LA NUIT QUI NE FINIT PAS

CHAPITRE VIII

Nous étions assis dans l’herbe près du ruisseau où poussaient toutes sortes de fleurs et duquel divergeaient plusieurs sentiers dallés d’ardoises. Disséminés çà et là, des couples goûtaient comme nous la beauté de cette journée, mais nous ne les remarquions pas. Nous étions trop heureux pour nous occuper des autres. Je contemplais Ellie, si jolie, si fragile. Le son de sa voix me ramena à la réalité.

— Mike, il y a quelque chose que vous devez savoir à mon sujet.

— Voyons, chérie, ce n’est pas nécessaire.

— Il le faut. J’aurais dû vous en parler depuis longtemps, mais je craignais que cette révélation ne vous éloignât de moi. En un sens, c’est l’explication de mon acquisition récente.

— Le « Champ du Gitan » ? Comment vous y êtes-vous prise ?

— En passant par des notaires, selon la méthode habituelle. Je dois reconnaître qu’ils ont estimé que cette propriété est un bon placement. D’après eux, elle augmentera bientôt de valeur.

J’étais surpris de découvrir en cette petite fille timide une femme d’affaires accomplie.

— Quelles démarches avez-vous entreprises ?

— Eh bien ! je suis allée trouver un notaire, à l’insu de ma famille et il a découvert que les acheteurs éventuels ne voulaient pas offrir cher du domaine. J’ai donc tout mis en marche pour préparer l’acte d’achat que je devais signer le jour de ma majorité. Ce qui est chose faite, à présent.

— Mais… ne deviez-vous pas au préalable verser une provision ? Possédiez-vous assez d’argent ?

— Non, mais il est toujours possible de s’adresser à des compagnies qui remédient à cela, moyennant un bel intérêt. Elles prennent le risque de vous voir mourir avant que le marché ne soit conclu et liquidé, c’est-à-dire, dans mon cas, le jour où je devais atteindre ma majorité. Elles vous demandent, en échange, de continuer à s’occuper de vos affaires, à l’avenir.

— Ellie, votre sens des affaires m’effraie !

— Laissons les affaires et revenons à ce que je m’apprêtais à vous avouer.

— Je ne veux rien entendre ! criai-je. Votre passé ne me regarde pas et si vous en avez aimé un autre…

— Il n’y a jamais eu personne dans ma vie que vous, Mike. Mais… voilà, je… je suis riche.

— Vous me l’avez déjà dit.

— Très riche. Mon grand-père possédait des exploitations pétrolières en plus de placements sûrs. Les épouses auxquelles il versait des pensions alimentaires sont mortes. Maintenant que mon père et ses deux frères ont disparu, l’un est tombé en Corée, l’autre a péri dans un accident de voiture, je suis la seule héritière, à l’exception d’une somme globale qui revient à ma belle-mère. La fortune avait été confiée à mes tuteurs, et je suis entrée en possession de mes biens le jour de ma majorité. Je suis l’une des femmes les plus riches d’Amérique, Mike.

— Seigneur, je n’aurais jamais pensé…

— Je ne tenais pas à ce que vous soyez au courant. C’est pour cela que je vous ai un peu menti au sujet de mon nom qui s’épelle Guteman.

— Qu’importe ! Bien des gens portent ce genre de nom, de nos jours.

— Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai toujours mené une vie de recluse ? Des détectives me surveillaient nuit et jour chaque fois que nous voyagions, et aucun jeune homme n’était autorisé à m’adresser la parole, avant d’avoir subi un interrogatoire préalable. Mais Dieu merci, tout est changé à présent. N’est-ce pas ?

— Certainement. Nous allons nous amuser, et permettez-moi de vous affirmer que vous ne serez jamais trop riche pour moi !

Nous rîmes et Ellie me confia :

— Ce que j’aime chez vous, c’est que vous ne vous embarrassez pas de préambules.

— N’oubliez pas que j’ai un avantage sur vous, car j’imagine que vous payez de très lourds impôts. Moi, tout ce que je gagne, je le mets dans ma poche et personne ne peut y toucher !

— Nous aurons notre maison sur le « Champ du Gitan ! »

Elle frissonna.

— Vous n’avez pas froid, chérie ?

Je levai les yeux au ciel. Le soleil brillait et l’air était chaud.

— Non… non. Je pensais seulement à… cette Bohémienne rencontrée sur la propriété.

— Elle est folle. Vous n’avez rien à craindre d’elle.

— Croyez-vous qu’elle soit vraiment persuadée que la lande est maudite, là-haut ?

— Ce genre de femme profère toujours des malédictions.

— Que connaissez-vous de ces gens-là ?

Sincère, je répliquai :

— Absolument rien que leur réputation. Si vous ne voulez plus du « Champ du Gitan », nous planterons notre maison ailleurs. Le monde possède sûrement d’autres retraites idéales.

— Non, je la veux sur le « Champ du Gitan ». C’est là que je vous ai aperçu pour la première fois et je n’oublierai jamais votre regard étonné en me trouvant près du grand sapin.

— Moi-même, je garderai le souvenir de notre première rencontre, toujours gravé dans mon esprit.

— Donc, c’est décidé, nous vivrons là-bas et c’est votre ami Santonix qui construira la maison.

— J’espère qu’il vit encore. Il était tellement malade…

— Bien sûr qu’il vit encore. Je suis allée le voir, lors de mon séjour en France. On le soignait dans un sanatorium.

— Vous m’étonnez de plus en plus, Ellie.

— Il est merveilleux, et cependant assez effrayant.

— Vous a-t-il fait peur ?

— Oui, pour une raison que je ne puis m’expliquer.

— Lui avez-vous parlé de nous deux ?

— De nous, du « Champ du Gitan » et de la maison. Il m’a dit qu’il aurait probablement la force de se rendre sur place et de dresser les plans et qu’il ne voulait pas mourir avant que le travail fût achevé. Je lui ai déclaré qu’il ne devait en aucun cas quitter la vie de sitôt, car je tenais à ce qu’il nous voie évoluer dans notre home.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il m’a demandé si j’avais conscience de ce que je faisais en vous épousant ? Je lui ai affirmé que oui.

— Ensuite ?

— Il s’est posé la même question à votre sujet.

— Je sais parfaitement ce que je fais.

— Il a conclu par : « Miss Guteman, vous suivrez toujours le chemin que vous avez choisi et vous avez la tête bien plantée sur les épaules, mais je crains que Mike n’ait pas encore assez vécu pour voir clairement où il va. » J’ai riposté que vous seriez en sécurité tant que vous m’auriez à vos côtés.

J’étais furieux contre Santonix. Il me rappelait ma mère qui se figurait toujours me connaître mieux que je ne me connaissais moi-même.

— Je sais où je vais, affirmais-je, et nous nous y rendrons ensemble, Ellie.

— Les ouvriers se sont déjà attaqué aux ruines. Dès que les plans seront dressés, Santonix désire qu’ils se hâtent de poser les fondations. Voulez-vous que nous nous mariions mardi prochain ?

— Il n’y aura que vous et moi, promis ?

— Je pensais que Greta…

— Zut pour Greta ! Nous trouverons les témoins nécessaires dans la rue.

Lorsque je jette un coup d’œil en arrière, je pense vraiment que ce jour-là fut le plus beau de ma vie.

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE IX

Ellie devint donc ma femme, mais contrairement aux contes de fée et romans, nous ne connûmes que quelques semaines d’un bonheur parfait, bientôt troublé par les excentricités de ceux qu’Ellie nommait « sa famille ».

Au début, grâce à l’habile Greta, personne ne sembla remarquer l’absence de la riche héritière. Mrs. Van Stuyvesant, tout occupée de ses obligations mondaines et de ses soucis sentimentaux, voyageait constamment sans se préoccuper de sa belle-fille. Des gouvernantes, des professeurs avaient veillé sur l’éducation d’Ellie, libre à elle désormais, de s’installer en Europe plutôt qu’aux États-Unis. Majeure et en possession de son immense fortune, plus aucun membre de sa famille n’avait le moindre droit sur elle. Je découvris un jour, qu’Ellie n’employait pas moins de trois notaires et se trouvait à la tête d’un réseau financier colossal. À l’occasion, je jetai un coup d’œil sur ce monde auquel je ne comprenais rien. Il ne venait jamais à l’esprit de ma femme de me guider dans un univers qu’elle avait toujours connu. En fait, déceler chez l’autre les différentes habitudes héritées du passé fut, sans que nous nous en doutions, ce qui nous enchanta au début de notre mariage. Je dois confesser que je ne mis pas longtemps à réaliser que les pauvres n’ont aucune idée de la manière dont vivent les riches, et vice versa.

Demandant à Ellie si notre union secrète allait nous attirer une pluie de reproches de la part de sa famille, elle répondit, sans la moindre émotion :

— Sans aucun doute. Il est probable qu’ils se montreront tous odieux ; j’espère cependant que vous ne m’en voudrez pas, Mike ?

— Moi ? Je pensais à vous.

— Nous ne serons pas forcés de les écouter et, de toute manière, ils ne pourront rien contre nous.

— J’imagine qu’ils chercheront un moyen de nous séparer ?

— Ils essaieront vraisemblablement de vous acheter.

— M’acheter !

— Ne prenez pas cet air scandalisé !… On ne vous soumettra pas la proposition aussi crûment. Je me souviens que la famille de Minnie Thompson a réussi de cette façon à éloigner son premier mari.

— Thompson, l’héritière de la compagnie pétrolière ?

— Elle-même ! Elle avait épousé en cachette un sauveteur rencontré sur une plage estivale.

— Ellie… Je dois vous dire, moi aussi, j’ai été sauveteur sur une petite plage.

— Vraiment ? Que c’est amusant ! Pendant combien de temps ?

— Une saison seulement. Parlez-moi de l’affaire Thompson.

— Les parents ont dû payer deux cent mille dollars je crois. Le garçon ne voulait pas lâcher à moins.

— Ainsi, je n’ai pas seulement trouvé une compagne, mais encore une femme qui représente un capital facile à monnayer, et à prix d’or.

— Exactement. Pour cela, il vous suffit d’appeler un homme de loi connu et le charger des formalités du divorce. Ma belle-mère s’est déjà remariée trois fois, et en a toujours tiré profit. Allons, Mike, ne faites pas cette tête-là.

J’avoue que j’étais scandalisé. La corruption de la société moderne m’écœurait et je ne pouvais comprendre comment Ellie, si simple, si pure, avait pu accepter de telles intrigues sans se révolter. En réalité, son mariage avec moi était bien une manifestation de révolte. Il est vrai, d’une part, que cette société-là ne constitue qu’un cercle restreint et que, d’autre part, ma femme ne savait rien de la corruption qui exerce aussi ses ravages dans le peuple, et que j’avais souvent côtoyée. Elle ignorait quelles tentations accablent un jeune homme pauvre dont la mère se tue au travail pour qu’il ne devienne pas un voyou. Elle ne se doutait pas de l’amertume d’une telle mère le jour où elle découvre que son rejeton a misé toutes ses économies sur un cheval, dans l’espoir de faire fortune en deux minutes.

Me retournant sur notre passé, je comprends à quel point nous fûmes heureux, Ellie et moi, au début de notre mariage. J’acceptais notre bonheur comme la chose « la plus naturelle » du monde, Ellie aussi.

Nous nous sommes mariés à la mairie de Plymouth, loin des journalistes et des photographes qui ignoraient que la riche héritière Guteman séjournait en Angleterre. À l’occasion ils passaient un article où ils parlaient de son passage en Italie ou de sa visite sur le yacht d’une personnalité en vue. Le secrétaire de mairie et une employée, prise au hasard, nous servirent de témoins. La cérémonie terminée, nous nous sommes cachés quelques jours dans un hôtel au bord de la mer, puis nous avons voyagé durant trois semaines au gré de nos caprices.

Je découvris ainsi la Grèce, Venise, Florence, un coin de la côte d’Azur que je ne connaissais pas, et bien d’autres endroits dont j’ai oublié les noms. Nous prenions parfois l’avion, louions pour un jour ou deux un yacht, de grandes et puissantes voitures. Et tandis que nous nous amusions, Greta tenait toujours son rôle auprès de la famille.

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