La Fin de Fausta

Chapitre 11FLORENCE

Quelques secondes après la sortie de Concini, Marie de Médicisqui paraissait se contenir difficilement, se leva, et d’une voixagitée, dit à Fausta :

– Je me retire dans mes appartements, princesse.L’indignation m’étouffe, je suis à bout de forces, et je sens quesi je demeurais un instant de plus, j’éclaterais et ferais unesclandre terrible. Je préfère vider les lieux.

– La reine me permettra-t-elle d’aller lui faire marévérence chez elle ? demanda Fausta de son aircérémonieux.

– Certainement, cara mia, autorisa Marie deMédicis, j’espère bien que vous ne quitterez pas la maison sansvenir vous entretenir un instant avec moi. Nous avons tant dechoses à nous dire.

– Dès que Sa Majesté m’aura donné mon congé, je passeraichez vous, madame, promit Fausta.

Et avec un sourire :

– Visite intéressée, je vous en avertis d’avance, madame.J’ai une faveur à solliciter de Votre Majesté.

– Je vous répète que je n’ai rien à vous refuser, fit Mariede Médicis. Et, se reprenant :

– À condition toutefois que ce que vous me demanderez soiten mon pouvoir. Car, à présent que monsieur mon fils se mêled’avoir des volontés à lui et de sacrifier ses plus dévoués, sesplus éprouvés serviteurs à je ne sais quels aventuriers inconnus detous, je ne sais plus jusqu’où peut aller encore mon autorité, niseulement si j’ai encore une autorité.

– Vous êtes toujours régente, madame. Par conséquent, vousdétenez toujours le pouvoir et le détiendrez jusqu’à l’an prochain,époque où le roi atteindra sa majorité. Et même alors, le pouvoirvous restera : si, selon les lois humaines, le roi seraproclamé majeur, selon les lois de la nature, il sera encore unenfant que vous pourrez diriger à votre gré. Vous oubliez tropfacilement ces choses qui sont essentielles pour vous.

– C’est vrai ! Et voici que déjà vous me remettez dubaume dans le cœur.

– Pour en revenir à la grâce que je veux solliciter devous, elle dépend uniquement de vous, et le roi ni personne aumonde ne pourra vous empêcher de me l’accorder, si tel est votrebon plaisir.

– Alors, elle est accordée d’avance. À tout à l’heure,princesse. Et, elle sortit, suivie de Léonora à qui elle avait faitsigne.

Tant qu’elles furent dans des salles où se tenaient desgentilshommes de service, des gardes, des huissiers, des laquais,la reine garda son allure majestueuse et ce que nous pourrionsappeler son « masque de parade ». Derrière elle, Léonora,qui paraissait réfléchir profondément, et derrière Léonora, àdistance respectueuse, la troupe froufroutante et pépiante desgracieuses demoiselles d’honneur – qui avaient suivi, naturellement– et parmi lesquelles nous citerons pour mémoire : Antoinettede Rochebaron, Victoire de Cardaillac, Marie de Lavery, Sabine deColigny, Geneviève d’Urle, Catherine de Loménie.

Mais, dès qu’elle se trouva dans un couloir assez sombre etdésert, la reine laissa tomber le masque, montra un visage convulsépar la colère. Elle appela Léonora près d’elle et allongea le pas.Et tout de suite, en italien, elle éclata en plaintes, enrécriminations et en menaces aussi. Menaces qui s’adressaient aussibien au roi, son fils, qu’à « ces aventuriers de basseextraction par qui il se laissait sottement gouverner et qui, dutrain dont ils y allaient, auraient bientôt fait de la balayer,elle et ses amis, si elle n’y mettait bon ordre ». Ce à quoielle allait s’employer au plus vite, bien entendu.

Elle ne pensait plus à cette demande que voulait lui faireFausta et qu’elle avait accordée d’avance. Elle n’y avait attachéaucune importance.

Si elle n’y pensait plus, Léonora y pensait, elle. Nous pouvonsmême dire qu’elle ne pensait qu’à cela, en écoutant d’une oreilledistraite les jérémiades ininterrompues de sa maîtresse,auxquelles, par bonheur, elle n’avait pas à répondre.

Elles arrivèrent dans l’appartement de la reine. Elleslaissèrent les « filles » comme on disait alors, ets’enfermèrent toutes deux dans le retrait de la reine. La reine semit à marcher avec agitation et continua de plus belle de gémir etde fulminer.

Léonora s’assit dans un coin, mit sa tête entre ses mains, sebouchant ainsi les oreilles, et continua de réfléchir, comme sielle avait été seule et que la reine n’eût pas existé pourelle.

Cela dura ainsi quelques minutes. À la fin, Marie de Médicis futfrappée du silence obstiné de sa confidente. Elles’emporta :

– Mais, réponds-moi donc ! Conseille-moi ! Parle,dis quelque chose, au moins ! Comment, il s’agit de lasituation et de la vie de ton mari, et tu ne dis rien, tu melaisses me débattre toute seule ! Comment peux-tu demeurer sicalme, si indifférente ? Tu me fais bouillir !

Léonora redressa lentement la tête, fixa son regard de flammesur sa maîtresse et, très calme, en effet, comme si elle n’avaitpas entendu, n’ayant réellement pas entendu peut-être :

– Madame, soupçonnez-vous ce que la signora peut avoir àvous demander ?

Cette question traduisait tout haut la préoccupation intense quila harcelait tout bas depuis que Fausta avait parlé vaguement decette demande. Marie de Médicis ne le comprit pas. Pas plus qu’ellene comprit qu’il s’agissait d’une affaire sérieuse. Elle leva auciel deux bras désespérés, les laissa retomber d’un air accablé, etavec aigreur :

– Tu es extraordinaire, sais-tu !…

– Répondez-moi, je vous en prie, fit Léonora patiente ettenace.

– Comment, éclata Marie de Médicis, c’est tout ce quetrouves à me dire !… Quoi ! nous sommes dans unesituation terrible où nous pouvons succomber tous, nous avons àdébattre des choses redoutables, d’une importance vitale pour nous,et ton souci, ta préoccupation unique est de savoir ce queMme Fausta veut me demander !… Mais tu esfolle, folle à lier.

Sans se départir de son calme, en levant irrévérencieusement lesépaules, Léonora répliqua :

– Croyez-moi, Maria, de toutes les choses redoutable d’uneimportance vitale que nous avons à débattre, il n’en est pas deplus redoutable, de plus vitale que cette question qui vous paraîtoiseuse et que je vous pose pour la troisième fois : Qu’est-ceque la signora peut bien avoir à vous demander ?

Cette fois Marie de Médicis comprit que c’était on ne peut plusgrave et que Léonora n’était pas aussi folle qu’elle avait bienvoulu le croire. Et puis, Léonora l’avait appelée familièrement« Maria », ce qu’elle ne faisait que dans lescirconstances d’une exceptionnelle gravité. Elle sentitl’inquiétude s’insinuer en elle. Et cette fois, ellerépondit :

– Est-ce que je sais, moi !… Et toi, lesais-tu ?

– Je crois que je m’en doute, Maria.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Je crois, vous entendez, Maria, je crois, c’est-à-direque je ne suis pas sûre, mais cependant il faudra agir comme sinous étions absolument sûres de notre fait.

– Pour Dieu, achève et dis-moi ce que tu crois, haletaMarie de Médicis, qui maintenant était pendue à ses lèvres.

– Je crois qu’elle veut nous demander de lui donnerFlorence, acheva enfin Léonora.

– Ma fille ! sursauta Marie de Médicis, qui devinttrès pâle et se sentit frissonner d’épouvante. Et que veut-elle enfaire ?

– Ceci, je le sais. Et tranquillisez-vous, madame, je vousle dirai quand le moment sera venu.

– Tu ne peux pas me le dire tout de suite ?

– Non, madame. Mais, je vous le répète, vous saurez toutquand le moment sera venu.

Marie de Médicis savait qu’elle ne lui ferait pas dire cequ’elle avait résolu de taire. Elle n’insista pas.

– Mais je ne veux pas lui donner Florence !s’écria-t-elle. Ce serait me perdre.

– Vous ne pouvez pas lui refuser.

– Pourquoi ? pourquoi ?

– Parce que pour vous, dans votre intérêt, il estindispensable que vous demeuriez au mieux avec elle. Si vous luirefusiez, elle comprendrait que vous connaissez son jeu. Ellebrouillerait les cartes et nous échapperait.

– Lui donner Florence, jamais ! protesta Marie deMédicis avec toute l’énergie dont elle était capable.

– Voulez-vous me laisser faire ? Je me charge, moi, deparer le coup.

– Je ne demande que cela ! Je n’ai que toi à qui jepuisse me fier, moi !

Elle avait pris un ton larmoyant pour dire cela. Elle commençaità s’affoler déjà. Léonora eut un mince sourire de dédain.Néanmoins, elle comprit qu’il était nécessaire de la rassurer.

– J’ai commencé par vous dire que je ne suis pas sûre demon fait. Je puis me tromper.

– Oui, mais tu as ajouté que nous devions agir comme sinous étions sûres de ne pas nous tromper.

– Et je vous le répète, encore.

– Agissons donc… Car jamais, quoi qu’il en doive résulter,je ne lui donnerai Florence… Ni à elle, ni à d’autres… Je ne suisdéjà pas tranquille l’ayant sous la main, juge un peu de ce queserait ma vie si elle s’en allait. J’en deviendrais folle. Parledonc, ma bonne Léonora.

Et la « bonne Léonora » parla en effet. Ce qu’elle ditfut très bref d’ailleurs : quelques phrases lui suffirent.

– Et tu crois que Florence acceptera ? interrogeaMarie de Médicis qui ne paraissait pas très convaincue.

– J’en réponds, madame, affirma Léonora. Vous ne connaissezpas cette enfant, vous, madame, parce que vous ne la voyez jamais.Moi qui la vois tous les jours, j’ai appris à l’apprécier. C’estune belle nature, madame, et dont vous seriez fière… si vouspouviez l’avouer. Pour cette mère qu’elle ne connaît pas, elle estprête à tous les sacrifices. Et c’est une chose vraimentmerveilleuse, qui a fini par me toucher malgré moi, que l’adorationde cette enfant pour une mère qu’en bonne justice elle serait endroit de détester. Je suis sûre qu’elle n’hésitera pas et suivrames conseils de la meilleure volonté du monde.

– Va donc, autorisa Marie de Médicis, et fais vite, car lasignora ne peut tarder, et il est essentiel qu’elle ne se doute pasque nous nous sommes entendues d’avance avec cette enfant.

– J’y vais, madame, dit Léonora qui se leva et sortit.

Elle n’alla pas loin. Au fond d’un étroit couloir intérieur,elle ouvrit une porte et entra. Elle se trouva dans l’antichambred’un petit appartement : l’appartement auquel ses fonctionslui donnaient droit, qu’elle n’habitait pas et où elle ne couchaitque lorsque les nécessités du service l’exigeaient. Meublé avec cemême luxe fabuleux qu’on voyait dans les deux maisons de Concini,ce petit appartement se composait, outre l’antichambre, d’une sallede réception, d’une chambre à coucher et d’un cabinet de toilette,le tout en enfilade.

Dans l’antichambre veillait une femme d’une quarantained’années. C’était Marcella, la suivante et la femme de confiance dela maréchale d’Ancre : une Florentine comme elle. Répondantpar un sourire à la révérence à la fois respectueuse et familièrede Marcella, Léonora passa, traversa la salle de réception et lachambre à coucher, pénétra dans le cabinet de toilette. Là, elleouvrit une petite porte perdue dans la tapisserie et entra dans unechambre.

C’était une pièce de dimensions plutôt petites, qui paraissaittrès simple, si on songeait aux richesses accumulées dans lespièces qui la précédaient, ce qui n’empêche pas qu’elle était trèsconfortablement meublée. Cette pièce n’avait pas d’autre issue quela porte par où Léonora venait d’entrer. Elle était éclairée parune fenêtre qui n’était pas grillée et donnait sur une petite courde service intérieure. Au reste, cette fenêtre était située à unetelle distance du sol qu’on ne pouvait risquer le saut sans êtreassuré de venir se rompre les os sur les dalles de la cour.

Cette pièce, claire, gaie, perdue au fond de l’appartement deLéonora – perdu lui-même au fond des appartements de la reine –,c’était la prison où la fille de Concini et de Marie de Médicis setenait volontairement recluse. On conçoit aisément qu’Odet deValvert n’avait eu garde de la découvrir dans ce lieu si biencaché.

Au moment de l’entrée de Léonora, Florence se tenait assise prèsde cette fenêtre. Dès le premier jour, Léonora lui avait faitquitter ce costume éclatant, quelque peu théâtral, sous lequel lesParisiens s’étaient accoutumés à la voir exerçant son métier debouquetière des rues. Elle l’avait remplacé par un costume riche,mais très simple et de bon goût, tel qu’en portaient les filles dequalité. Et la Florentine avait pu constater que sous ces nouveauxatours elle avait tout à fait l’air d’une jeune fille de grandemaison. Il est de fait qu’il était impossible de voir jeune filleplus adorable, plus idéalement jolie.

On se souvient qu’elle était venue là librement, « pourvoir ce que sa mère allait faire d’elle », avait-elle ditelle-même. On se souvient également que Concini avait parus’intéresser à elle, puisqu’il lui avait glissé à l’oreille leconseil de ne jamais révéler qu’elle connaissait le nom de samère.

Or, depuis qu’elle était au Louvre, elle n’avait pas une fois vucette mère, qui pourtant vivait si près d’elle.

Quant à Concini, il était venu la voir une fois, le premierjour. Il était resté quelques minutes à peine avec elle. Il s’étaitmontré froid, cérémonieux. Il n’avait pas fait la moindre allusionà ce conseil qu’il lui avait donné la veille. Il s’était seulementexcusé de sa conduite, protestant que s’il avait connu alors lesliens qui l’unissaient à la jeune fille, il n’aurait pas agi commeil l’avait fait. Il était d’ailleurs très sincère, et sa passionétait bien étouffée à tout jamais. Il l’avait engagée à faire bonvisage à Mme d’Ancre et à se montrer soumise etrespectueuse envers elle, qui était disposée à se monter« bonne mère ».

Et, sans s’expliquer autrement sur ce mot qui avait fait dresserl’oreille à la jeune fille, il était parti.

L’infortunée Florence avait vainement attendu de lui un mot, ungeste, un élan qui lui permît de croire que la fibre paternelles’éveillait en lui. Pourtant, si elle fut déçue, elle n’éprouvaaucun chagrin. Et elle l’effara naïvement de constater qu’elle netrouvait en son cœur qu’indifférence pour ce père qui sortait dechez elle et qui la reconnaissait pour sa fille, tandis que toutesa tendresse allait à cette mère qui ne se montrait pas et qui nela reconnaîtrait sûrement jamais. Peut-être, sans s’en rendrecompte, gardait-elle contre lui un fonds de méfiance, de cetteconduite de la veille dont il venait de s’excuser.

Si Concini ne fit qu’entrer et sortir, Léonora passa presquetoute cette première journée avec elle. Bien qu’elle fût à peu prèsfixée, elle employa mille ruses plus subtiles les unes que lesautres pour arriver à ses fins : savoir si elle connaissait lenom de sa mère. Elle en fut pour ses frais :

Florence ne se trahit pas, ne commit pas la plus petiteimprudence. Léonora dut y renoncer. Fut-elle convaincue que lajeune fille ne savait rien ? Ce n’est pas bien sûr : elleavait l’œil terriblement clairvoyant, la Galigaï. Une chose dontelle ne douta pas, par exemple, c’est de cette passion filiale quiéclatait dans les paroles, dans les attitudes, dans les gestes etdans les yeux de la jeune fille chaque fois qu’il était question decette mère dont elle prétendait ignorer le nom. Et cela la rassuraplus que tout. Elle fut convaincue, et elle ne se trompait pas, quesi Florence savait la vérité, elle se couperait la langue plutôtque de prononcer une parole de nature à compromettre sa mère. Elleen fut si bien convaincue que, dès le deuxième jour, elledéclara :

– Ne croyez pas que vous êtes prisonnière ici. Vous êteslibre de circuler, même de quitter le Louvre si cela vous convient.Cependant, si cette affection que vous prétendez avoir pour votremère inconnue est réelle, je ne saurais trop vous engager à ne pasquitter cet appartement.

– Pourquoi, madame ?

– Parce que vous tueriez votre mère aussi sûrement que si,de votre propre main, vous lui plongiez un poignard dans lecœur.

Ceci était dit sur un ton et avec un air tels que Florence nedouta pas un instant de sa parole. Et frissonnante d’épouvante,sans hésiter, elle promit :

– Je ne bougerai pas de cette chambre.

– N’exagérons rien, dit Léonora avec un sourire livide,vous pouvez aller et venir à votre aise dans cet appartement quiest le mien.

– Je préfère ne pas quitter cette pièce, ce sera plusprudent, répéta la jeune fille.

– Ce sera comme vous voudrez, dit Léonora, cachant sasatisfaction sous un air d’indifférence admirablement joué.

Elle était sûre que la jeune fille tiendrait parole : ellel’avait bien jugée. Cependant, toujours prudente, elle ne s’enrapporta pas entièrement à elle. Et elle organisa autour d’elle unesurveillance discrète, mais très étroite. Cette surveillances’exerça avec tant d’adresse que Florence ne la soupçonna même pas.Elle tint parole, d’ailleurs, et ne bougea pas de cette pièce, oùelle-même s’était confinée. Elle put croire que sa réclusion étaitbien volontaire et qu’il ne tiendrait qu’à elle de la faire cesserquand il lui plairait. En réalité, elle était bel et bienprisonnière, et si elle avait essayé de sortir, elle se seraitaperçue qu’il lui était impossible de quitter cet appartement. Maiselle n’éprouva pas un instant la tentation de le faire.

Avait-elle oublié son fiancé, Valvert ?

Non. Elle pensait constamment à lui. Mais elle ne voulait riententer pour se rapprocher de lui. Et même elle était bien décidée àle fuir si, par extraordinaire, il parvenait à la découvrir et às’approcher d’elle. Cette résolution paraîtra peut-être étrange,incompréhensible. Elle s’explique pourtant, et voicicomment :

Florence, malgré le calme qu’elle montrait, savait très bienqu’elle n’était pas en sûreté près de ce père et de cette mère quil’avaient condamnée dès sa naissance. Elle savait que sa vie étaitmenacée et ne tenait qu’à un fil. Elle le savait, elle l’avaitcompris dès l’instant où sa mère, qu’elle venait de retrouver, luiavait donné l’ordre de la suivre. Sachant cela, elle l’avaitsuivie, malgré l’opposition de son fiancé qui, si on s’en souvient,avait voulu l’empêcher de commettre cette folie. Car Valvert, aussibien et mieux qu’elle peut-être, savait à quoi elle s’exposait ense livrant à la merci d’une mère monstrueusement égoïste, qui sedressait devant elle en ennemie mortelle parce qu’elle ne voyait ensa fille, miraculeusement sauvée, que la preuve vivante de sondéshonneur.

La sachant en péril, il était certain que si Valvert parvenait àla découvrir, il l’arracherait, au besoin malgré elle, aux griffesqui la tenaient et s’apprêtaient à la lacérer. Et cela, elle ne levoulait pas. Fût-ce en la payant de sa vie, elle voulait satisfairecette curiosité maladive qui lui avait fait dire qu’elle voulaitvoir « ce que sa mère allait faire d’elle ». Paroles qui,en réalité, signifiaient qu’elle voulait voir si sa mère aurait letriste, l’affreux courage de condamner à nouveau sa fille qu’unemanière de miracle avait sauvée autrefois.

Par suite de quelle aberration cette enfant, qui avait toutessortes de raisons de tenir à la vie, s’obstinait-elle dans ce quipeut être considéré comme une manière de suicide ? Ceci, nousavouons humblement que nous ne nous chargeons pas de l’expliquer.Pas plus que nous ne tenterons d’expliquer ce sentiment d’adorationqu’elle éprouvait pour cette mère qu’elle eût été en droit dedétester, comme l’avait dit un peu rudement Léonora à Marie deMédicis. Certaines natures d’élite ont ainsi des idées et dessentiments qui déconcertent et échappent à toute analyse.

Cependant, il nous faut dire que ce sentiment, si fort qu’ilallait jusqu’à lui faire accepter le sacrifice de sa vie, étaittrès pur, exempt de toute arrière-pensée intéressée. Florencecomprenait à merveille que sa mère ne pouvait pas la reconnaître,comme le faisait son père : la reine de France ne pouvait pasproclamer elle-même son déshonneur. Elle savait que sa mère,esclave du rang suprême qui était le sien, ne l’appellerait jamais« sa fille », même en l’absence de tout témoin et dans leplus profond mystère. Elle le savait, et elle l’acceptait avecrésignation. Son ambition n’allait pas si loin. Ce qu’elle désiraitardemment, c’était obtenir un mot, un regard, un geste qui luiindiquât que tout sentiment maternel n’était pas complètementétouffé chez la reine et que si elle n’était qu’une modestebourgeoise ou une humble femme du peuple, libre d’agir à sa guiseet n’ayant rien, ni personne à ménager, elle n’hésiterait pas à luiouvrir ses bras.

C’était là tout ce qu’elle espérait. Et c’était pour s’accordercette satisfaction infime, purement sentimentale mais respectableet touchante en somme, qu’elle avait risqué sa tête et faisait debonne grâce le dur sacrifice d’une liberté qui devait lui êtrechère plus qu’à toute autre, habituée qu’elle était à vivre augrand air et dans une indépendance absolue.

Et les jours s’étaient écoulés, mornes et terriblement longs,sans lui apporter la réalisation de ce désir pour lequel elles’immolait elle-même. Pas une fois elle n’avait vu sa mère quin’était pas venue la voir, qui ne l’avait pas fait appeler, quisemblait l’avoir décidément abandonnée aux mains de la maréchaled’Ancre.

Par contre, nous l’avons dit, Léonora venait la voir tous lesjours et passait parfois de longs moments avec elle. À la suite deces entrevues quotidiennes, une sorte d’intimité avait fini pars’établir entre ces deux femmes qui ne sympathisaient pas et nepouvaient pas sympathiser : Florence avait trop de bonnesraisons de se méfier de Léonora, et de plus elle comprenait bienqu’elle ne pouvait inspirer aucune affection à l’épouse de l’hommedont elle était la fille naturelle. La douceur avec laquelleLéonora l’avait traitée ne l’avait pas touchée d’abord. Ellen’était pas dupe et se rendait très bien compte que cette douceurétait feinte et n’avait d’autre but que de lui arracher son secret.Mais, soit calcul, soit habitude déjà prise, Léonora avait persistédans cette douceur, même après avoir constaté qu’elle neparviendrait pas à lui arracher ce secret, et y avoir renoncé. Etla jeune fille était trop généreuse pour ne pas lui savoir gré den’avoir pas modifié son attitude bienveillante, après cetéchec.

Pour ce qui est de Léonora, elle haïssait déjà la jeune fillelorsqu’elle ne voyait en elle qu’une rivale. Elle avait continué dela haïr lorsqu’elle avait appris qu’elle était la fille de Concini.Cette haine, qui provenait d’une jalousie rétrospective, ne pouvaitpas être aussi forte que la précédente. Malheureusement, sur cettehaine, qui aurait pu assez facilement s’atténuer, était venue segreffer la crainte. Florence, fille de Concini, était, pour sasécurité, une menace plus redoutable encore que Brin de Muguet,petite bouquetière des rues, dont Concini s’était ou se croyaitépris. Et quand il s’agissait de la sécurité de Concini, Léonora semontrait plus froidement, plus terriblement implacable que si elleavait été poussée par la haine la plus féroce.

Par bonheur pour la jeune fille, Léonora avait rapidement acquisla certitude absolue que jamais aucune mesure ne viendrait d’elle.Au contraire, elle était prête à se sacrifier pour sa mère, à laseconder de toutes ses forces pour détourner d’elle les coups deses ennemis. Du coup disparaissaient en même temps et la menacesuspendue sur la reine, et celle qui pesait sur Concini, dont lafortune dépendait uniquement de sa maîtresse et qui devait tomberet se casser les reins, si elle tombait, ou si ellel’abandonnait.

Florence cessant d’être dangereuse par elle-même, Léonora, qu’onaurait tort de voir accomplissant le mal pour le seul plaisir defaire le mal, n’avait plus de raison de s’acharner après elle et dela poursuivre de sa haine. Elle lui était donc devenueindifférente. Puis elle avait subi malgré elle le charme puissantqui émanait de la jeune fille ; elle avait, ainsi qu’ellel’avait dit à Marie de Médicis, été touchée par la noblesse de cesentiment qui faisait que l’enfant oubliait volontairement lestorts de la mère pour ne se souvenir que d’une chose : c’estqu’elle était, malgré tout, la mère.

Et Léonora, malgré elle, en était venue non pas à aimer (jamaiselle ne pourrait l’aimer) la fille de Concini, mais à éprouver pourelle une certaine bienveillance qui n’allait pas sans un certainrespect. Non seulement elle n’aurait pas voulu lui faire du mal,mais encore elle se sentait disposée à lui être utile ou agréable.À condition, bien entendu, que cette bienveillance ne porteraittort en rien à son bien-aimé Concini.

En voyant paraître la marquise d’Ancre, Florence se leva et luiavança un fauteuil. Du geste, Léonora refusa de s’asseoir et, sansplus tarder, aborda le sujet qui l’amenait.

– Mon enfant, dit-elle, dans un instant, la duchesse deSorrientès, qui, paraît-il, s’intéresse particulièrement à vous, vavenir demander à la reine la permission de vous emmener avec elle.Elle veut, à ce qu’elle dit, vous avoir chez elle, au nombre de sesfilles d’honneur, et se charge de votre établissement.

– Du temps très proche encore, où j’exerçais mon métier debouquetière des rues et où j’allais porter des fleurs chez elle,Mme la duchesse de Sorrientès avait bien voulu memarquer une grande bienveillance. Je ne pensais pas, pourtant,qu’elle s’intéresserait à moi au point que vous dites, madame,répondît Florence, sans que rien dans sa physionomie indiquât sil’intérêt que lui portait la duchesse lui était agréable ounon.

– La duchesse, reprit Léonora, s’intéresse énormément àvous. Ne croyez pas cependant que ce soit par affection pour vous.La vérité est que la duchesse sait qui vous êtes. La vérité estqu’elle est l’ennemie mortelle et la plus acharnée de votremère.

– Pourquoi, si elle déteste ma mère, veut-elle me prendrechez elle ?

– Ne le devinez-vous pas ? Pour vous avoir sous lamain et se servir de vous pour perdre votre mère.

– Madame, dit Florence avec un accent d’indiciblemélancolie, dès le premier jour, j’ai compris que ma naissancen’était pas régulière et que, chose affreuse et qui me déchire lecœur, le fait que je suis vivante, à lui seul, constitue une menacemortelle pour celle qui m’a donné le jour. Aussi, lorsque, aprèsm’avoir conduite ici, vous m’avez conseillé de ne pas sortir de cetappartement si je ne voulais pas être cause d’un grand malheur quifrapperait ma mère, je vous ai prise à demi-mot. Et, sans hésiter,je vous ai engagé ma parole de ne pas bouger de cette pièce.

– Parole que vous avez scrupuleusement tenue, je lereconnais volontiers. Mais, où voulez-vous en venir ?

– À vous dire que niMme de Sorrientès, ni personne au monde ne mefera dire ou faire quoi que ce soit qui puisse nuire à ma mère.

– La force avec laquelle vous parlez prouve votresincérité, sourit Léonora. Mais vous vous abusez étrangement sivous croyez que Mme de Sorrientès agira augrand jour. C’est tortueusement et dans l’ombre qu’elle poursuivrases détestables menées que vous ignorerez, comme de juste, et quevous couvrirez inconsciemment par votre seule présence près d’elle.N’est-ce pas ainsi, tortueusement et de longue main, qu’elle s’estefforcée de vous attirer à elle et de capter votreconfiance ?

– Vous croyez, madame, qu’elle savait qui j’étais dès cemoment-là ?

– N’en doutez pas, assura Léonora avec la force de lasincérité. Et reprenant :

– Voyez comme elle agit encore maintenant. À la prière deM. d’Ancre, la reine a bien voulu s’intéresser à vous. Cetintérêt s’est borné à vous inviter, assez sèchement, à la suivre auLouvre. C’est tout. Depuis lors, cet intérêt ne s’est plusmanifesté. Elle vous a totalement oubliée. Et cela seconçoit : elle a tant de soucis en tête. Vous êtes donc icichez moi, sous ma garde, sous ma protection, à moi.Mme de Sorrientès le sait très bien et quec’est à moi, à moi seule, qu’elle aurait dû demander si je voulaisvous donner à elle. Elle s’est bien gardé de le faire, sachant queje refuserais, moi, par amitié pour votre mère. Elle s’est adresséeà la reine pour me faire forcer la main.

– Et vous croyez que la reine accordera ce que vous auriezrefusé ?

– Eh ! ma pauvre enfant, qu’est-ce que vous voulez quecela fasse à la reine que vous demeuriez avec moi ou avecMme de Sorrientès ? Elle va donc vousdonner à elle. Et moi je serai contrainte de m’incliner devant sadécision, qui sera un ordre pour moi. Et votre mère sera perdue,irrémissiblement perdue.

– Cependant, madame, insinua Florence effrayée, si jerefuse de la suivre ? La reine, il me semble, ne pourra m’ycontraindre.

– Assurément non, dit Léonora qui sourit en voyant qu’ellevenait d’elle-même là où elle avait voulu l’amener.Mme de Sorrientès elle-même, si vous refusezde la suivre, se verra forcée de s’incliner devant votre volonténettement exprimée. J’ai voulu vous prévenir. C’est fait. À vous dedécider si vous voulez perdre votre mère en suivantMme de Sorrientès ou la sauver en restant chezmoi.

– Mon choix est tout fait, madame, et je demanderai àrester avec vous, puisque vous voulez bien le permettre.

– En ce cas, tenez-vous prête. On viendra vous chercherdans un instant.

Et Léonora ayant obtenu ce qu’elle voulait, se dirigea aussitôtvers la porte qu’elle ouvrit. Avant de franchir le seuil, elle seretourna, et avec une indifférence apparente :

– N’oubliez pas que s’il vous plaît de changer d’avis, vousêtes entièrement libre.

En disant cela de son air le plus détaché, elle la fouillait deson œil de feu. Florence, qui n’avait pas été dupe de sa manœuvre,comprit qu’elle désirait emporter une assurance formelle de sadécision. Elle la rassura :

– À moins qu’on ne m’y contraigne par la force, je nesuivrai pas Mme de Sorrientès, dit-elle avectoute l’énergie dont elle était capable.

Léonora sourit : elle était sûre, maintenant, qu’ellepouvait compter sur elle. Elle lui fit un signe de têtebienveillant et sortit.

Seule, Florence resta debout, les bras appuyés au dossier dufauteuil. Et, l’œil perdu dans le vague, elle demeura un longmoment rêveuse, réfléchissant profondément. Elle repassait dans sonesprit le bref entretien qu’elle venait d’avoir avec Léonora. Etelle n’eut pas de peine à rétablir la vérité.

« C’est ma mère qui me l’a envoyée, c’est certain »,songeait-elle.

Et avec un soupir :

« Pauvre mère, que de mal elle se donne et à quelles rusescompliquées, et pourtant si transparentes pour moi, elle se voitcontrainte de recourir pour me cacher une chose que je sais sibien ! Que ne se confie-t-elle à moi ! Comme j’auraisvite fait de la tranquilliser !… Mais elle ne peut parler,elle ne peut se confier à moi qu’elle ne connaît pas, hélas !Elle est reine… et c’est de là que vient tout le mal ! Quen’est-elle une bonne petite bourgeoise !… Mais elle estreine !… Elle est reine et la voilà menacée, à cause de moi,dans son honneur ! Il est certain qu’il vaudrait mieux pourelle que je fusse morte ! Oui, ma mort seule pourrait ladélivrer des inexprimables angoisses dans lesquelles elle se débat.Et pourtant elle ne m’a pas condamnée. Et tout, dans sa conduite,me prouve qu’elle s’efforce de me sauver. Pourquoi agit-elle ainsi,si ce n’est parce que, au fond, tout au fond de son cœur, ellegarde un peu de tendresse pour l’enfant qu’elle a dû abandonnerautrefois et qu’elle ne pourra jamais reconnaître… parce qu’elleest reine. Ah ! ce n’est pas cette reconnaissance quej’attends d’elle. Tout ce que j’attends d’elle, c’est qu’elle medise un jour, fût-ce d’une manière détournée, qu’elle me garde unepetite place dans son cœur. Et je commence à croire maintenant quece jour bienheureux luira tôt ou tard pour moi. »

Pendant qu’elle s’illusionnait ainsi, Léonora revenait près deMarie de Médicis et, voyant sa mine inquiète, se hâtait de larassurer :

– Je vous l’avais bien dit. Elle est venue d’elle-mêmeau-devant de mes désirs : elle est très intelligente et saisittout à demi-mot. Elle refusera de suivre la signora, soyez sansinquiétude, madame.

– Ah ! Léonora, toutes ces secousses finiront par metuer, gémit Marie de Médicis.

– Il faut réagir, gronda Léonora avec une certaine rudesse,vous vous laissez trop aller. Et que devrais-je dire, moi !Voici Concini en pleine disgrâce. Aujourd’hui, le roi n’a pastrouvé assez d’affronts à lui infliger en public. Notre situationest sinon perdue, du moins fortement compromise. Et cependant, vousle voyez, j’oublie nos affaires pour m’occuper avant tout desvôtres. Et je ne me plains pas. Surtout, je ne perds pas la tête,comme vous le faites.

– Tout le monde n’a pas ton énergie virile.

– Vous pouviez tomber sur une intrigante qui, par intérêt,n’aurait pas hésité à se tourner contre vous, à se prêtercomplaisamment à toutes les combinaisons louches de vos ennemis età se faire leur complice. Au lieu de cela, vous avez cette chanceinespérée de tomber sur une nature noble et généreuse, qui se prêtedocilement à tout ce que nous voulons, qui s’immole elle-même pourne songer qu’à vous. Vous devriez vous sentir rassurée, remercierDieu de cette grâce qu’il vous accorde dans votre malheur. Et vousvous plaignez. Vous n’êtes pas juste.

– Tu diras ce que tu voudras, mais, pour moi, une seulechose pourrait me rendre la tranquillité que j’ai perdue :c’est si cette petite venait… à… disparaître.

« C’est donc là qu’elle voulait en venir », songeaLéonora. Et tout haut, froidement :

– Si vous l’ordonnez, madame, le marchand d’herbes du pontau Change trouvera bien à nous donner quelque drogue qui vous endébarrassera à la douce.

– Ainsi, tu m’approuves ? demanda Marie de Médicisavec une vivacité qui attestait qu’elle n’attendait que cetteapprobation pour agir.

– Non, madame, je ne vous approuve pas, répondit Léonoraavec le même calme sinistre. Je pense, au contraire, que vous nepourriez pas commettre de faute plus grave et qui pourrait avoirdes conséquences plus fatales pour vous que celle-là.

– Pourquoi ? demanda Marie de Médicis sans cacher sondépit.

– Parce que, expliqua Léonora, cette mort servira deprétexte à vos ennemis pour déchaîner le scandale. Parce qu’ilsl’exploiteront de toutes les manières et qu’elle leur servira depreuve pour appuyer leurs accusations. Preuve morale,direz-vous ? D’accord, mais, convenez-en, cette preuve moralesera étrangement troublante. Non, madame, croyez-moi, il est troptard maintenant pour recourir à ce moyen extrême. Vous vousperdriez infailliblement, au lieu de vous sauver. Non, ce n’estplus la violence qu’il faut employer, c’est la ruse. D’ailleurs, labesogne vous sera facilitée par votre fille qui nous aidera detoutes ses forces, comme elle va nous aider tout à l’heure. J’ailonguement réfléchi à cette affaire. Il m’est venu une idée, encoretrop vague pour que je puisse vous l’expliquer. Je vais la mûrir,cette idée et, quand elle sera à point, je vous la soumettrai. Sije ne me trompe, je crois que c’est cela qui arrangera tout.Jusque-là, tenez-vous en au rôle que vous avez adopté ! C’estce que vous avez de mieux à faire.

– Je suivrai donc ton conseil, se résigna Marie de Médicis.Peut-être allait-elle reprendre ses lamentations, mais à ce momentFausta fut introduite dans le retrait.

Pardaillan ne s’était pas trompé quand il avait dit à Valvertqu’elle était femme à échafauder rapidement une autre combinaisonpour parer à la défection du duc d’Angoulême. Cette défection,qu’elle connaissait maintenant (et Pardaillan en était sûr, pour labonne raison que c’était lui qui l’avait fait aviser), avait été uncoup des plus rudes pour elle. Cependant, elle s’était remise, eton voit qu’elle ne renonçait pas à la lutte. Avait-elle mis surpied une autre machination ? C’est probable. Peut-être aussis’obstinait-elle par orgueil, parce que son principal adversaire –le seul qui comptait à ses yeux – était Pardaillan et qu’elle nevoulait pas avoir l’air de fuir devant lui.

Quoi qu’il en soit, elle était là, en présence de Marie deMédicis, prête à la lutte : lutte de femmes, toute de ruses etde perfidies, dissimulée sous des sourires et des caresses, quin’en était pas moins féroce, acharnée. Et quand nous disons qu’elleétait prête à la lutte, nous entendons à la lutte contre Léonora.Car il y avait beau temps qu’elle avait mesuré la valeur morale deMarie de Médicis, et elle savait que le seul adversaire vraimentredoutable qu’elle allait avoir à combattre, c’était la damed’atour et non pas la reine.

Marie de Médicis pouvait être d’une intelligence médiocre, celane l’empêchait pas d’être une comédienne remarquable, digne en touspoints de donner la réplique à ces deux autres comédiennesincomparables qu’étaient Fausta et Léonora. Elle le fit bien voiren cette circonstance. Comme si elle ne l’avait pas vue, depuisquinze jours, elle accueillit Fausta, qu’elle avait quittée il n’yavait pas une demi-heure, avec toutes les marques de l’amitié laplus vive, l’accabla de caresses et de protestations quiparaissaient très sincères. Et tout de suite, elle se mit à parlerdu roi et de son attitude inqualifiable vis-à-vis de ce pauvremaréchal d’Ancre, coupable seulement de se montrer serviteur tropdévoué.

Fausta qui, sans en avoir l’air, l’observait de son œil profond,la vit très animée sur ce sujet qui lui tenait particulièrement àcœur, et pour cause. Mais elle eut beau fouiller ses regards, sesattitudes, jusqu’à ses moindres inflexions de voix, elle nedécouvrit rien en elle qui indiquât qu’elle se méfiait, qu’elle setenait sur ses gardes. Rien qui fût de nature à lui révéler qu’elleétait devenue suspecte, que sa faveur était en baisse, et que cettefougueuse amitié qu’elle lui avait témoignée jusqu’à ce jour avaitreçu une atteinte, si minime qu’elle fût. Elle fut certaine qu’ellen’avait pas été devinée.

Rassurée sur ce point d’une importance capitale à ses yeux, ellelui donna complaisamment la réplique, la réconforta, l’encouragea,lui prodigua les conseils et les protestations d’amitié et dedévouement. La visite se prolongea d’une manière inusitée. Fausta,qui avait le temps, ne se pressait pas d’aborder le sujet quil’amenait et qui seul l’intéressait. La reine ne paraissait pass’apercevoir que le temps passait. Son plaisir paraissait évidentet elle s’y abandonnait avec sa fougue ordinaire. Et ce fut ellequi, aussi habile que Fausta, aborda la question qui leur tenaittant à cœur à toutes deux.

– Ne m’avez-vous pas dit, princesse, que vous aviez quelquechose à me demander ? fit-elle de son air le plusbienveillant.

– Quelque chose que vous vous êtes engagée d’avance àm’accorder, oui, madame, sourit Fausta.

– À condition que ce soit en mon pouvoir, rectifia la reineen riant.

– Vous me l’avez déjà dit, madame, et je vous ai réponduque la chose dépendait uniquement de vous, répliqua Fausta toujourssouriante.

– Alors, je ne me dédis pas.

– Au reste, c’est une chose qui n’a pas la moindreimportance, qui ne souffre aucune difficulté.

– Tant pis, tant pis. J’eusse voulu avoir quelquesobstacles à surmonter pour vous témoigner mon amitié. De quois’agit-il, cara mia ?

– Je me suis laissé dire, madame, que vous avez accueilliprès de vous une jeune fille, petite boutiquière des rues.

En parlant, Fausta observait attentivement et la reine etLéonora. Surtout Léonora qui, jusque là, n’avait pris part à laconversation que lorsqu’elle avait été directement prise à partie.Ni l’une ni l’autre ne broncha. Elles n’eurent pas un geste, pas lemoindre coup d’œil d’entente. La reine continua de soutenir avec lamême sérénité le regard de flamme de Fausta. Elle continua desourire de son sourire bienveillant.

– Une petite boutiquière des rues ! dit-elle en ayantl’air de chercher. Et comme si elle se souvenait tout àcoup :

– Eh ! mais ne serait-ce pas de ta protégée qu’ils’agit, Léonora ? fit-elle, de l’air le plus naturel dumonde.

– La signora veut-elle parler de Florence ? interrogeaLéonora avec un naturel aussi parfait.

– La bouquetière dont je parle avait été baptisée par lesParisiens du nom de Muguette ou Brin de Muguet. Elle répondaitindifféremment à ces deux noms.

– Alors, c’est bien de Florence qu’il s’agit. Il paraît queFlorence est son vrai nom, qu’elle avait oublié, et dont elle s’estbrusquement souvenue. À ce qu’elle m’a dit, du moins, expliquaLéonora.

– Je l’ignorais, fit froidement Fausta.

Elle pensait que Marie de Médicis avait fait intervenir Léonoraafin de se dérober et se retrancher derrière elle. Elle se disaitque la véritable lutte commençait et allait se poursuivre avec cenouvel adversaire. Et comme celui-là lui paraissait autrementredoutable que l’autre, elle ramassait toutes ses forces pour faireface.

Elle se trompait, d’ailleurs. Marie de Médicis ne songeait pas àdéserter. Elle reprit la conversation au point où elle avait paruvouloir la laisser tomber. Et, avec une curiosité exempte de touteinquiétude :

– Que lui voulez-vous, à cette petite, princesse ?

– Vous demander de me la donner, fit simplement Fausta.

– Vous la donner ? répéta Marie de Médicis, comme sielle ne saisissait pas bien.

– Cette petite m’avait amusée alors qu’elle venait chez moiapporter ses fleurs. Je lui avais promis de la prendre à monservice et de pourvoir à son établissement. Peut-être me suis-jeengagée un peu à la légère. Mais j’ai promis. Et je suis de cellesqui tiennent toujours leurs promesses.

En donnant ces explications d’un air enjoué, Fausta sedisait : « Attention, elle va refuser… Ou bien elle va serabattre sur sa “bonne Léonora” qui refusera pour elle. »

Elle se trompait encore. Marie de Médicis ne refusa pas. Elles’écria :

– Eh ! bon Dieu ! c’est là tout ce que vousvouliez me demander ? Elle ouvrait de grands yeux étonnés,elle jouait la comédie de la stupéfaction avec une perfection telleque Fausta s’y laissa prendre.

« Est-ce qu’elle ignorerait que cette petite est safille ? se dit-elle, pourquoi pas ?… Léonora qui sait,elle, sans quoi elle n’aurait pas emmené cette petite chez elle etne la garderait pas aussi soigneusement qu’elle le fait, Léonorapour des raisons à elle, peut très bien l’avoir laissée dansl’ignorance. »

Et tout haut, avec le même air enjoué :

– Je vous avais prévenue qu’il s’agissait d’une affairesans conséquence. Alors, c’est entendu, la reine veut bien medonner cette petite ?

– Quelle singulière question. Cette petite vousplaît ? Prenez-la et n’en parlons plus. Qu’est-ce que vousvoulez que cela me fasse, à moi ?… La seule personne, ici, quipourrait y trouver à redire, c’est Léonora qui, je ne saispourquoi, s’intéressait à elle. Mais Léonora fait tout ce que jeveux. Et puisque je vous la donne, moi, je suis bien certainequ’elle ne fera pas la moindre difficulté.

Fausta tourna vers Léonora son sourire qui s’était fait aigu.Mais la maréchale confirma simplement :

– Assurément non, madame. Moi non plus, je n’ai rien àrefuser à la signora.

– Là ! qu’est-ce que je vous disais… triompha lareine.

– À une condition, toutefois, ajouta Léonora.

« Ah ! ah ! songea Fausta, je me disais aussi queles choses marchaient trop bien, trop facilement !… »

– Fi ! Léonora, se récria la reine, tu devrais avoirhonte de poser des conditions.

– Madame, sourit Léonora, la condition que je veux poserest tout ce qu’il y a de plus naturel et de plus juste.

– Voyons cette condition si naturelle et si juste, ditFausta avec un imperceptible froncement de sourcils.

– C’est que Florence consentira à vous suivre, réponditLéonora avec son plus gracieux sourire.

– Mais cela va de soi ! s’écria la reine avec unepointe d’impatience et en lançant à Léonora un coup d’œilréprobateur.

– La condition est en effet juste et naturelle, reconnutFausta. Il n’est jamais entré dans ma pensée de faire violence àcette jeune fille. Je veux bien m’intéresser à elle avec sonassentiment, mais non malgré elle. N’importe, Léonora araison ; avant de décider, il convient de la consulter.

– Voilà bien des manières ! Si elle n’est pas ladernière des sottes, cette petite sera trop heureuse de voussuivre, affirma la reine d’un air très convaincu.

– Elle est loin d’être sotte et je suis à peu près sûrequ’elle ne se fera pas prier, appuya Léonora avec un sourireénigmatique.

– Je l’espère pour elle, sourit Fausta avec confiance.

– Princesse, proposa Marie de Médicis, voulez-vous que jefasse appeler cette petite et que nous réglions cette affaireséance tenante ? Vous pourrez ainsi l’emmener en vousretirant.

– J’allais vous le demander, madame, et je ne saurais tropvous remercier de votre bonne grâce.

– Vous n’y pensez pas, cara mia ! Cetteaffaire est si minime qu’elle ne vaut même pas un remerciement.

En disant ces mots avec un naturel si parfait que Fausta en futencore dupe, la reine frappait sur un timbre. Et à la personne quise présenta, elle commanda :

– Voyez dans l’appartement de Mme d’Ancre.Vous y trouverez une jeune fille. Amenez-la ici.

Fausta aurait dû triompher. Cependant, malgré le calme etl’assurance qu’elle montrait, elle était inquiète. Cette inquiétudelui venait de la trop grande facilité avec laquelle elle obtenaitune chose qu’elle n’espérait pas obtenir sans une lutte acharnée.Ce n’était pas Marie de Médicis qui l’inquiétait : elle avaitsi supérieurement joué son rôle qu’elle eût juré qu’elle ignoraitque c’était de sa fille qu’il était question. C’était Léonora quil’inquiétait : Léonora, qui savait, elle, avait vraiment cédétrop facilement. Elle se disait, avec raison, que cette facilitécachait un piège. Et elle cherchait à éventer ce piège pour parerle coup, s’il n’était pas trop tard. Et, chose curieuse, l’idée nelui venait pas que ce piège résidait dans cette condition« très juste et très naturelle » qu’elle avait posée.L’idée ne lui venait pas que Florence elle-même pouvait anéantirtoutes ses espérances en refusant de la suivre. Tant il est vraique les esprits les plus subtils se trouvent souvent en défautdevant des choses qui leur échappent par leur trop grandesimplicité même.

Florence fut introduite. Marie de Médicis ne la regarda pas.Cependant elle la vit très bien. Et comme Fausta et Léonora elleadmira la gracieuse aisance avec laquelle elle s’avançait, etsaluait, l’air d’indicible dignité qui se voyait dans sesattitudes, la rayonnante franchise du regard. Elle admira, mais nefut pas émue. Elle ne daigna pas lui adresser la parole. Et ce futFausta qui, sur un signe d’elle, parla :

– Mon enfant, dit-elle de cette voix douce et enveloppantequ’elle savait si bien prendre quand elle le voulait et au charmede laquelle il était si difficile de résister, je vous avais promisde vous attacher à ma personne. Vous avez peut-être pu croire quec’était là une promesse en l’air que j’avais oubliée. Je n’oubliejamais rien, et je tiens toujours, en temps et lieu, ce que j’aipromis. Le moment est venu de m’exécuter. Je le fais d’autant plusvolontiers que vous me plaisez beaucoup. Faites votre révérence àSa Majesté la reine, adressez vos adieux et vos remerciements àMme la maréchale d’Ancre et tenez-vous prête à mesuivre. Je me charge, moi, de votre avenir. Et la dot que je veuxvous faire sera telle que vous pourrez épouser l’homme de votrechoix, si riche, si haut placé soit-il.

Comme on le voit, l’idée d’un refus effleurait si peu Faustaqu’elle ne se donnait même pas la peine de consulter la jeunefille, ainsi qu’elle aurait dû le faire. Elle lui disait toutbonnement de se tenir prête à la suivre, et elle estimait que celadevait suffire.

Cependant Florence répondait :

– C’est du plus profond de mon cœur que je remercie VotreAltesse de la bienveillance qu’elle daigne me témoigner. Mais…

Ce « mais » et l’inappréciable suspension qui lesuivit suffirent à Fausta : instantanément elle comprit quelleavait été son erreur. Et, sans cesser de sourire, elle rugit dansson esprit :

« Voilà le piège que me tendait Léonora, et dans lequelj’ai donné tête baissée, sans rien voir ! »

Et tout haut, toujours souriante, toujours bienveillante, elleacheva pour la jeune fille :

– Mais vous préférez demeurer avecMme d’Ancre ?

D’une voix douce, mais ferme, sans hésiter, Florencerépondit :

– Oui, madame.

Et, s’excusant :

– Pardonnez ma franchise, madame, mais je ne suis pas uneingrate, et vous penserez comme moi, je l’espère, que ce seraitbien mal reconnaître les bontés dont elle m’a comblée que de laquitter ainsi. Je n’en suis pas moins profondément touchée del’offre généreuse de Votre Altesse.

Fausta comprit qu’elle avait perdu la partie. Elle se garda biend’insister. Bien que le coup qui l’atteignait fût sensible, pas unmuscle de son visage ne bougea. Elle continua de montrer cet airenjoué qu’elle avait pris, et pas une ombre d’amertume ou de dépitne vint troubler l’éclat souriant de son regard.

– N’en parlons plus, dit-elle simplement.

Bonne joueuse, elle se tourna vers Léonora et lui adressa unsourire et un signe de tête qui signifiait clairement :

« Bien joué ! »

Pendant qu’une certaine fixité dans le regard disait :

« J’aurai ma revanche. »

Léonora comprit à merveille ce langage muet. Mais elle demeuraimpénétrable et se garda bien d’y répondre.

Fidèle à un rôle qu’elle avait joué à la perfection jusque-là,Marie de Médicis, jouant le saisissement, s’écria :

– Comment, petite, vous refusez ! Savez-vous que c’estla fortune que vous refusez ? Savez-vous queMme de Sorrientès, à elle seule, est plusriche que le roi, moi et Mme d’Ancre réunis ?Si généreuse et si bien disposée qu’elle soit à votre égard,Mme d’Ancre, songez-y bien, ne pourra pas fairepour vous la centième partie de ce que feraMme de Sorrientès ! Cela mériteréflexion, il me semble.

Florence tressaillit : c’était la première fois, depuisqu’elle était au Louvre, que sa mère lui adressait la parole. Etd’une voix que l’émotion faisait trembler, fixant sur elle unregard chargé de tendresse, lentement, comme si elle voulait luilaisser le temps de pénétrer le sens caché qu’elle attachait à sesparoles :

– Vous savez que mes besoins sont modestes. La fortune etles titres, loin de me tenter, me font peur. Je n’oublie pas que jene suis qu’une pauvre fille du peuple, une humble bouquetière desrues, et que ma place n’est pas dans un monde trop au-dessus demoi, qui ne peut pas être le mien, et où je serais horriblementgênée. Je ne demande qu’à vivre modestement, à l’écart, obscure etignorée de tous… pourvu que je sente planer sur moi un peud’affection.

Elle voulait lui faire entendre, par ces mots, qu’ellen’attendait d’elle ni richesse, ni grandeur, ni titres, rien… Rienqu’un peu d’affection. La pauvre petite se donnait une peine bieninutile : Marie de Médicis était incapable de la comprendre.Et, de fait, elle la considérait de son œil sec, comme si elle luiavait parlé une langue tout à fait inconnue. Et elleacheva :

– Le sort que veut bien me faire Mme lamaréchale d’Ancre me paraît encore fort au-dessus de ma condition.Ce serait folie de ma part de ne pas m’en contenter… À moinsqu’elle ne me chasse…

– À Dieu ne plaise ! protesta Léonora, vous resterezavec moi tant qu’il vous plaira. Et je m’efforcerai de vous fairesentir un peu de cette affection qui est la seule chose que vousambitionnez. Votre décision est bien irrévocable,n’est-ce-pas ?

– Oh ! tout à fait, madame.

– Allez donc, mon enfant. Je ferai en sorte que vous nesoyez pas malheureuse avec moi.

Florence s’inclina dans une de ces gracieuses révérences qu’elleavait trouvées d’instinct et qui ne ressemblaient en rien auxrévérences de cour et sortit. Dès qu’elles furent seules, Faustas’écria, en toute sincérité :

– Voilà, certes, une charmante enfant !

– Vous voulez dire une belle sauvagesse, répliqua Marie deMédicis de sa voix aigre. Je suis désolée de ce qui vous arrive,princesse. Mais franchement, du caractère que je soupçonne à cettepéronnelle, je crois que vous n’avez pas à la regretter.

– Je ne suis pas de votre avis, madame, dit gravementFausta, en se levant.

Et la fixant de son œil perçant :

– Avez-vous remarqué quel grand air a cette petite, qui sedit elle-même une pauvre fille du peuple ?… Une fille dupeuple avec ces airs de princesse ! Allons donc ! M’estavis que celle-ci, sans le savoir, doit être de naissance illustre…Quelque fille de duc ou de prince, pour le moins. Mais c’est asseznous occuper d’elle.

– Convenez, princesse, dit Marie de Médicis assezembarrassée et qui se sentait rougir sous le regard de la terriblefouilleuse de consciences, convenez qu’il n’a pas tenu qu’àmoi…

– Madame, interrompit Fausta, je rends hommage à votrebonne volonté, et croyez bien que je me tiens pour votre obligéetout autant que si j’avais réussi. Oserai-je, maintenant, vousprier de m’accorder mon congé ?

– Allez, cara mia, allez. Mais revenezbientôt.

– Aussitôt que je le pourrai, madame.

Il y eut de nouvelles embrassades, force protestations de partet d’autre, et Fausta partit enfin sans qu’il fût possible dedémêler ses sentiments intimes, sous le masque d’enjouement qu’elles’était appliqué en entrant.

Marie de Médicis, qui s’était contenue difficilement jusque-là,triompha bruyamment dès que la porte se fut refermée sur elle. Etelle laissa tomber ce compliment à l’adresse de sa fille :

– Cette petite s’est comportée assez convenablement, mafoi !… Sauf qu’elle aurait pu se dispenser de nous assommer deses confidences. On ne lui en demandait pas tant. Qu’elle soitsimple et modeste, grand bien lui fasse ! Mais en quoi celapeut-il nous intéresser, nous ?

Léonora, qui ne triomphait pas, elle, qui, déjà, réfléchissaitprofondément, lui décocha à la dérobée un coup d’œil chargé dedédain : elle avait très bien compris, elle, ce qui avaitcomplètement échappé à la mère. On a pu s’apercevoir qu’ellen’était pas précisément tendre, Léonora. Mais, à sa manière,pareille en cela à Fausta elle-même, c’était une artiste qui sepassionnait pour ses œuvres ténébreuses et qui, tout en lesfrappant impitoyablement, savait, quand ils le méritaient, rendrehommage à la valeur de ses adversaires. Elle connaissait de longuedate l’étroitesse d’esprit et la sécheresse du cœur de Marie deMédicis. Mais l’attitude froidement dédaigneuse qu’elle prenaitvis-à-vis de sa fille, et cela au moment précis où elle venait delui rendre un service inestimable, en lui sauvant plus que la vie,cette attitude la choqua. Et elle releva avec quelquerudesse :

– Les confidences de votre fille (elle insistait sur cesdeux mots) devraient vous intéresser plus que quiconque. Dans tousles cas, madame, vous êtes assurément la dernière qui puisse sepermettre de railler la simplicité de ses goûts, puisque c’estcette simplicité qui vous sauve.

– Moi ! Et en quoi, grand Dieu ?

– En ce que, si elle ne l’avait pas eue, cette simplicité,elle n’eût pas manqué de suivre la signora. Ah ! vouscommencez à comprendre !… Eh bien, madame, demandez-vous unpeu ce qui vous arriverait, si votre fille, au lieu d’être simpleet modeste, était une ambitieuse, assoiffée d’or et de grandeurs.Demandez-vous cela et vous comprendrez combien elle avait la partiebelle à accepter l’offre de la signora, vous comprendrez le belesclandre qu’elle pourrait vous faire pour vous arracher etbeaucoup d’or et des titres… que vous ne pourriez pas luirefuser.

– Tais-toi, tu me fais frémir ! gémit Marie de Médicisterrifiée. C’est que c’est vrai, tout de même ! Je n’avais paspensé à cela, moi !

– Je vous l’ai déjà dit, reprit Léonora avec un souriredédaigneux, vous êtes singulièrement favorisée par la chance danscette affaire terrible. Votre bonne fortune consiste à avoir trouvéen votre fille une nature généreuse, exceptionnellement douée pourle bien. Frappez-la impitoyablement, si c’est nécessaire à votresécurité, mais, du moins, rendez-lui la justice qui lui estdue.

Marie de Médicis accepta la mercuriale sans piper mot. Elle enavait reçu d’autres de la terrible jouteuse, entre les mains de quielle n’était qu’un instrument passif.

Soulagée, Léonora se radoucit et s’excusa :

– Ce que j’en dis m’est dicté uniquement par le souci devotre intérêt et de votre grandeur.

– Tu es d’une franchise un peu rude, mais je sais que tum’es dévouée jusqu’à la mort. C’est pourquoi je ne t’en veuxpas.

Léonora se courba avec un respect apparent. Marie de Médicisrespira, croyant que tout était dit. Mais elle n’en avait pasencore fini avec Léonora. Celle-ci reprit aussitôt, avec unefroideur voulue, destinée à l’impressionner :

– Maintenant, madame, il faut que j’emmène cette petitechez moi, aujourd’hui, à l’instant même.

– Pourquoi ? s’effara la reine.

– Parce que la signora est partie furieuse, qu’elle ne vapas perdre une seconde et qu’elle va nous jouer un tour de safaçon, c’est-à-dire un tour terrible.

Et, comme la reine la considérait d’un œil étonné, ne comprenantpas bien, avec une pointe d’impatience, elle précisa :

– Les langues vont se délier et se mettre à jaser. Vouspouvez compter qu’il se trouvera quelque malveillant, pour demanderpourquoi et à quel titre cette jeune fille à laquelle on ne connaîtpas de nom, dont on ne connaît pas la famille, qui la veille encorevendait ses bouquets dans la rue, se trouve tout à coup logée auLouvre, dans les appartements mêmes de la reine régente. Vouspouvez compter également qu’il se trouvera alors un autremalveillant pour répondre que la reine s’est prise d’une passionmaternelle inconcevable pour cette inconnue. Il faut éviter cela àtout prix. C’est pourquoi il faut que je l’emmène chez moi où ellesera plus en sûreté et mieux surveillée qu’ici. Si l’on daube, cesera sur mon dos. Il est solide, Dieu merci.

– Ah ! mon Dieu, nous n’en finirons donc jamais aveccette petite ! gémit Marie de Médicis, perdant déjà latête.

– Pensiez-vous donc être au bout de vos peines déjà ?railla Léonora.

Et, avec son calme effrayant :

– Mais la lutte ne fait que commencer. Ce qui vient de seproduire avec la signora n’est qu’une escarmouche. Nous avons eu lapremière manche. Elle voudra sa revanche éclatante. Eh ! oui,la lutte ne fait que commencer. C’est pourquoi il ne faut pasperdre la tête. Décidez-vous, madame, et sans perdre de temps. Jevous jure que la signora n’en perd pas, elle.

– Il faut donc la laisser partir ? Je ne vivais déjàpas, quand je l’avais sous la main, que sera-cemaintenant ?

– Je vous dis que je réponds d’elle. Je vous réponds detout, si vous me laissez faire. Cette idée, dont je vous ai parlé,commence à se préciser. Avant longtemps, bientôt, je pense, ellesera mûre. Je vous dirai ce qu’il en est, nous pourrons agir. Maispour l’instant, parons au plus pressé.

– Emmène-la donc, consentit enfin Marie de Médicis, vaincuepar la crainte.

Moins d’une heure plus tard, Florence était enfermée dans lepetit hôtel Concini, près du Louvre. En changeant de demeure, ellen’avait fait que changer de prison. Toutefois, elle y gagnait de setrouver dans une prison plus spacieuse, où elle pouvait circulerlibrement, où il y avait même un petit jardin paré de fleurs auxnuances éclatantes, dans lequel elle pourrait se promener etconfectionner, pour son plaisir, ces bouquets merveilleux qui, sousses doigts agiles, devenaient de véritables œuvres d’art.

Elle était venue là librement, de son plein gré. Léonora, pourla décider à la suivre, n’avait eu qu’à lui dire qu’il y allait dusalut de sa mère.

Cela avait suffi.

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