LA NUIT QUI NE FINIT PAS

Je lui tendis un verre de vin tout en l’implorant :

— Ne dites pas des choses pareilles, Ellie ! Cet incident est regrettable, mais il n’est que le geste d’un gamin.

— Je me le demande… — Elle me regarda avec angoisse. — Quelqu’un essaie de nous éloigner d’ici, Mike, de la maison que nous avons bâtie, la maison que nous aimons.

— Nous ne les laisserons pas gagner la partie. Je veillerai sur vous, personne ne vous fera le moindre mal.

Elle se tourna vers Santonix.

— Vous qui étiez ici avant nous, vous devez savoir ? Quelqu’un vous a-t-il dit quelque chose ? A-t-on cherché à arrêter la marche des travaux ?

— On s’imagine parfois des choses…

— Des accidents se sont-ils produits ?

— Il s’en produit toujours lorsque l’on bâtit une maison ; cependant, rassurez-vous, rien de sérieux n’est à déplorer. Il arrive souvent qu’un homme tombe d’une échelle, qu’un autre reçoive une poutre sur le pied ou s’enfonce une écharde sous l’ongle, ce qui déclenche une infection.

— Mais aucun accident… préparé n’a eu lieu sur notre propriété ?

— Je vous jure que non.

— Mike… vous vous souvenez de la vieille Bohémienne que nous avons surprise dans les parages ? Elle m’a paru si bizarre lorsqu’elle me conseillait de ne pas revenir ici.

— Je vous ai dit qu’elle était folle.

— Nous avons fait exactement ce qu’elle nous conseillait d’éviter : nous nous sommes installés sur le « Champ du Gitan ». — Elle frappa du pied, rageuse. — Je ne les laisserai pas m’écarter d’ici ! Je ne permettrai à personne de me forcer à partir !

— Nul ne nous forcera à partir, chérie. Nous allons vivre ici, heureux.

Nous disions cela comme si nous cherchions à nous en persuader.

CHAPITRE XIV

C’est de cette façon que débuta notre vie sur le « Champ du Gitan ». N’ayant pas trouvé d’autre nom pour notre propriété, l’incident de la première soirée décida pour nous.

— Nous l’appellerons ainsi, avait décrété Ellie, juste pour leur montrer qu’à présent, ce champ est à nous et que nous nous moquons des prophéties d’une bohémienne.

Le lendemain, ma compagne redevenue gaie et active, nous décidâmes d’aller explorer Kingston Bishop et de nous familiariser avec nos voisins. Nous voulions également voir la vieille bohémienne et je souhaitais la surprendre dans son jardin, afin qu’Ellie, la voyant occupée à des travaux très prosaïques, ne lui attribue plus des pouvoirs surnaturels. Mais la maison était fermée.

Nous interrogeâmes sa voisine qui nous dit :

— Mrs. Lee disparaît de temps à autre. Elle a bien du sang de bohémien, allez ! Elle ne peut jamais rester en place ! À mon avis, elle n’a plus toute sa tête la pauvre ! Vous venez de la nouvelle maison, n’est-ce pas ? Celle qui est perchée tout en haut de la colline ?

— En effet. Nous avons emménagé hier soir.

— Quelle belle bâtisse ! Nous nous sommes tous rendus sur place pendant qu’on la construisait. Ça change des ruines et des arbres qui envahissaient le terrain. — Se tournant vers Ellie, elle demanda timidement : — Vous êtes américaine, à ce qu’il paraît ?

— D’origine. Maintenant que j’ai épousé un Anglais, j’ai la nationalité de mon mari.

— Et vous avez l’intention de vivre là-haut toute l’année ?

— Oui.

D’un ton qui manquait de conviction, elle reprit :

— Je suis sûre que vous vous y plairez.

— Pourquoi ne nous y plairions-nous pas ?

— C’est un coin isolé et, généralement, les jeunes n’aiment pas vivre à l’écart, en la seule compagnie des arbres.

— Le « Champ du Gitan », murmura Ellie.

— Ah !… vous connaissez le nom que nous lui donnons ? La maison en ruine s’appelait pourtant « Les Tours », bien que je n’aie jamais remarqué de tours à l’époque où elle tenait encore debout, ce qui remonte déjà à un bon bout de temps.

Ellie l’interrompit vivement :

— Je trouvais ce nom ridicule et nous avons décidé de reprendre celui qui l’a toujours désignée.

Je remarquai :

— Nous devrons en informer la poste, sinon nous ne recevrons jamais notre courrier. Quoique, après tout, ce ne serait pas pour me déplaire.

— Songez aux complications qu’il en résulterait ! Nous ne pourrions même pas payer nos factures.

— Merveilleux, non ?

— Vous ne penseriez pas ainsi le jour où les huissiers viendraient frapper à votre porte. De toute manière, je tiendrais à avoir des nouvelles de Greta.

— Oubliez Greta et venez contempler le paysage.

Nous prîmes congé de la villageoise et quittâmes cet aimable bourg où tout le monde respirait la bonhomie et la gentillesse. Nos domestiques, arrivés dans la matinée ne nous avaient pas caché leur manque d’enthousiasme à la perspective d’habiter le « Champ du Gitan », non pas à cause de la superstition, mais parce que nous nous trouvions vraiment isolés. Nous avions décidé de louer une voiture qui viendrait les chercher le jour où ils seraient de congé et qui les mènerait à la station estivale voisine ou à Market Chadwell. Je fis remarquer à Ellie que personne ne pouvait dire que notre maison soit hantée, puisqu’elle venait à peine d’être bâtie.

Elle approuva :

— Je sais. C’est ce qui l’entoure qui m’inquiète, la route qui serpente entre les sapins et l’endroit où Mrs Lee est apparue pour m’effrayer…

— L’année prochaine, nous abattrons tous les arbres et les remplacerons par des massifs de rhododendrons.

Greta passa un week-end avec nous. Elle admira beaucoup la maison et nous complimenta sur notre choix de tableaux et de meubles et approuva la manière dont Santonix avait disposé le tout. Le dimanche soir, elle retourna à Londres où la rappelait son travail.

Ellie avait été heureuse de la voir et je devinai à quel point elle lui était attachée. Pour ma part, je m’étais efforcé d’afficher une attitude détendue et aimable. Je fus toutefois soulagé lorsque le taxi eut disparu en emportant l’Allemande.

Deux semaines plus tard, nous étions admis dans les cercles bourgeois de Kingston Bishop, et cela dès le jour où nous reçûmes la visite du personnage le plus respecté du pays. Il se présenta chez nous un après-midi, alors qu’Ellie et moi discutions de l’emplacement d’une plate-bande fleurie. En lisant le nom sur la carte que nous remettait notre valet, je soufflai à l’oreille de ma femme :

— C’est Dieu le Père !

Devant sa mine stupéfaite, je lui expliquai que le major Phillpot jouissait d’une considération exceptionnelle dans le coin.

Avec son poil grisonnant, sa petite moustache, son air avenant et ses vêtements fatigués, le visiteur qui nous attendait au salon devait avoir la soixantaine. Il s’excusa de l’absence de sa femme qui, à moitié impotente, ne pouvait guère sortir. Nous prîmes le thé ensemble et sa conversation, bien que dénuée de toute originalité, se révéla agréable. Il donna quelques conseils à Ellie sur les plantes qui réussissent le mieux dans la région, puis nous parlâmes courses. Il découvrit que, bien que n’appréciant pas les plaisirs du turf, Ellie adorait monter à cheval. Il lui indiqua, si elle se décidait à acheter une pouliche, un sentier menant à la lande où elle pourrait faire galoper sa monture en toute liberté. Ensuite, nous bavardâmes au sujet de la maison. Le major déclara :

— J’imagine que vous connaissez déjà le nom que portait la propriété et les superstitions qui s’y rattachent ?

— Ces superstitions sont nombreuses et je dois confesser que c’est Mrs. Lee qui a éveillé notre curiosité à leur sujet.

— Pauvre vieille Esther. Vous aurait-elle importunés ?

— Elle est un peu folle, il me semble ?

— Moins qu’elle n’en a l’air. Je m’occupe d’elle, mais elle ne me manifeste jamais la moindre reconnaissance. Elle est parfois bien embêtante.

— Parce qu’elle prédit l’avenir ?

— Oh ! ça… Vous aurait-elle proposé ses services ?

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