LA NUIT QUI NE FINIT PAS

La santé d’Ellie semblait être le souci majeur de son amie, qui me confia un jour :

— Ellie devrait se ménager. Elle n’est pas forte.

— Ellie n’a rien du tout. D’ailleurs, elle a toujours été en pleine forme.

— Non, Mike. Elle est très délicate.

Lorsque le docteur Shaw vint examiner la cheville de la blessée qui s’était complètement remise, je crus bon de lui demander timidement :

— Trouvez-vous ma femme délicate, docteur ?

— Délicate ? Je n’ai pas remarqué. Tout le monde peut se fouler la cheville, que je sache, sans pour cela être de constitution fragile.

— Je voulais parler de son état général.

Il m’observa par-dessus ses lunettes.

— N’allez pas imaginer des bêtises, jeune homme. Qui diable vous a mis cette idée en tête ? Vous ne me semblez pourtant pas porté à vous tourmenter sur ce sujet.

— Je me base sur l’avis de Miss Andersen.

— Miss Andersen ? Est-elle qualifiée pour donner son avis dans ce domaine ?

— Pas que je sache.

— Si j’en crois les ragots du pays, votre femme est riche… il est vrai qu’aux yeux de beaucoup, tous les Américains sont riches.

— Elle est riche, mais je ne vois pas…

— Eh bien ! les femmes riches ont souvent la manie de consulter plusieurs docteurs, qui leur administrent toutes sortes de pilules et médecines. À mon avis, elles en souffrent généralement plus qu’elles n’en profitent. Les paysannes jouissent d’une meilleure santé que ces femmes-là, car elles n’ont pas le temps de s’interroger sur leurs maux.

— Je crois savoir, en effet, que ma femme prend certains remèdes.

— Si vous le désirez, je vais l’examiner. Mieux vaut que nous découvrions tout de suite avec quel produit chimique elle s’intoxique et essayer de l’en débarrasser.

Il retourna auprès d’Ellie et, sa consultation terminée, il s’en fut rejoindre Greta.

— Mr. Rogers m’a prié d’ausculter Mrs. Rogers. Je ne lui trouve rien. Après son immobilisation, elle devrait sortir au grand air, cela lui redonnerait des couleurs. Savez-vous quels médicaments elle a l’habitude de prendre ?

— Un remontant lorsqu’elle se sent lasse et des somnifères.

Sous l’œil amusé de son amie, elle montra les ordonnances au médecin qui demanda :

— Avez-vous du mal à trouver le sommeil, Mrs. Rogers ?

— Pas depuis que nous sommes à la campagne. La seule chose que je conserve est mon tube de comprimés qui m’aide à lutter contre une allergie.

— Bon. Vous n’avez rien, ma chère. Peut-être vous faites-vous du souci par moments, mais cela passera.

Après son départ, je m’excusai :

— Je suis stupide de m’inquiéter ainsi, chérie, mais c’est Greta qui m’a mis cette idée en tête.

— Greta me couve, comme une mère poule ses poussins. De son côté, elle ne se soigne jamais. Venez, nous allons jeter toutes ces potions inutiles.

Le lendemain, Claudia Hardcastle proposa à Ellie une promenade à cheval. Je refusai de les accompagner, car bien que j’eusse eu l’occasion de travailler dans une écurie irlandaise, quelques années plus tôt, je ne savais pas me tenir correctement en selle. Je me proposais d’aller prendre des leçons dans un club de Londres, afin d’échapper aux critiques malveillantes de nos voisins. Greta non plus ne montait pas à cheval, mais à partir de ce jour, elle encouragea Ellie à monter plus souvent.

Claudia emmena sa nouvelle amie à une vente où elle lui choisit un alezan du nom de Conquer, une belle bête un peu trop jeune à mon goût. Je conseillai à Ellie d’être prudente en le montant, mais elle se contenta de rire. Elle vivait au contact des chevaux depuis l’âge de trois ans.

Bientôt, elle prit l’habitude de chevaucher trois fois par semaine et ces jours-là, Greta en profitait pour prendre la voiture et aller faire des courses à Market Chadwell.

Un matin, alors que nous déjeunions, Greta s’exclama :

— Vous et vos bohémiens ! Sur le chemin du retour, j’ai dû arrêter la voiture à mi-hauteur de la côte, car une vieille sorcière s’était plantée au milieu de la chaussée et me barrait le passage.

— Que voulait-elle ?

Ellie, devenue soudain très pâle, nous écouta sans rien dire.

— Elle a eu le culot de me menacer.

— Mais pourquoi ?

— Ça je l’ignore ! Elle a crié que le terrain appartenait aux nomades et que si nous ne le quittions pas, notre vie serait en danger. Après ça, elle m’a montré le poing et m’a menacée de me jeter un mauvais sort pour que je sois malheureuse ma vie durant. Il paraîtrait que cette propriété ne devrait abriter que des tentes de nomades.

Une fois seule, Ellie me demanda :

— Avez-vous cru ce que Greta racontait au déjeuner ?

— À mon avis, elle a inventé une partie de l’histoire.

— Pourtant, elle n’a aucune raison d’agir ainsi et d’autre part…

— Eh bien ?

— Oh ! rien.

— Vous n’auriez pas vu notre Esther, par hasard ?

— La bohémienne ? N… non…

— En êtes-vous certaine ?

— Il me semble l’avoir aperçue alors que je chevauchais, mais elle s’est dissimulée derrière un arbre à mon approche.

Le lendemain, Ellie revint d’une de ses randonnées avec un visage tourmenté. La vieille femme avait surgi devant elle effrayant sa monture et la menaçant tout comme elle l’avait fait pour Greta, ajoutant :

— Je vous ai déjà avertie une fois et celle-ci est la dernière. Je vois la mort derrière votre épaule gauche et elle vous surprendra d’ici peu. Ce cheval a une basane blanche. Ne savez-vous pas que c’est là un mauvais signe ? Je vois la mort et votre grande maison en ruine.

Furieux et inquiet de la consternation de mes compagnes, je me rendis au village chez Mrs. Lee dont la demeure aux volets fermés me confirma son absence. Je décidai de pousser jusqu’au commissariat où je demandai à voir le sergent Keene auquel je racontai toute l’histoire.

M’ayant écouté, il remarqua, peu impressionné :

— Mrs. Lee est très âgée et bien que nous la jugions un peu originale, elle ne nous a donné jusqu’ici, aucun souci. Néanmoins, je vous promets de lui ordonner de cesser de vous importuner.

— Je vous en remercie.

— Pardonnez-moi, Mr. Roger, mais, soupçonneriez-vous quelqu’un dans la région de vous en vouloir, à vous ou à votre femme, pour une raison quelconque ?

— Absolument pas. Pourquoi ?

— J’ai appris que Mrs. Lee dépensait beaucoup d’argent ces temps derniers, et je me demande d’où lui vient cet argent.

— Que voulez-vous dire ?

— Il se pourrait que quelqu’un la payât pour vous éloigner d’ici. Je me souviens que le même incident s’est produit il y a plusieurs années. Il s’agissait alors de voisins ennemis. Nous avons réussi à raisonner la bohémienne qui nous promit de ne jamais recommencer. Je dois vous confier, Mr. Rogers, que les gens de nos campagnes sont très superstitieux et prêts à croire au pouvoir des gitans qui, naturellement, en profitent pour se remplir les poches à leurs dépens. Peut-être Mrs. Lee recommence-t-elle à jouer les sorcières. Elle aime beaucoup l’argent…

— Mais voyons, nous sommes des nouveaux venus dans la région et n’avons certainement pas eu le temps de nous faire des ennemis !

Le commissaire en convint et m’assura qu’il interrogerait la bohémienne. Je regagnai la maison à pied, désirant réfléchir. La nuit tombait lorsque j’approchai du perron. J’entendis Ellie jouer de la guitare et m’arrêtai un moment pour l’écouter. Soudain, une forme jaillit de derrière un arbre. Pensant qu’il s’agissait de Mrs. Lee, je me raidis mais je constatai bien vite mon erreur. Santonix sortait de l’ombre.

— Oh !… c’est vous ! D’où venez-vous ? Nous n’avons pas eu de vos nouvelles depuis une éternité.

Il me prit silencieusement le bras et me guida à l’écart de la maison.

— Ainsi, elle est ici ! Cela ne me surprend pas beaucoup. Je me doutais bien qu’elle se glisserait chez vous tôt ou tard. Pourquoi l’avez-vous laissé venir ? Vous savez bien qu’elle est dangereuse.

— Vous parlez de Greta ?

— Naturellement. Ignorez-vous donc quel genre de femme elle est ? Elle s’est installée et vous ne vous débarrasserez plus d’elle.

— Ellie l’a appelée lorsqu’elle s’est foulé la cheville. J’imagine qu’elle repartira bientôt.

— Quelle naïveté ! Cette fille a toujours eu l’intention de se fixer ici. Je l’ai tout de suite compris lorsqu’elle est venue voir où en étaient les travaux.

— Ellie semble aimer sa compagnie.

— Parce qu’il y a longtemps qu’elles sont ensemble. Greta a appris à gouverner votre femme.

Lippincott avait dit la même chose, et moi-même, je commençais à l’admettre, après l’avoir craint.

— Souhaitez-vous la voir rester, Mike ?

— Bien sûr que non, mais que puis-je faire ? Pas possible de la jeter dehors ! Ellie ne le permettrait pas.

— Peut-être ne pouvez-vous rien, en effet. Il me regarda pensivement et ajouta : savez-vous bien où vous allez, Mike ? Parfois je me dis que vous ne comprenez pas grand-chose.

— Je réalise ce que j’ai toujours eu le désir d’accomplir et je sais parfaitement où j’espère arriver.

— En êtes-vous certain ? Vous me donnez l’impression de ne pas savoir ce que vous voulez exactement. J’ai peur pour vous à cause de Greta, qui elle, sait ce qu’elle veut.

— Je me moque de sa volonté ! C’est la mienne qui compte !

— Pourtant, elle réussit toujours à s’imposer. Vous ne souhaitiez pas sa présence, ici, cependant elle se trouve installée chez vous. Je les ai observées, elle et Ellie. Elles s’entendent à merveille. Quelle place tenez-vous donc dans la maison ? Vous êtes l’étranger, Mike.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer