LA NUIT QUI NE FINIT PAS

Dans la voiture qui nous ramenait vers notre hôtel, Ellie me confia :

— Quel homme étrange… Parfois, il me fait peur, Mike.

— Santonix ? Quelle drôle d’idée.

— Il y a en lui une cruauté et une arrogance que sa maladie rend dangereuse. Imaginez qu’il nous construise notre maison à l’écart du monde et, que le jour où nous nous y installerons, il vienne derrière notre dos et…

— Et ?

— … Et refermant la porte sur lui, nous assassine froidement.

— Ellie ! Où allez-vous chercher des idées pareilles ? Je vous en prie, n’associez pas le mot assassinat au « Champ du Gitan » !

— Pourtant, la malédiction qui semble planer sur la propriété m’y incite.

— Aucune malédiction ne plane sur le « Champ du Gitan » ! Mettez-vous bien ça dans la tête et n’y pensez plus.

CHAPITRE X

Le lendemain, nous gravissions les marches de l’Acropole lorsqu’une touriste se détacha d’un groupe que nous croisions pour se précipiter vers Ellie.

— Mon Dieu ! Est-ce bien vous, Ellie Guteman ? Qui aurait pensé que je vous trouverais en Grèce. Faites-vous une croisière ?

— Non, seulement de passage à Athènes.

— Quel plaisir de vous revoir ! Comment va Cora ? Est-elle ici ?

— Non. Cora est à Salzburg.

— Très bien… très bien.

Comme la nouvelle venue me fixait avec insistance, Ellie nous présenta :

— Mr. Rogers… Mrs. Bennington.

J’inclinai la tête et l’Américaine se tournant vers Ellie :

— Combien de temps restez-vous ici, ma chère ?

— Je repars demain.

— Quel dommage ! Oh !… il faut absolument que je vous quitte, car mon groupe va disparaître. Je ne veux pas manquer un mot des explications de notre guide. Bien que je me sente déjà éreintée, je trouve ce qu’il raconte passionnant. Nous retrouverons-nous ce soir pour prendre un verre ?

— Je ne pense pas, car nous partons en excursion et je ne sais à quelle heure nous serons de retour.

La bavarde s’éloigna rapidement. Ellie, qui s’apprêtait à reprendre son ascension, fit brusquement demi-tour.

— Cette rencontre arrange tout.

— Comment cela ?

— Ce soir, je vais devoir écrire à Cora, oncle Andrew et oncle Franck.

— Qui est oncle Andrew ?

— Andrew Lippincott n’est pas vraiment mon parent, mais mon subrogé tuteur. Il est de plus, un homme de loi très réputé.

— Qu’allez-vous leur écrire ?

— Que je suis mariée. Je ne pouvais annoncer la nouvelle à Nora Bennington. Il faut que ma famille l’apprenne en premier. Enfin… nous nous sommes offert un peu de bon temps. Il va falloir que nous organisions une réunion de famille. Si vous voulez, nous pourrions nous rendre à New York pour les rencontrer ?

— Cela ne me sourit pas du tout.

— Dans ce cas, nous leur demanderons de venir à Londres. Qu’en pensez-vous ?

— Aucune des deux solutions ne m’enchante. Mon seul désir est de rester avec vous dans notre propriété et regarder chaque pierre qu’on posera.

— Ce n’est pas impossible. Après tout, affronter la famille ne nous prendra pas longtemps. Une grande scène… et hop ! nous serons libres. Vous préviendrez aussi votre mère.

— Vous n’imaginez pas une rencontre entre votre belle-mère et ses dentelles et ma mère venue de sa pauvre rue ? Que diable se diraient-elles ?

— Si Cora était ma mère, j’imagine qu’elles trouveraient plaisir à converser ensemble. Voyons, Mike, ne prenez pas tellement au sérieux les différences sociales.

— Moi ? N’y a-t-il pas une expression dans votre pays qui décrit bien mon intrusion dans un monde qui n’est pas le mien ?

— Ce n’est pas une raison pour vouloir l’épingler dans votre dos.

— Je ne sais ni m’habiller avec goût, ni m’exprimer clairement, ni soutenir une conversation intéressante, etc. J’ai tout juste quelques notions sur les pourboires que l’on doit glisser à différents employés d’hôtel.

— Ce n’est pas un mauvais début.

— Ellie, je ne vous permettrai pas de traîner ma mère à votre réunion de famille. Compris ?

— Loin de moi cette pensée. Néanmoins, à notre retour, j’irai me présenter à elle.

— Non !

Mon ton la fit sursauter.

— Pourquoi pas ? Ne croyez-vous pas que mon indifférence serait jugée grossière ? Votre mère sait-elle au moins que vous êtes marié ?

— Pas encore.

— J’ignore la raison de votre silence. Quoi de plus simple que de l’en informer et m’emmener la voir ?

— N’insistez pas, Ellie, je m’y oppose catégoriquement.

— Vous… vous ne voulez pas que nous nous connaissions ?

Je pensais qu’elle l’avait compris dès le début et voilà qu’il me fallait lui fournir des explications !

— Réfléchissez, chérie. Ce ne serait pas convenable.

— Vous croyez qu’elle ne m’aimerait pas ?

— Tous ceux qui vous rencontrent ne peuvent s’empêcher de vous aimer, Ellie, mais… je crains qu’elle ne m’en veuille d’avoir épousé une fille d’un autre rang que le nôtre.

— Réagit-on encore vraiment ainsi de nos jours ?

— Bien sûr, et votre pays ne fait pas exception à la règle.

— Dans un sens, vous avez raison. Pourtant, si quelqu’un réussit à percer…

— Vous voulez dire, s’il fait fortune !

— L’argent n’entre pas toujours en ligne de compte.

— Vous savez bien que si, voyons. Celui qui a de l’argent, est admiré et envié sans que personne se soucie de ses antécédents.

— Mais Mike, ce serait cruel de ne rien révéler à votre mère.

— Pas du tout. Laissez-moi juge en cette matière. Apprendre notre situation la bouleverserait.

— Vous lui direz quand même que vous êtes marié ?

— Si vous y tenez.

Il me vint soudain à l’esprit qu’il me serait plus facile de me débarrasser de cette mission alors que nous étions encore à l’étranger, et ce soir-là, tandis qu’Ellie se chargeait d’expédier des missives à ses oncles et à Cora, je rédigeai une courte lettre ainsi conçue :

« Chère Mummy ; j’aurais dû vous annoncer la nouvelle plus tôt, mais je ne savais comment m’y prendre. Je suis marié depuis trois semaines. Elle est très jolie, très gentille et possède beaucoup d’argent, ce qui rend parfois les choses assez embarrassantes. Nous allons nous construire une maison à la campagne. Pour le moment, nous voyageons à travers l’Europe. Portez-vous bien. Votre Mike. »

Notre soirée laborieuse eut des résultats assez divers. Ma mère laissa s’écouler une semaine avant de m’envoyer une réponse laconique dont le ton ne me surprit nullement.

« Cher Mike, j’étais contente de recevoir votre lettre. J’espère que vous serez très heureux. Votre mère affectionnée. »

Par contre, ainsi qu’Ellie l’avait prédit, la nouvelle suscita beaucoup d’agitation chez les siens. Pour commencer, une pluie de reporters nous tomba dessus et les journaux commentèrent notre idylle « romanesque ». Des lettres de banquiers et d’hommes d’affaires se succédèrent et, pour finir, des rendez-vous officiels furent fixés. Nous avons pris l’avion, sommes allés voir où en était notre maison. Nous avons discuté avec Santonix des dernières améliorations puis, ayant emprunté la route de Londres, nous nous sommes installés au Claridge, prêts à affronter les hostilités.

Notre premier visiteur fut Andrew P. Lippincott, un homme d’un certain âge, grand, sec, très collet-monté qui s’exprimait de façon maniérée. Il arrivait de Boston et parlait un anglais des plus purs.

Il se présenta en fin de matinée, embrassa une Ellie qui s’était rongé les ongles depuis son lever, et serra la main à un Mike s’efforçant d’arborer un air dégagé.

— Ellie, ma chère, vous avez une mine ravissante. Je dirai même que vous resplendissez.

— Comment allez-vous, oncle Andrew ? Êtes-vous venu en avion ?

— Non, j’ai eu une très agréable traversée sur le « Queen Mary ». Voici donc votre mari.

— Oui, c’est Mike.

J’espérai me montrer à la hauteur de la situation en offrant un verre à notre visiteur qui refusa, avant de prendre place dans un fauteuil à dossier droit et accoudoirs de bois sculpté, pour nous contempler Ellie et moi, sans se départir de son aimable sourire.

— Savez-vous, jeunes gens, que vous nous avez causé bien des soucis avec votre très romantique mariage ?

— Je suis désolée, oncle Andrew, vraiment désolée.

— Vous vous repentez un peu tard, ma chère.

— J’ai cru agir pour le mieux.

— Permettez-moi de ne pas être entièrement d’accord avec vous sur ce point.

— Vous n’ignorez pourtant pas que si nous avions agi au grand jour, tout le monde nous aurait mis des bâtons dans les roues.

— Qu’est-ce qui vous incline à le croire ?

— Vous les connaissez aussi bien que moi pour comprendre ce que je veux dire. D’ailleurs, vous aussi, vous vous seriez dressé contre nous. J’ai déjà reçu deux lettres de Cora, depuis hier.

— Vu les circonstances, vous ne deviez guère vous attendre à moins.

— L’homme que j’épouse et la manière dont s’est fait notre mariage, ne regardent personne.

— Votre décision aurait choqué le clan féminin de n’importe quelle famille.

— Eh bien ! moi, j’ai la conviction d’avoir évité des ennuis à tout le monde.

— Admettons. Il n’en reste pas moins que vous avez usé de supercherie… aidée d’ailleurs en cela par une personne qui aurait mieux fait de se tenir à sa place.

Ellie rougit.

— Vous faites allusion à Greta. Elle a simplement obéi à mes ordres. Les autres lui en veulent-ils beaucoup ?

— Naturellement ! Ni elle ni vous ne pouviez espérer qu’il en serait autrement ! Rappelez-vous que Greta occupait un poste de confiance.

— Je suis majeure et donc maîtresse de mes actes.

— Je crois savoir que votre roman a débuté avant votre majorité ?

Je tentai d’intervenir.

— N’en veuillez pas trop à Ellie, monsieur. À l’époque, j’ignorais tout de la façon dont vivait ma future femme. Sa famille habitant un autre pays, nos rapports entre elle et moi se révélaient difficiles.

— Je comprends parfaitement que sur l’ordre d’Ellie, Greta mit à la poste certaines lettres en fournissant de fausses informations à Mrs. Van Stuyvesant et à moi-même. Connaissez-vous Greta Andersen, Michaël ? Puisque vous êtes le mari d’Ellie, je crois pouvoir me permettre de vous appeler par votre prénom ?

— Je vous en prie. Non… je ne connais pas Miss Andersen.

— Vraiment ? Voilà qui me surprend. — Il fixa sur moi un regard scrutateur. — J’aurais cru qu’elle était présente à votre mariage.

Après un coup d’œil de reproche à mon adresse, Ellie observa :

— Non, Greta n’est pas venue.

L’homme de loi qui continuait à m’examiner fut sur le point d’émettre une remarque, mais se retint.

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