LA NUIT QUI NE FINIT PAS

En chœur, nous questionnâmes :

— Et alors ? Qu’en pensez-vous ?

— Ma foi…

Greta resta pensive un instant et je vis pâlir Ellie. Pour ma part, je ne me laissai pas prendre au jeu de l’Allemande, qui s’amusait à nos dépens. Un jeu un peu cruel… Soudain, elle éclata d’un rire argentin.

— Oh ! si vous aviez vu vos têtes, surtout vous, Ellie. La maison est simplement magnifique. Cet architecte a du génie !

J’approuvai :

— Sans aucun doute, mais attendez de faire sa connaissance.

— Je l’ai rencontré sur place. Il a une personnalité extraordinaire… effrayante, même.

Je haussai les sourcils.

— Effrayante ? Dans quel sens ?

— La manière dont son regard vous transperce, comme s’il lisait vos pensées, est assez déconcertante. Il m’a paru très malade. Est-ce que je me trompe ?

— Les médecins l’ont condamné.

— Quelle tristesse !… Mais revenons à votre maison. Quand sera-t-elle achevée ?

— Bientôt, à en juger par la rapidité avec laquelle elle s’élève.

Greta laissa échapper avec amertume :

— Le pouvoir de l’argent, mon cher. Les ouvriers font des heures supplémentaires pour toucher des primes… Ellie, vous ne savez à quel point vous êtes privilégiée de posséder une telle fortune.

Moi, je le savais. Le mariage m’avait ouvert les yeux sur bien des choses. Par exemple, autrefois, je me sentais riche en tâtant dans ma poche les quelques livres sterling gagnées aux courses, tout juste suffisantes pour me payer un verre avec une petite amie et le cinéma. Maintenant, je ne calculais même plus ce qu’une journée en compagnie d’Ellie nous coûtait ! Nous ne dépensions cependant pas pour le plaisir d’éblouir. Je me souviens qu’il nous était arrivé à Paris d’acheter une baguette de pain, du beurre et un fromage aux fines herbes, que nous avons mangés à la bonne franquette et Ellie éprouva, ce jour-là, plus de joie à mordre à belles dents dans son sandwich, qu’elle n’en avait eu la veille à dîner dans un restaurant à trois étoiles. Une autre fois, ma femme avait préféré un petit tableau de quatre sous, trouvé sur les quais de Venise, à un Cézanne. Ma nouvelle existence n’en présentait pas moins certains problèmes. Je devais me familiariser avec les cérémonies mondaines, apprendre à décider du choix des vins dans un repas. Ellie ne m’était d’aucun secours sur ce point et devant mes hésitations de débutant, elle déclarait immanquablement : « Quelle importance, chéri ? Prenez ce qui vous plaira, sans vous soucier de l’opinion des sommeliers. » Comment aurait-elle pu comprendre ma gêne, elle qui avait été élevée dans le milieu où je voulais m’incorporer ? Me prenant trop au sérieux, m’appliquant avec trop de zèle, je me faisais remarquer par mon manque de simplicité. J’ignorais que les personnes élevées dans le luxe sont extrêmement simples. En matière d’habillement, Ellie me guidait vers les meilleurs tailleurs de Londres, en me conseillant de les laisser décider pour moi.

Bien que ma nouvelle personnalité laissât encore à désirer, je pensais avoir acquis assez de vernis pour affronter des types du genre de Lippincott et, bientôt même, toute la famille de ma femme. Après cela, plus rien n’importerait, car dès que notre maison serait terminée, j’avais l’intention de m’y réfugier avec Ellie et de rompre avec le monde.

Je levai les yeux sur Greta qui me faisait face et me demandai ce qu’elle pensait du « Champ du Gitan »… Bah ! Que pouvait me faire l’appréciation des autres. Cette maison serait mon royaume et c’est là tout ce qui comptait. Je rêvais de me glisser dans un étroit sentier d’où Ellie et moi, déboucherions sur une petite baie au bord de la mer. Nous pourrions alors nous baigner et flâner à notre guise, certains que personne ne viendrait troubler notre solitude. Une plage privée me tentait plus que tous les rivages à la mode, où s’étalaient des centaines de corps couverts d’huile. Les avantages de la richesse quant au grand luxe me laissaient, dans leur ensemble, assez indifférent. Je voulais… (toujours les mêmes mots : je veux, je veux…). Ma seule ambition c’était : une maison ne ressemblant à aucune autre et une femme merveilleuse…

La voix d’Ellie me ramena à la réalité.

Elle venait de suggérer que nous devrions passer à la salle de restaurant.

Dans la soirée du même jour, alors que nous nous changions pour le dîner, Ellie me demanda :

— Ne trouvez-vous pas que Greta est sympathique ?

— Sans aucun doute.

— Je serais très peinée de vous voir la prendre en grippe.

— Pourquoi la prendrais-je en grippe ?

— Vous paraissez la détester, si j’en dois juger par la façon dont vous la regardez, en semblant ne pas la voir, même lorsque vous lui adressez la parole.

— D’une part, elle m’intimide, d’autre part, vous parlez tout le temps.

— Nous avons tant de choses à nous raconter. Ne soyez pas jaloux, chéri. Bientôt, vous deviendrez amis. Déjà, Greta est conquise par votre gentillesse.

— Elle aura dit cela pour vous plaire.

— Oh ! non, Greta ne cache jamais ses sentiments.

C’était vrai et pour m’en convaincre, je n’avais qu’à me rappeler les remarques qu’elle m’avait faites au cours de la matinée.

— Vous avez dû trouver bizarre la façon dont j’encourageais Ellie à vous épouser, alors que je ne vous connaissais même pas. Mais, j’étais tellement furieuse de la manière dont sa famille la traitait ! Cette pauvre enfant n’avait jamais goûté à la moindre liberté et je suis heureuse d’avoir encouragé son désir de rébellion en lui suggérant d’acheter une maison en Angleterre, où elle pourrait se réfugier pour échapper aux critiques de son entourage, le jour où elle serait majeure.

Ellie m’avait affirmé, ravie :

— Vous devez admettre que Greta a des idées merveilleuses, auxquelles je n’aurais jamais pensé moi-même.

Qu’avait dit Lippincott à ce sujet ? Miss Andersen usait d’une influence néfaste sur sa maîtresse. Je commençais à en douter. Il y avait chez Ellie une volonté que personne, pas même Greta, ne pouvait fléchir. Elle acceptait toute idée qui correspondait à ses désirs et s’était révoltée contre sa famille, non parce que Greta l’y avait poussée, mais parce qu’intimement, elle voulait rompre avec sa vie passée et voler de ses propres ailes. Depuis notre mariage, j’avais découvert qu’elle pouvait témoigner de ressources imprévues… et pourtant, elle paraissait si simple et si soumise ! Le monde est bien compliqué, Greta aussi, et ma mère avec les regards apeurés qu’elle me jetait à la dérobée… toutes trois étaient différentes de l’image que les autres se faisaient d’elles.

Alors que nous achevions de déjeuner, je repensai à Lippincott et remarquai :

— J’ai été surpris de constater que Mr. Lippincott jugeait notre mariage d’un bon œil.

Greta avait ricané :

— Ce type-là est un vieux renard.

— Je sais que vous l’avez toujours détesté, protesta Ellie, mais je le trouve très gentil.

— À votre place, je ne lui accorderais aucune confiance.

— Voyons, Greta, vous exagérez.

— Je sais… Il est imprégné de respectabilité, il déborde de loyauté, mais pour moi, il est le genre d’homme qui détourne des fonds et le jour où l’on s’en aperçoit, tout le monde s’écrie : « Lui ? C’est impossible. Il paraissait tellement honnête ! ».

— Même s’il en avait l’intention, il lui serait impossible de me tromper car j’ai une kyrielle de banquiers et de comptables qui vérifient constamment l’état de mes affaires. Pour ma part, je verrais mieux oncle Franck se laisser aller à des actions malhonnêtes.

— Son extérieur de gangster ne parle pas en sa faveur, j’en conviens. Il n’aurait cependant jamais le courage de se lancer dans une escroquerie spectaculaire.

J’intervins dans le débat :

— Quel est votre degré de parenté avec ce Franck, Ellie ?

— Il est le mari de ma tante. Cette dernière l’a laissé tomber pour se remarier, elle est morte depuis six ou sept ans. Oncle Franck est resté parmi nous et nous le considérons comme un des nôtres.

Greta enchaîna :

— Ils sont trois à vivre ainsi sur la fortune des Guteman : Cora, Franck et Reuben. Les personnalités administratives de cette entreprise sont Andrew et Stanford Lloyd.

Complètement perdu, je questionnai :

— Quel rôle joue ce dernier ?

— Un second tuteur, n’est-ce pas, Ellie ? Il est chargé des placements de fonds, ce qui ne doit pas lui donner trop de travail, puisque le capital d’Ellie grossit régulièrement sans qu’il soit besoin d’intervenir. Je ne doute pas, mon cher, que vous ne les connaissiez bientôt tous. Ils vont probablement arriver cette semaine, pour voir à quoi ressemble le trouble-fête que vous êtes.

Je grognai un juron mais Ellie posa sa main sur la mienne en murmurant :

— Quelle importance, chéri ? Ils ne resteront pas longtemps.

CHAPITRE XII

Cora Van Stuyvesant et Frank Barton arrivèrent la semaine suivante, mais heureusement leur première visite fut de courte durée. Comme ils étaient américains, j’eus du mal à les comprendre et leurs mœurs me déroutèrent fort. Oncle Frank se montra assez aimable, mais je fus tout de suite frappé par les poches soulignant ses yeux fuyants et son air égrillard. S’il avait un penchant pour les femmes, il veillait plus encore sur ses intérêts. Dès le premier jour, il m’intrigua en m’empruntant un peu d’argent. Cherchait-il à me mettre à l’épreuve ? Dans ce cas, devais-je me montrer généreux – j’étais bien loin de l’être – ou devais-je au contraire refuser tout marché en m’attirant son ressentiment ? Oh ! et puis au diable, l’oncle Frank !

Cora, au contraire, m’intéressa beaucoup. Elle portait bien une quarantaine dépassée et cherchait par tous les moyens à en dissimuler les marques. Ses façons mielleuses ne me trompèrent point, lorsqu’elle déclama à l’adresse d’Ellie :

— Ne pensez plus à ces méchantes lettres rédigées dans un moment de colère, ma chérie. Vous devez comprendre que ce mariage imprévu ait pu me déconcerter. J’admets, à votre bénéfice, que c’est Greta qui vous a poussée à agir derrière notre dos.

— Ne blâmez pas Greta, Cora, elle n’a fait qu’obéir à mes ordres. Je voulais éviter des histoires…

— Très prudent de votre part. Ma chère, tous vos hommes d’affaires en étaient livides. Ils craignaient sans doute d’encourir des reproches pour n’avoir pas mieux veillé sur vous. Ils ne savaient rien de Mike et ne pouvaient se douter à quel point il est charmant.

Ce disant, elle m’adressa le plus faux sourire que j’aie jamais vu. Je devais être la personne que Mrs. Van Stuyvesant haïssait le plus au monde, et je mettais son amabilité forcée sur le compte de Lippincott qui avait dû lui donner quelques conseils dès son retour aux États-Unis. Il s’occupait en ce moment de la vente d’une propriété d’Ellie, dont le profit irait à Cora… à condition que cette dernière se garde de répandre des propos venimeux sur l’époux de sa belle-fille.

Personne ne parla du dernier mari de Mrs. Van Stuyvesant et j’en déduisis, d’après ce que m’avait appris Ellie à son sujet, qu’il s’était peut-être envolé avec une nouvelle conquête. Il ne laisserait pas grand-chose à sa femme, car il l’avait, paraît-il, attirée par sa virilité, faute d’un compte en banque, que sa jeunesse et son goût de l’aventure laissaient à jamais démuni.

Menant une existence excentrique qui lui coûtait fort cher, Cora ne pouvait se permettre de refuser l’offre de sa belle-fille, ce qui la poussait à me faire bonne figure, durant son séjour à Londres.

Cousin ou « oncle » Reuben n’était pas venu mais il avait écrit une lettre, apparemment gentille, dans laquelle il souhaitait beaucoup de bonheur à Ellie, bien qu’il doutât qu’elle pût se plaire en Angleterre. « Si la vie là-bas vous pèse un jour, disait-il, revenez directement aux États-Unis. Vous pourrez toujours compter sur le vieux Reuben pour vous y accueillir les bras ouverts. »

— Il semble être un bon type, avais-je suggéré à Ellie.

— Oui. Son ton manquait néanmoins de conviction.

— Vous sentez-vous attachée par une affection quelconque à l’un d’entre eux ?

— Ma foi… non. Cela vient peut-être de ce que nul lien familial ne nous unit. Je garde un très bon souvenir de mes parents, quoique maman soit morte alors que je n’étais qu’une petite fille. Mon grand-père se disputait souvent avec Daddy auquel il reprochait son manque d’énergie pour les affaires. Il n’aimait que la pêche. Mes deux oncles me fascinaient et, dans un sens, leur vie luxueuse de garçons riches les rendait à mes yeux plus intéressants que Daddy, devenu très triste depuis la mort de maman. Je ne comprends pas ce qui l’a poussé à épouser Cora… Lorsque mon père et mes deux oncles eurent disparu, mon grand-père plaça tout son argent dans des affaires solides après qu’il en eut cependant réservé une partie pour des œuvres de charité et des hôpitaux. Il mit quelques actions au nom de Cora et de Frank, le mari de sa fille, morte, elle aussi.

— Mais le trust qu’il avait fondé devait vous revenir ?

— Oui et cela le tourmentait. Il s’efforça d’arranger ses papiers pour que personne ne puisse me léser.

— En employant Andrew Lippincott et Stanford Llyod. Un homme de loi et un banquier.

— Exactement. J’ai cependant été étonnée de sa décision de me laisser hériter le jour de ma majorité et non, comme cela arrive souvent, à l’âge de vingt-cinq ans. Mais j’oubliais… que je suis une fille.

— Je ne comprends pas ?

— Mon grand-père affirmait que si une fille n’a pas acquis de bon sens à l’âge de vingt et un ans, elle n’en aura jamais, tandis qu’un garçon demande plus de temps pour mûrir. Il m’a dit qu’il me trouvait intelligente et bien que je n’aie pas beaucoup d’expérience de la vie, que je saurais toujours juger avec lucidité les personnes rencontrées sur mon chemin.

Pensif, j’avais remarqué :

— Je ne crois pas qu’il m’aurait regardé d’un bon œil.

Avec sa franchise habituelle, Ellie admit :

— Il aurait été horrifié… du moins au début. Mais il se serait vite habitué à vous.

— Pauvre Ellie…

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Vous êtes entourée de trop de gens qui dépendent de vous. Ils attendent tous quelque chose de vous sans pour cela se soucier des sentiments qui sont en vous.

— Je crois qu’oncle Andrew m’aime beaucoup. Il s’est toujours montré gentil envers moi. Les autres… vous avez raison, ils ne viennent me voir que lorsqu’ils ont besoin d’aide financière. Mais maintenant que je vais vivre en Angleterre, je ne serai plus forcée de les supporter. J’en ai fini avec eux.

En cela, elle se trompait et nous devions le découvrir bientôt.

Stanford Llyod arriva à son tour chargé d’un énorme dossier de paperasses, et la conversation qu’il eut avec Ellie au sujet de ses entreprises fut pour moi de l’algèbre. J’espérais que le bonhomme se montrait honnête, mais j’aurais été bien incapable de m’en assurer.

Son air respectable de banquier me paraissait presque trop évident pour être sincère. Il se montra extrêmement poli envers moi, bien qu’il me jugeât comme le dernier des voyous, si je devais en croire la froideur de son ton chaque fois qu’il m’adressait la parole.

Dès qu’il se fut retiré, je dansai de joie et embrassai Ellie.

— Cette fois, ils sont tous partis, n’est-ce pas ?

— Vous ne les aimez pas ?

— Comme vous avez dû vous sentir seule, chérie ?

— C’est vrai. Chaque fois que je me faisais une compagne dans l’école snob où l’on m’avait inscrite, on punissait la pauvre fille en l’éloignant bien vite. Si j’avais rencontré une amie sincère, j’aurais peut-être eu le courage de lutter, mais ce n’est qu’au contact de Greta que j’ai voulu m’affranchir. Sa présence et son attachement pour moi m’ont sauvée de l’ennui.

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