursdes ordinaires de Concini se tenaient, groupés de telle sortequ’ils semblaient interdire le passage. Cette dispositioninquiétante n’échappa pas à la jeune fille. Elle allait quand mêmetenter de passer au milieu de ces gentilshommes. Elle s’arrêtainterdite : parmi eux elle venait de reconnaîtreRospignac.

Juste à ce moment, le baron l’aperçut de son côté – ou parutl’apercevoir seulement à ce moment. Il se détacha du groupe et, lechapeau à la main, s’avança vivement, s’inclina galamment devantelle, et, dans une attitude de respect irréprochable, baissant lavoix :

– Vous désirez sortir madame ? dit-il. Et, souriant,galant, empressé :

– Veuillez me donner le mot de passe et j’aurai l’honneurde vous conduire moi-même jusqu’à la rue.

– Le mot de passe ! bégaya Florence interloquée.

– Sans doute, madame, fit Rospignac toujours souriant.

Et, comme s’il remarquait alors seulement son embarras, ils’inquiéta :

– Mon Dieu, madame, est-ce que Mme lamaréchale aurait oublié de vous le donner, ce maudit mot depasse ?

Comme elle se taisait, jouant la confusion, ils’excusa :

– Vous me voyez désespéré, madame… Vous voudrez biencomprendre qu’un soldat ne saurait manquer à sa consigne… Et lamienne, par malheur, est de ne laisser sortir personne sans le motde passe… Mais, si vous voulez bien attendre une minute, je courschez Mme la maréchale et…

– Inutile, j’ai réfléchi, monsieur, je ne sortirai pas,interrompit Florence qui n’était pas dupe de la comédie.

– Voulez-vous me permettre d’avoir l’honneur de vousescorter jusqu’à vos appartements ? offrit Rospignac toujoursrespectueusement galant.

– Merci, monsieur, fit sèchement Florence qui avait déjàfait demi-tour.

Quelques minutes plus tard, elle était de retour dans sachambre. Elle se débarrassa de sa mante et reprit place dans sonfauteuil. Une toux discrète qui se fit entendre près d’elle lui fitlever la tête. C’était La Gorelle qui toussait ainsi pour attirerson attention. Plongée dans des réflexions profondes, Florencen’avait pas remarqué que la mégère l’avait suivie jusque chez elleet était entrée dans sa chambre derrière elle.

Importunée, elle allait la congédier. La Gorelle ne lui laissapas le temps de le faire. Elle se coula près d’elle, et baissantmystérieusement la voix, promenant un regard inquiet autourd’elle :

– Vous ne pouvez pas sortir, demoiselle, dit-elle… Mais jepuis sortir, moi… En sorte que si, des fois, vous aviez besoin defaire faire quelque commission… porter quelque message… vouscomprenez ?… Enfin, bref, c’est pour vous dire que… jepourrais m’en charger, moi.

– Vous ! s’écria Florence, méfiante.

– Moi !… eh ! mon Dieu, il ne faut pas me voirplus noire que je ne suis !… Je rends volontiers service…moyennant une honnête récompense, comme de juste… Et je suppose quevous ne regarderez pas à y mettre le prix.

Cette proposition inespérée, que la vieille faisait avec sonordinaire cynisme inconscient, laissa un instant Florence perplexe.Mais elle réfléchit qu’elle n’avait pas d’autre moyen de salut quecelui qui s’offrait inopinément à elle.

« Après tout, se dit-elle, si cette misérable femme metrahit, que pourra-t-on me faire de plus que ce dont on m’amenacée ? Rien… alors… à la grâce de Dieu. »

Et tout en la fouillant de son regard clair :

– Vous voulez bien vous charger de porter une lettre à sonadresse ?

– Une lettre, dix lettres, si vous voulez !… Du momentque vous y mettez le prix !

– Une seule lettre, répéta Florence. Pour ce qui est duprix, je n’ai pas d’argent… mais j’ai des bijoux. En voici un.Estimez-vous que ce soit suffisant ?…

En disant ces mots, elle lui présentait une des bagues qu’elleavait aux doigts et qui faisait partie des joyaux que Léonora luiavait fait mettre le matin même pour sa présentation à la reine –ces joyaux qui avaient excité la convoitise de La Gorelle.D’ailleurs, elle était bien décidée à les lui donner tous si ellel’exigeait.

Elle n’eut pas besoin d’en venir là. Les yeux étincelants, labouche fendue jusqu’aux oreilles par un rictus de contentement, LaGorelle fondit sur la bague qui disparut comme par enchantement. Etsincère, une fois dans sa vie :

– Si c’est suffisant ?… Je crois bien !… C’estdix fois plus que je n’aurais osé vous demander !…

Elle eût été bien navrée si elle avait pu supposer que la jeunefille n’eût pas hésité à lui abandonner tout ce qu’elle possédait.Par bonheur, cette idée ne lui vint pas. Et sous le coup d’unesatisfaction si forte qu’elle en oubliait ses habitudes dedissimulation et qu’elle la laissait éclater ouvertement,résolument :

– Écrivez votre lettre, demoiselle. Et pour ce prix-là, jevous jure sur ma part de paradis qu’elle sera fidèlement remise pasplus tard que demain matin.

Sans perdre une seconde, Florence griffonna deux ou trois lignessur une feuille de papier qu’elle plia, cacheta et tendit à LaGorelle. Celle-ci prit le billet, l’enfouit dans son sein etréellement sincère promit encore :

– Il est trop tard pour faire votre commission ce soir,mais soyez tranquille, demain matin, à la première heure, ce serachose faite. Dormez sur vos deux oreilles, madame.

Le premier soin de La Gorelle, quand elle se trouva dans sachambre, porte close, verrou poussé, fut de sortir le billet de sonsein et de regarder la suscription !…

– Tiens ! fit-elle étonnée, ce n’est pas à son galantqu’elle écrit !… Il me semblait pourtant !… Que peut-ellebien avoir à faire avec dame Nicolle, propriétaire de l’hôtelleriedu Grand-Passe-Partout, rue Saint-Denis, à qui cettelettre est adressée ?

Elle demeura un moment rêveuse, sa curiosité éveillée. Puis,secouant la tête :

– De quoi vais-je me mêler, là ?… Pour porter cettelettre à dame Nicolle, Florence m’a donné cette bague.

Elle sortit la bague de sa poche et l’œil luisant, tirant lalangue, elle soupesa le cercle d’or, étudia sous toutes ses facesle diamant qui y était enchâssé avec le soin minutieux et la sûretéde coup d’œil d’un orfèvre expert, et, satisfaite, reprenant sonmonologue :

– Une bague qui vaut bien, ma foi, plus de mille écus… Pourcent écus… et même moins… je l’aurais portée, cette lettre… C’estdonc une magnifique affaire que je fais. Et puisque Florence semontre plus généreuse que le seigneur Concini, son père, quipourtant est l’homme le plus généreux que je connaisse,j’accomplirai honnêtement la besogne pour laquelle je suis payéed’avance. Demain matin, cette lettre sera remise à dame Nicolle…puisque dame Nicolle il y a. Quant au reste, ce n’est pas monaffaire.

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