La Fin de Fausta

Chapitre 15SUR LES BORDS DE LA SEINE

Puisque Pardaillan, pour des raisons à lui, que nous netarderons pas à connaître, sans doute, se contentait de suivreValvert de loin, ce que nous avons de mieux à faire, c’est de leprécéder et d’accompagner nous-mêmes le jeune homme.

Ainsi que nous le lui avons entendu dire, Valvert passa la Seineà Saint-Denis. Là, il quitta la route, descendit sur le chemin dehalage qui suivait tous les contours de la rivière dont il se mit àremonter le cours, ce qui le ramenait vers Paris. Il s’était mis aupas, et Landry Coquenard le suivait à quatre pas. Ils avaient l’airde gens qui viennent de faire une promenade matinale et quirentrent en flânant le long de la rivière.

Escargasse et Gringaille brillaient toujours par leur absence,et Valvert ne semblait nullement se préoccuper de cette absence. Ilest certain qu’il savait ce qu’ils étaient devenus.

Quant à Pardaillan, il avait laissé son cheval dans une aubergeà Saint-Denis. Il s’était lancé à travers les terres et, sedissimulant derrière haies et buissons, il allait d’un pas sûr,très allongé. Il ne suivait plus le jeune homme qui, certes, étaitloin de soupçonner la surveillance dont il était l’objet : ille précédait. Et, malgré les précautions qu’il lui fallait prendrepour se dissimuler, il avançait d’un pas si rapide que la distancequi le séparait de celui qu’il suivait quelques instants plus tôtaugmentait sans cesse. D’ailleurs il lui était relativement facilede prendre cette avance parce que les deux cavaliers s’attardaientvolontairement le plus qu’ils pouvaient.

Au bout d’un petit quart d’heure de cette promenade lente, surle bord de la rivière, Odet de Valvert reconnut de loin la hautestature du gigantesque d’Albaran qui venait vers lui à petits pas,toujours suivi de ces deux serviteurs dont Gringaille avait ditqu’ils lui paraissaient « diablement solides ». Il tournala tête et avertit Landry Coquenard.

– Attention, voici nos gens.

– Je les vois, monsieur, répondit Landry Coquenard sanss’émouvoir.

Ils continuèrent d’avancer, les deux petites troupes allant à larencontre l’une de l’autre. Si Valvert qui, d’ailleurs, n’étaitvenu en cet endroit que pour y rencontrer d’Albaran, l’avaitfacilement reconnu de loin à sa taille colossale, celui-ci, qui, ence moment, était tout à sa mission et à mille lieues de songer àl’homme qu’il haïssait de haine mortelle depuis qu’il lui avaitinfligé cette insupportable humiliation de le rosser devant samaîtresse, celui-ci ne reconnut pas tout d’abord le promeneur quivenait à sa rencontre, et n’y fit pas autrement attention.

Ce ne fut que lorsqu’ils furent assez près l’un de l’autre qu’ille reconnut. L’idée ne pouvait pas lui venir que Valvert lecherchait, lui, expressément. Il crut à un hasard. Un bienheureuxhasard qui lui livrait son ennemi : car, du premier coupd’œil, il vit qu’il n’était suivi que d’un serviteur qui ne payaitguère de mine, alors que lui, il avait avec lui deux hercules dontla force et la bravoure étaient éprouvées depuis longtemps. Ilsétaient trois contre deux, et ils avaient chacun deux pistoletsdans leurs fontes.

D’Albaran oublia qu’il était en mission commandée par Fausta quine pardonnait jamais un oubli dans ces cas-là. Il oublia la forceexceptionnelle de Valvert qui l’avait déjà battu, lui, l’invincibled’Albaran, le puissant colosse qui n’avait jamais rencontré sonmaître. Il oublia tout. Il ne réfléchit pas. Il crut l’occasionfavorable. Il ne voulut pas la laisser passer.

D’ailleurs il ne s’attarda pas à observer les règles de lacourtoisie ; provoquer son adversaire à un duel loyal. Malgréses manières polies, au fond, c’était une brute que ce d’Albaran.Et puis ce n’était pas un duel qu’il voulait : il voulait tuercoûte que coûte et par n’importe quel moyen. Ce fut donc en brutequ’il agit, et sans la moindre hésitation. Lui aussi, il se tournavers ses hommes et, à voix basse, commanda :

– Attention ! Il faut passer sur le ventre de ces deuxgaillards et les laisser morts sur place !

Cet ordre donné, il abandonna la bride, prit ses deux pistolets,les arma froidement et, ensanglantant les flancs de sa monture quihennit de douleur, il chargea avec furie, en hurlant :

– Tue !… tue !…

Ses deux acolytes chargèrent comme lui, derrière lui, pistoletsaux poings, vociférant aussi fort que lui :

– Sus !… Pille !… À mort !…

Ce fut en tourbillon impétueux qui devait tout balayer sur sonpassage, semblait-il, que les trois assaillants arrivèrent surValvert qui tenait le milieu de l’étroite chaussée.

Celui-ci n’attendit pas le choc. Au même instant il eut, luiaussi, le pistolet au poing, un seul pistolet. Car il ne lâcha pasla bride qu’il prit dans la main gauche, ce qui indiquait qu’ilentendait demeurer maître de manœuvrer sa monture selon lescirconstances. Et il partit lui aussi, non pas en charge furieuseet désordonnée, comme d’Albaran, mais en un galop méthodique, commes’il avait été sur la piste du manège.

Il partit seul.

En même temps qu’il fonçait, Landry Coquenard, qui devait avoirreçu ses instructions d’avance, sautait à terre et, abandonnant samonture, se mettait à courir le long d’une haie, un pistolet danschaque main. Et, en courant, il poussait, suivant son habitude, descris ahurissants parfaitement imités de tous les animaux de labasse-cour alors connus.

Parvenu à cinq pas de Valvert, d’Albaran lâcha son coup de feuen mugissant :

– Meurs ! chien enragé !…

C’était ce qu’attendait Valvert qui montrait ce sang-froidextravagant qu’il ne perdait jamais dans l’action. Avant que lecoup partît, d’un coup d’éperon appuyé d’un vigoureux coup debride, il fit faire un écart à gauche à son cheval. La balle passaà l’endroit précis qu’il venait de quitter. Sans cette manœuvre,exécutée avec une précision et une rapidité prodigieuses, la ballel’eût atteint en pleine poitrine. Presque aussitôt, il fit feu àson tour non sur d’Albaran, mais sur sa monture.

Son coup, à lui, porta : atteinte en plein poitrail, labête tomba sur les genoux. D’Albaran fut projeté par-dessusl’encolure et alla s’étaler à quatre pas, au beau milieu du chemin,sans se faire trop de mal, d’ailleurs. Jeter son pistolet déchargé,saisir l’autre, arrêter son cheval, sauter à terre, bondir sur lecavalier désarçonné, tout cela parut ne faire qu’un seul et mêmemouvement, tant Valvert l’accomplit rapidement.

Derrière d’Albaran, ses deux hommes suivaient en trombe.Maladroits, ou trop confiants en eux-mêmes, ils lâchèrent leurscoups de feu immédiatement après lui : quatre balles perduesinutilement. Ils arrivèrent comme des boulets sur lui. Une secondede plus, et ils le broyaient sans merci, sous les fers de leursmontures. Ils comprirent l’effroyable péril que courait leur chef.Doués de poignes de fer, ils réussirent à arrêter leurs chevaux àtemps. Ils auraient pu, ils auraient dû s’en tenir à cela. Il fautcroire qu’ils étaient dévoués à ce chef, car ils s’oublièrenteux-mêmes pour ne songer qu’à lui : ils sautèrent à bas decheval et se précipitèrent vers lui pour lui faire un rempart deleur corps et lui donner le temps de se relever.

Dévouement inutile. Ils n’eurent pas le temps de dégainer :Landry Coquenard les guignait. Il ne déchargea pas ses pistoletssur eux. Se servant d’un de ces pistolets comme d’une massue, illeva et abattit le bras dans un fer foudroyant. Un des hommes tombacomme une masse. Landry Coquenard salua sa victoire par une sérieprécipitée de cris suraigus : les cris du cochon qu’on saigne.En même temps il se ruait sur l’autre, le bras levé, pour lui fairesubir le même sort. Mais il n’eut pas le temps de le frapper.

Celui-là, son élan l’avait porté devant Valvert. Rapide commel’éclair, le jeune homme passa le pistolet dans la main gauche etprojeta son poing en avant, avec la force d’une catapulte. Atteintentre les deux yeux, l’homme s’affaissa près de son compagnon, aumoment précis où Landry Coquenard allait laisser tomber sur soncrâne la crosse de son pistolet. Ce qui ne l’empêcha pas de saluercette nouvelle victoire par des braiments prolongés.

Alors, comme s’ils avaient assisté, invisibles, à cette lutte sibrève, et comme s’ils n’attendaient que ce moment pour entrer enscène à leur tour, Escargasse et Gringaille surgirent soudain,comme des diables sortis d’une boîte, sans qu’on pût dire d’où ilsvenaient. Ils étaient munis de solides cordelettes. Ils fondirentsur les deux blessés qui, en un tournemain, se trouvèrent ficelésdes pieds à la tête, incapables de faire le moindre mouvement. Cequ’ils n’avaient garde de faire, pour l’excellente raison qu’ilsétaient évanouis tous les deux.

Pendant ce temps, d’Albaran se relevait vivement, cherchait desyeux son pistolet chargé qui lui avait échappé dans sa chute et, nele trouvant pas, parce que Valvert venait, d’un coup de pied, del’envoyer rouler dans la Seine, dégainait prestement. Il allait seruer, le fer au poing. Mais, à deux pas de lui, Valvert braquaitsur lui la gueule menaçante de son canon de pistolet et disait, surun ton qui ne permettait pas de douter de sa décision :

– Ne bougez pas, seigneur comte, sinon vous me mettez dansla fâcheuse nécessité de vous loger une balle dans le corps.

– Démon ! mugit d’Albaran, honteux et exaspéré.

Mais il ne bougea pas. C’était tout ce que demandait Valvert quisourit :

– C’est parfait. J’espère maintenant que nous allons nousentendre. Je l’espère… pour vous.

Ces mots firent dresser l’oreille à d’Albaran. Mais il ne lesreleva pas sur-le-champ. Il pensait qu’il avait mieux à faire pourl’instant : se soustraire à la menace de ce pistolet, car ilne se reconnaissait pas encore définitivement battu. Et il jeta unrapide coup d’œil autour de lui.

À sa gauche, il avait la Seine dans laquelle il pouvait sauterd’un bond, ce qui n’était pas pour le gêner, attendu qu’il nageaitcomme un poisson. À sa droite, il y avait une haie. Elle étaitassez clairsemée, cette haie, pour qu’il pût passer à travers assezaisément. Quitte à s’écorcher un peu et à froisser son splendidecostume de velours. Au-delà de la haie, c’étaient les champs par oùil pouvait gagner au large. Mais…

Entre le fleuve et lui, Escargasse se dressait, le pistolet aupoing, la bouche fendue jusqu’aux oreilles par un souriresingulièrement sinistre. Entre la haie et lui, il découvrit lepistolet menaçant que braquait sur lui Gringaille, aussisinistrement souriant qu’Escargasse. Enfin, derrière lui, setrouvait le pistolet tout aussi menaçant de Landry Coquenard, toutaussi souriant que ses compagnons.

Il était brave, d’Albaran. Et il le fit bien voir. Pris entreces quatre bouches à feu prêtes à cracher la mort sur lui, il nesourcilla pas. Avec un flegme que Valvert admira en lui-même, ilappuya la pointe de sa colichemarde sur le bout de sa botte, croisases deux énormes mains sur le pommeau, et fit simplement, sur unton et avec un air émerveillé :

– Cascaras !…

Ce qui, en français, pouvait se traduire par :malepeste ! Alors, les paroles de Valvert lui revinrent à lamémoire. Alors seulement, il les releva :

– Ah çà ! s’étonna-t-il, vous saviez donc que vousalliez me rencontrer ici ?

– Oui, fit nettement Valvert. C’est tout exprès pourm’entretenir avec vous que je suis venu à votre rencontre.

– Alors je suis tombé dans un guet-apens, déclara d’Albaransur un ton d’inexprimable dédain.

– Allons donc ! protesta Valvert avec une froidepolitesse. Nous n’étions que deux quand vous nous avez chargés, àtrois, pistolet au poing, et sans crier gare. C’est à nous deux quenous avons mis vos gens hors de combat et que nous vous avons prisvous-même. Car, que vous le vouliez ou non, vous êtes notreprisonnier, seigneur d’Albaran.

– Et ces deux-là ? fit d’Albaran en désignantEscargasse et Gringaille d’un mouvement de tête souverainementdédaigneux.

– Ces deux-là sont venus quand tout était fini.

– En attendant, ils me gardent, le pistolet au poing.

– Pour vous empêcher de prendre la fuite. Ce que vousauriez tenté de faire s’ils n’avaient pas été là.

– Soit ! fit d’Albaran en levant les épaules.

Il rengaina posément, croisa les bras sur sa puissante poitrineet, regardant Valvert bien en face, avec un calmeadmirable :

– Vous me tenez, tuez-moi, dit-il simplement.

– Je vous ai pris afin de causer avec vous. Je ne voustuerai que si vous m’y forcez absolument, assura Valvert.

Chose étrange, ces paroles, qui eussent dû rassurer d’Albaran,l’inquiétaient plus que n’avaient pu faire les quatre pistoletsbraqués sur lui. C’est qu’il réfléchissait. Et il commençait àentrevoir comme possibles des choses extraordinaires auxquelles ilaurait refusé de croire quelques instants plus tôt.

– Que me voulez-vous donc ? demanda-t-il.

– Je veux, répondit Valvert, et il insistait sur les deuxmots, je veux que vous me remettiez le papier que vous portez etqui contient les ordres de la duchesse de Sorrientès et qui doitvous assurer de l’obéissance passive de ces cavaliers au-devantdesquels vous allez, lesquels cavaliers escortent un bateau quiremonte péniblement le cours de la Seine et qui doit contenir dansses flancs des marchandises… des vins d’Espagne, pour préciser…,particulièrement précieux, puisqu’on les met sous la garde de dixhommes commandés par un officier.

D’Albaran fut atterré. Il s’attendait à tout, sauf à trouverValvert si bien renseigné.

– Comment savez-vous cela ? gronda-t-il d’une voixrauque.

– Peu importe. Je le sais et cela suffit. Allons,donnez-moi ce papier, monsieur. Tiens ! un vin qui vaut quatremillions ! Ce doit être un nectar particulièrementdélectable ! Je veux y goûter, moi !

D’Albaran frémit : Valvert lui disait qu’il connaissaitjusqu’à la valeur exacte de ce chargement qu’il voulaits’approprier. Il hésita une seconde. Non pas pour savoir s’ilcéderait ou non à la menace : il était bien résolu à se fairetuer sur place plutôt que de commettre cette trahison. Seulement ilse demandait s’il n’aurait pas le temps de prendre le précieuxpapier dans son pourpoint et de le détruire. Ce qui eût été lamanière la plus simple de sauver ces millions qui avaient mis plusde six semaines à venir d’Espagne, que sa maîtresse attendait avecimpatience, et qu’on lui demandait de livrer au moment où onpouvait croire qu’ils étaient arrivés à destination.

Mais Valvert ne le perdait pas de vue. Et comme s’il lisait dansson esprit, il dirigea de nouveau le canon du pistolet sur lui, endisant :

– Inutile, monsieur. Ma balle vous abattra avant que vousayez défait seulement deux aiguillettes de votre pourpoint.

– C’est bien, grinça d’Albaran, blême de fureur déçue,tuez-moi, et n’en parlons plus.

Valvert s’approcha de lui, lui posa le canon du pistolet sur lefront et d’une voix glaciale prononça :

– Ce papier, ou je vous fais sauter la cervelle !

D’Albaran ne fit pas un mouvement pour écarter l’arme. Pas unmuscle de son visage ne bougea. Ses yeux étincelants, qu’il tenaitrivés sur les yeux de Valvert, ne cillèrent pas.

– Faites, dit-il simplement, d’une voix que n’altérait pasla moindre émotion.

Froidement, Valvert appuya le doigt sur la détente. D’Albaran nebroncha pas plus que s’il avait été soudain mué en statue demarbre. Et quelque chose comme un sourire dédaigneux passa sur seslèvres.

Valvert ne pressa pas sur la détente, abaissa lentement le bras,recula de deux pas, se découvrit et salua courtoisement.

– Quoi ?… Qu’est-ce que c’est ? s’effarad’Albaran qui ne comprenait plus.

– Monsieur, prononça gravement Valvert, vous êtes dénué descrupules, mais vous êtes brave, assurément. J’aurais dû comprendrequ’un homme comme vous peut être vaincu par la force, mais necourbe pas la tête devant la menace et ne commet pas une lâcheté,même pour sauver sa peau. Je vous adresse toutes mes excuses pourla demande incongrue que je viens de vous faire.

D’Albaran roulait des yeux ahuris. Ce qui se passait dans sonesprit désemparé se lisait si bien sur son visage que Valvertfaillit éclater de rire. Moins réservés que lui, ses troiscompagnons, qui avaient admiré en connaisseurs l’attitude ducolosse, traduisirent tout haut leurs impressions.

– Il ne comprend pas, le pôvre ! dit Escargasse.

– Il ne sait pas ce que c’est que d’être généreux, ditGringaille.

– Il aurait tiré, lui ! dit Landry Coquenard. Voyantqu’il se taisait toujours, Valvert reprit :

– Cependant, il me faut ce papier. Et puisque vous nevoulez pas le donner de bonne grâce, ce que je comprends très bien,je vais être forcé de vous le prendre de force.

En disant ces mots, Valvert passa son pistolet à Gringaille,tira son épée et salua avec en disant :

– Défendez-vous. Et tenez-vous bien, monsieur, car je nevous ménagerai pas.

Cette fois, d’Albaran comprit à merveille. Il retrouvainstantanément sa présence d’esprit que l’incompréhensiblegénérosité de son adversaire lui avait fait perdre. Instantanémentaussi, il se trouva l’épée à la main. Et la faisantsiffler :

– Je suppose, dit-il, que c’est un combat loyal que vousm’offrez ? Et il désignait de la pointe de l’épée les troisbraves qui l’entouraient toujours et qui n’avaient pas lâché leurspistolets. Valvert leur fit signe. Obéissant à ce signe, ilspassèrent le pistolet à la ceinture et allèrent tous les trois seranger le long de la haie, où ils se tinrent immobiles etmuets.

Les deux adversaires tombèrent en garde, croisèrent lesfers.

En homme habile et prudent, d’Albaran se tint sur la défensive.Il ne pensait plus à tuer Valvert. Il ne pensait plus qu’à sauverle précieux papier dont la possession pouvait permettre à unaudacieux de s’approprier ces millions venus de si loin. Et commeil était un escrimeur de première force, il se flattait d’en venirà bout, dût-il, en ferraillant, chercher le papier dans lepourpoint et l’avaler.

Selon une méthode qu’il tenait de Pardaillan, Valvert attaquatout de suite par une série de coups droits foudroyants. D’Albarandut reculer plusieurs fois. Mais, tout en reculant, il se défendaitavec une vigueur et une adresse qui tinrent un instant l’assaillanten respect. Du moins, il le crut, lui.

En réalité, les coups que lui portait Valvert étaient destinés àsonder sa force. Cela, il ne le comprit pas. Mais ce qu’il comprittrès bien, par exemple, c’est qu’il avait affaire à un adversaireredoutable et qu’il devait jouer plus serré que jamais. Il lecomprit même si bien que, sans plus tarder, sa main gauche se mit àfourrager le pourpoint pour le dégrafer.

Valvert n’eut pas l’air de remarquer ce geste significatif.Selon une autre méthode de Pardaillan, il se mit à parler :manière de distraire l’adversaire et de l’amener à commettre unefaute.

– Ne croyez pas, au moins, dit-il, que mon intention est dem’approprier les millions deMme de Sorrientès.

– Que vous dites ! railla d’Albaran en paranttoujours.

– Je le dis parce que cela est. Ces millions sont destinésà un autre.

– Bah ! Qui donc ?

– Au roi, monsieur. Ces millions étaient destinés à lecombattre. Ils lui serviront à se défendre, c’est de bonneguerre.

– Il ne les tient pas encore.

– Non. Mais il les aura ce soir. Je tenais à vous direcela, à seule fin que vous puissiez le répéter à votre maîtresse.Par la même occasion, dites-lui que, dans cette affaire, je ne suisque le représentant de M. de Pardaillan. C’est lui qui,par ma main, lui prend cet argent pour le donner au roi. Etmaintenant que vous savez cela, finissons…

En même temps, il se fendit à fond.

D’Albaran laissa échapper son épée et s’affaissa en poussant uncri sourd.

Valvert se baissait déjà vers d’Albaran. À ce moment il entenditune voix furieuse :

– Larron ! hurlait-on.

– Prenez garde ! crièrent trois voix inquiètes.

Il se sentit happé, enlevé avec une force irrésistible, rejetérudement en arrière. En même temps, il entendait une voix, qu’ilreconnut sur-le-champ pour être celle de Pardaillan, quidisait :

– Doucement, jeune homme ! Que diable, on ne frappepas ainsi les gens par-derrière !

Il fut aussitôt debout. À la place dont il venait de l’arracherfort à propos, près du corps inanimé de d’Albaran, se tenait lechevalier de Pardaillan. De sa flamboyante rapière qu’il avait aupoing, Pardaillan tenait tête à un jeune homme d’une remarquablebeauté, le visage orné d’une fine moustache et d’une barbiche enpointe, vêtu avec une somptueuse simplicité qui fleurait son grandseigneur. Et ce jeune homme, en poussant des cris inarticulés,bondissait, tourbillonnait, portait des coups furieux, s’efforçant,mais en vain, d’écarter celui qui lui barrait la route, pour courirsus à Valvert qu’il avait failli étendre roide sur le corps ded’Albaran, en le frappant par-derrière.

– Vous avez le papier ? demanda Pardaillan qui secontentait de parer comme en se jouant les coups que lui portaitcet adversaire inconnu, doué d’une agilité surprenante.

– Oui, monsieur.

– À cheval alors, et filez.

– Mais monsieur…

– Filez, vous dis-je !

– Bien, monsieur.

Mais pour monter à cheval il fallait les chevaux. Et ils étaientderrière l’enragé qui barrait la route. Ils broutaient paisiblementle feuillage de la haie. Landry Coquenard s’élança. Plus vif quelui, l’enragé tourna le dos à Pardaillan stupéfait et courut auxchevaux. Deux fois de suite, avec une rapidité effrayante, il leval’épée et la plongea dans le poitrail des deux pauvres bêtes quis’abattirent.

Ceci fait, l’inconnu revint au pas de course et, de son épéerouge de sang jusqu’à la garde, il chargea de nouveau Pardaillanavec plus d’impétuosité que jamais.

– Le superbe lionceau ! admira Pardaillan en lui-même.Qui diable ce peut-il bien être ?

Mais, tout en tenant tête, il avait fait un signe. À ce signe,Gringaille s’était précipité derrière la haie et ramenait deuxchevaux : le sien et celui d’Escargasse.

– À cheval ! répéta Pardaillan sur un tond’irrésistible commandement.

Valvert et Landry Coquenard obéirent. Ils sautèrent en selle ets’ébranlèrent.

Mais alors, l’inconnu bondit de nouveau en arrière. Avec unerapidité fantastique, il prit la fuite. Du moins, on pouvait croirequ’il prenait la fuite. Il n’en était rien. Au bout d’une vingtained’enjambées, il s’arrêta. Il se retourna, et solidement campé aumilieu du chemin, faisant siffler sa rapière dégouttante de sang,d’une voix tonnante :

– On ne passe pas ! signifia-t-il.

La situation devenait ridicule. Et cela par la faute dePardaillan qui ménageait cet enragé d’une bravoure folle, certes,d’une force à l’escrime remarquable, mais qu’il aurait pu cependantexpédier promptement, s’il l’avait voulu. Mais Pardaillan, quiavait expressément recommandé qu’on ne tuât personne, trouvait quetrop de sang avait été répandu pour une question d’argent qu’iljugeait misérable, malgré l’énormité de la somme. Et il luirépugnait d’en verser davantage.

Cependant il comprit qu’il fallait en finir, qu’il ne pouvaitpas se laisser tenir plus longtemps en échec par ce jouvenceau.

– Je vais déblayer le chemin, dit-il à Valvert. Passez sansvous occuper de moi.

Il courut au-devant du jeune homme, décidé à en finir. L’autrele reçut de pied ferme. Les fers s’engagèrent jusqu’à la garde.Mais, cette fois, Pardaillan attaquait. Bien qu’il parût posséder àfond la science de l’escrime, l’inconnu, visiblement, n’était pasde force. Plusieurs fois, il était arrivé trop tard à la parade. Iln’avait tenu qu’à Pardaillan de le tuer raide, tout au moins de leblesser assez sérieusement pour le mettre dans l’impuissance decontinuer la lutte. Malgré tout, doué d’un courage indomptable,d’une énergie farouche, il n’avait pas reculé d’un pouce, il avaitrefusé de céder à la pression de Pardaillan qui tendait à l’obligerà livrer le passage.

« Diantre soit de l’obstiné ! se dit-il. C’est qu’ilse ferait tuer, plutôt que de céder pied. Allons, j’eusse voulu luiépargner cette humiliation, car, quel qu’il soit, c’est un brave.Mais il n’y a pas moyen de faire autrement… À moins de le tuer… Etceci, je ne le veux pas… »

Ayant fait cette réflexion, Pardaillan prépara son coup par unesérie de feintes savantes, lia l’épée de son adversaire… Et l’épée,comme arrachée par une force irrésistible, sauta, décrivit unecourbe dans l’espace, alla tomber dans la rivière.

– Malédiction sur vous, chevalier d’enfer ! rugitl’inconnu qui ne se possédait plus.

Il paraissait si confus et si désespéré que Pardaillan en eutpitié. Et il s’excusa doucement :

– Ma foi, monsieur, je suis désolé de traiter ainsi unbrave tel que vous, mais convenez que c’est un peu de votrefaute.

– Il fallait me tuer, monsieur ! lança l’inconnu dansun grondement terrible.

– C’est ce que j’eusse été désespéré de faire, répliquaPardaillan. Et, de son œil perçant, il étudiait l’inconnu plusattentivement qu’il ne l’avait fait jusque-là. C’est qu’il sedisait :

« Il me semble que je connais cette voix !… Où diablel’ai-je donc entendue ?… »

Et Pardaillan qui pensait ingénument que tout était ditmaintenant rengaina paisiblement, après avoir galamment salué del’épée le vaincu.

Valvert et Landry Coquenard, qui attendaient avec curiosité lafin de la passe d’armes, pensèrent comme lui que tout était dit etque le passage était libre. Ils donnèrent aussitôt de l’éperon etpartirent au trot.

Ils ne savaient pas à quel entêté particulièrement tenace etsuprêmement insoucieux de la mort ils avaient affaire. Il nes’avouait pas encore vaincu, lui. Alors qu’ils pensaient en êtredébarrassés, ils le virent de nouveau campé au milieu du chemin, lebuste penché, solidement arc-bouté sur les jambes et, dans sonpoing droit crispé, il tenait un poignard acéré qu’il venait desortir de son sein. Et toute son attitude criait qu’il se feraitécraser, fouler aux pieds des chevaux, plutôt que de céder d’uneligne.

« Ce n’est plus de l’obstination, c’est de la foliepure ! » songea Valvert qui, comme Pardaillan, admiraiten connaisseur la folle bravade.

Cependant, tout en admirant, il poussa son cheval droit surl’inconnu.

À son tour, Pardaillan regardait, les bras croisés. Il nesongeait pas à intervenir. À quoi bon ? Il savait bien queValvert passerait, maintenant. Il s’intéressait vivement à cetintrépide et extraordinaire lutteur. Au reste, il n’était pasinquiet sur son compte : il connaissait bien Valvert, ilsavait qu’il se ferait un point d’honneur de ne pas toucher à celuiqu’il avait ménagé, lui, Pardaillan, et qui, d’apparence frêle etdélicate, avait osé se dresser seul, devant cinq hommes dont lemoins fort n’eût fait qu’une bouchée de lui, et qui maintenant, sonméchant petit poignard à la main, ferme comme un roc, voyait sanssourciller venir à lui l’énorme masse que représentaient le chevalet son cavalier.

Pardaillan regardait donc, sans songer à intervenir et, l’espriten éveil maintenant, il ressassait sans trêve cette question qu’ils’était déjà posée : « Où diable ai-je entendu cettevoix ? »

Odet de Valvert, au trot de son cheval, allait droit surl’inconnu qu’il ne quittait pas des yeux. Celui-ci, de son côté,dévorait de son regard ardent la masse mouvante qui se précipitaitsur lui.

« Pardieu, se dit Valvert, c’est le poitrail de mon chevalqu’il vise. Quitte à se faire écraser, il veut me démonter,m’empêcher d’utiliser ce papier que j’ai pris sur d’Albaran,profiter de ma chute pour s’en emparer et le détruire. »

Ayant cette idée, il prit le papier qu’il avait passé à saceinture et le mit prudemment dans la poche intérieure dupourpoint. En même temps, il cria :

– Place !… place ! ventrebleu, ou vous allez vousfaire écraser !

– On ne passe pas ! rugit de nouveau l’inconnu.

Valvert arriva ainsi jusqu’à deux pas de l’inconnu. Celui-ci seramassa sur lui-même, se tint prêt à s’effacer au bon moment et àfrapper la bête au passage. Car c’était cela sa manœuvre. Manœuvretrès simple en vérité, mais qui nécessitait, outre un sang-froidinaltérable, une sûreté de coup d’œil et de main peu commune.

Cette manœuvre, il ne put pas l’accomplir. Ou du moins ill’exécuta, mais la manqua. Au moment où il allait l’atteindre,Valvert, d’un coup d’éperon, fit faire à son cheval un écart. Ensomme, la même manœuvre qui lui avait déjà réussi avec d’Albaran,qui eût désarçonné tout autre qu’un écuyer consommé comme lui, etqui amena un sourire de satisfaction sur les lèvres de Pardaillanattentif. Le coup de poignard de l’inconnu porta dans le vide.

Il y avait mis tant de violence qu’emporté par son élan ilperdit l’équilibre et faillit aller s’étaler au milieu du chemin.Il ne tomba pas, pourtant. Avec une adresse et une force rares, ilréussit à ressaisir son équilibre.

Mais, quand il se redressa, Valvert était déjà passé. Et c’étaitmiracle qu’il ne fût pas allé, lui, piquer droit dans larivière.

L’inconnu, écumant de rage impuissante, le poursuivit de sesclameurs :

– Arrête ! arrête !… Larron !… Détrousseurde grand chemin !… Arrête !…

Et Pardaillan se disait toujours :

« Où diable ai-je entendu cette voix ?… Cette voix quifait penser au rugissement du tigre en fureur ?… »

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