LA NUIT QUI NE FINIT PAS

Elle répondit alors :

— Il me semble que, moi aussi, j’aimerais habiter une de ces maisons dont vous parlez, dans ce cadre où il est si facile de rêver, d’agir à sa guise, à l’écart des gens qui vous poussent toujours à faire ceci ou cela. J’en ai par-dessus la tête de mon existence stupide, de ceux qui m’entourent et du reste !

C’est ainsi que notre histoire commença : Ellie, avec sa révolte contre sa façon de vivre, et moi avec mon rêve qui ne se réaliserait jamais.

Émergeant de ses songes, la jeune fille me demanda :

— Comment vous appelez-vous ?

— Michaël Rogers. Et vous ?

— Fenella. — Elle hésita une seconde avant d’ajouter. — Fenella Goodman.

Nous restâmes silencieux quelques minutes, souhaitant tous deux convenir d’un rendez-vous, mais embarrassés pour exprimer notre désir.

CHAPITRE V

Au cours de cette première rencontre, ni Ellie ni moi ne parlâmes de nous-mêmes. En me donnant son nom, la jeune fille avait paru hésiter et je me demandai si elle ne me dissimulait pas sa véritable identité. De mon côté, je m’étais montré sincère.

Ce jour-là, nous ne savions pas très bien de quelle manière nous séparer. Le temps s’était rafraîchi et nous désirions tous deux quitter la propriété… mais après, comment prendre congé tout en sollicitant un rendez-vous ?

Je hasardai :

— Habitez-vous dans la région ?

— Je suis de passage à Market Chadwell.

Je connaissais cette bourgade qui n’est qu’à quelques kilomètres de Kinston Bishop. Je me dis qu’elle logeait sûrement au grand hôtel à trois étoiles.

À son tour, elle questionna timidement :

— Vous vivez ici ?

— Non, je ne suis venu que pour un jour.

La voyant frissonner, je la pressai de partir.

— Nous ferions mieux de redescendre. Êtes-vous arrivée en voiture, ou par le train ?

— En voiture.

Nous suivions la route depuis un moment lorsqu’à un détour, une silhouette surgit brusquement devant nous. Ellie poussa un cri. Je reconnus la vieille Mrs. Lee qui me parut plus sauvage que jamais.

— Que faites-vous donc là ? Qu’est-ce qui vous amène sur le « Champ du Gitan » ?

Ellie répondit, inquiète :

— J’espère que nous n’avons commis aucune faute ?

— C’est possible, mais cette lande appartenait aux nomades avant qu’ils n’en fussent chassés. Rien de bon ne vous arrivera si vous rôdez dans les parages.

— Je suis désolée que notre présence vous irrite ; je croyais que cette propriété se vendait aujourd’hui même ?

— Celui qui l’achètera ne trouvera pas le bonheur ici ! Vous m’entendez, ma jolie ? La malchance accablera celui qui vivra sur le « Champ du Gitan ». Éloignez-vous avant que le malheur ne vous frappe vous aussi.

— Nous ne faisons pourtant pas de mal !

Je grognai d’un ton bourru :

— Allons, Mrs. Lee, n’effrayez pas cette jeune fille. — Puis, me tournant vers Ellie : — Mrs. Lee a une chaumière dans le village. Elle prédit l’avenir. N’est-ce pas, Mrs. Lee ?

— Nous autres, Bohémiens, naissons avec le don. Donnez-moi une pièce, belle demoiselle, et je vous prédirai ce qui vous attend.

— Je ne pense pas que cela me plairait.

— Cela vous permettrait d’éviter des erreurs. Une petite pièce ne vous ruinera pas ! Je sais des choses qu’il serait bon pour vous d’apprendre.

Les femmes ne peuvent résister à la curiosité. Bien souvent, lorsque j’amenais une fille à la fête, elle se dirigeait tout de suite vers la roulotte de la diseuse de bonne aventure. Ellie ne fit pas exception à la règle et, glissant une demi-couronne dans la main crochue de la vieille, elle se déganta et tendit sa paume délicate.

— Ah ! ma jolie, écoutez ce que la mère Lee va vous dévoiler.

Mais, ainsi qu’elle l’avait fait pour moi, elle repoussa ma compagne en maugréant :

— À votre place, je ficherais le camp en vitesse, et ne reviendrais jamais ! Je vous le disais il y a un moment et j’en ai eu confirmation dans les lignes de votre main. Oubliez la maison perchée là-haut et la lande qui l’entoure.

Furieux, je protestai :

— C’est une obsession, à la fin ! De toute manière, cette jeune fille n’a rien à voir avec cette propriété. Elle est étrangère au pays et ne fait qu’y passer !

Ignorant mes remarques, Mrs. Lee poursuivit :

— Je vous préviens, ma jolie, vous pouvez être heureuse si vous le voulez, mais ne provoquez pas le danger là où il rôde. Retournez auprès de ceux qui veillent sur vous et vous aiment. Gardez-vous en sécurité, sinon… sinon. Ah ! je n’aime vraiment pas voir ce qui est écrit dans votre main.

Elle rendit sa pièce à Ellie et s’éloigna rapidement en marmonnant quelque chose du genre : « C’est cruel… Ce qui va arriver est cruel… ».

Ellie, très pâle, chuchota :

— Quelle femme effrayante !

— Ne la prenez pas au sérieux, elle est à moitié folle. Elle essaie de vous effrayer, et je crois que dans la région, on éprouve une sorte de crainte superstitieuse de cette lande.

— S’y produit-il des accidents ? Des faits inquiétants ?

— Les accidents n’ont rien de surprenant, regardez comme la route est dangereuse. Le conseil municipal n’a pas disposé assez de panneaux d’avertissement.

— S’y passe-t-il seulement des accidents… ou d’autres malheurs aussi ?

— Les gens se laissent facilement impressionner. Ils surveillent un endroit et dès que quelque chose d’anormal arrive, ils lui confèrent une mauvaise réputation.

— Est-ce pour cela que la propriété doit se vendre bon marché ?

— Ma foi, c’est possible. Mais, je ne pense pas que l’acheteur sera du pays et s’alarmera pour si peu. Mais, vous tremblez, nous allons marcher d’un bon pas. Préférez-vous que je vous laisse à l’entrée du village ?

— Pourquoi ?

— Je… Écoutez, demain je serai à Market Chadwell et, si vous voulez, si vous y êtes encore, nous pourrions nous revoir ?

Je tournai la tête car je me sentais rougir et j’en étais vexé. Pourtant, si je n’avais rien dit, comment aurais-je pu espérer la revoir ?

— Entendu. Je ne retourne à Londres que dans la soirée.

— Me jugerez-vous impertinent si je vous propose de prendre le thé dans un café ? Si je me souviens bien, le « Chien Bleu » est assez agréable. C’est… c’est… — ne trouvant pas le mot que je cherchais, j’eus recours à l’expression qu’employait souvent ma mère — c’est tout à fait comme il faut.

Ellie éclata de rire et j’eus un peu honte, mais elle ajouta très vite :

— Je suis sûre que l’endroit me plaira. J’y serai. Quatre heures trente, ça vous va ?

— Je vous attendrai. Je suis content.

J’aurais eu du mal à expliquer pourquoi, par exemple.

Le dernier tournant nous révélait les premières maisons du village et au moment de quitter Ellie, je lui conseillai :

— Ne vous laissez pas impressionner par ce que vous a raconté cette vieille sorcière. Elle n’a plus sa tête et prend un malin plaisir à effrayer ceux qui l’écoutent.

— Pensez-vous que ce soit réellement un endroit maudit ?

— Le « Champ du Gitan » ? Non, au contraire.

J’affirmai cela d’un ton un peu trop appuyé pour être vraiment sincère. Mais, pour moi, la propriété n’était qu’un site merveilleux pour bâtir une maison exceptionnelle…

Et c’est ainsi que se passa ma première entrevue avec Ellie. Le lendemain, au « Blue Dog », nous avons parlé de choses et d’autres, sans oser encore nous confier nos secrets respectifs. Bientôt, Ellie jeta un coup d’œil à sa montre et déclara qu’elle devait se hâter car son train passait à 5 h 30.

Étonné, je ne pus m’empêcher de remarquer :

— Je croyais que vous étiez venue en voiture.

Assez gênée, elle m’expliqua que la voiture empruntée la veille ne lui appartenait pas, sans me dire à qui elle appartenait. Un silence lourd s’ensuivit que je rompis assez brutalement :

— Puis-je espérer vous revoir ?

— Je suis à Londres pendant deux semaines encore.

— Où puis-je vous rencontrer ?

Nous convînmes de nous retrouver dans Regent’s Park, trois jours plus tard.

Le beau temps nous favorisa. Après avoir déjeuné à la terrasse d’un restaurant, nous nous sommes installés dans des chaises longues, et commençâmes à parler de notre passé. Je lui racontai mes études dans une bonne école, puis mon existence aventureuse. Aussi étrange que cela paraisse, l’énumération de mes divers métiers enchanta mon auditrice.

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