LA NUIT QUI NE FINIT PAS

— Votre femme ? Je la connais.

— Quoi ?

— Elle ne vous a donc pas parlé de la visite qu’elle m’a faite ?

— Mais… quand ?

— Il n’y a pas très longtemps. Un jour, elle est arrivée et est restée plantée à la porte sans un mot. Je l’ai trouvée jolie et très simple, en dépit de ses vêtements coûteux. Elle m’a dit : « Je tenais à vous rencontrer, Mrs. Rogers. J’estime qu’il n’est pas juste que la mère de mon mari demeure pour moi une inconnue. »

— Je lui ai répondu que je vous connaissais assez pour comprendre que vous ne souhaitiez pas nous voir ensemble. « — Pourquoi ? » « — Vous croyez qu’il a honte de votre pauvreté parce que je suis riche ? Non, Mike n’est pas ainsi, Mrs. Rogers. » « — Je ne l’ignore pas. Je lui ai expliqué que vous aviez tout simplement peur de moi, car je sais trop de choses sur vous. » Ma remarque parut l’amuser et elle observa : « La plupart des mères affirment tout savoir sur leurs fils qui, de leur côté, se lassent de se sentir ainsi couvés. » — Dans un sens, elle a raison.

— Ellie aurait dû me parler de sa visite chez vous. Je ne l’aurais pas crue capable d’une telle dissimulation.

J’étais furieux. Ma mère tenta, en vain, de m’apaiser. Refusant d’en entendre davantage, je la pressai :

— Allons, venez voir la maison, Mummy.

Notre « home » ne parut pas tellement lui plaire. Elle passa d’une pièce à l’autre, les sourcils froncés, puis se rendit sous la véranda. Ellie et Greta, de retour d’une promenade, s’y installaient. Le regard de ma mère se fixa sur Greta qui portait une pèlerine rouge. Ellie se retourna, sursauta, puis s’avança vers nous.

— Mrs. Rogers ! Quelle surprise… Je vous présente mon amie Greta Andersen. C’est très gentil à vous de venir nous voir.

Elle prit les mains de ma mère dans les siennes. Sa belle-mère la contempla un moment, puis son regard dur se reporta sur l’Allemande :

— Je vois, murmura-t-elle. Je vois…

— Que voyez-vous, Mrs. Rogers ?

— Je me suis souvent demandé comment était la maison que vous habitiez. C’est très beau. Les rideaux, les meubles, les tableaux…

— Voulez-vous boire du thé ?

— N’est-ce pas un peu tard ?

— Nous en prenons à toute heure. — Se tournant vers son amie : — Je ne sonnerai pas. Voulez-vous aller nous préparer un pot de thé, Greta ?

— Bien sûr, chérie.

La jeune fille sortit en jetant un coup d’œil presque effrayé sur ma mère.

— Où sont vos bagages, Mrs. Rogers ? J’espère que vous resterez ici quelques jours ?

— Non, mon enfant. Je reprends mon train dans une demi-heure. Je désirais seulement me rendre compte. — Elle ajouta vivement, peut-être parce qu’elle ne voulait pas être entendue de Greta. — Ne craignez rien. J’ai parlé à Mike de notre première rencontre.

Ellie me regarda timidement.

— Ne soyez pas fâché, chéri. J’ai cru bien agir en vous dissimulant ma visite à votre mère.

Mummy expliqua :

— Votre femme était poussée par un sentiment qui l’honore. Vous avez choisi une bonne fille, Mike. Je suis désolée…

— Désolée, Mrs. Rogers ?

— Oui, désolée de vous avoir jugée avant de vous connaître. Les belles-mères sont ainsi, elles se méfient toujours de celle qui leur enlève leur fils. Dès que je vous ai aperçue, j’ai compris que Mike était bien tombé. Il a beaucoup de chance.

Souriant, je protestai :

— Voyons, Mummy, vous savez bien que j’ai toujours eu du goût.

— Des goûts de luxe, oui ! Elle promena son regard sur les tentures.

Ellie protesta :

— Je suis pire que lui sur ce point.

— Encouragez-le tout de même à faire des économies de temps à autre. Il en a grand besoin pour s’assagir.

— Je refuse d’améliorer mon caractère. L’avantage dans le mariage est que la femme juge toujours son mari parfait. N’est-ce pas, Ellie ?

Elle éclata de rire, rouge de plaisir. À ce moment, Greta entra, chargée d’un plateau et l’atmosphère redevint tendue, Ellie tenta timidement de persuader ma mère de rester plus longtemps, mais devant son visage fermé, elle n’insista pas. Nous raccompagnâmes notre visiteuse jusqu’au portail et au moment de nous quitter, elle s’enquit :

— Comment appelez-vous cette propriété ?

— Le « Champ du Gitan ».

— Vous avez en effet des bohémiens dans le coin.

— Comment le savez-vous, Mummy ?

— En venant, j’ai croisé une vieille femme qui m’a regardée étrangement.

— Mrs. Lee… Elle n’est pas méchante, seulement un peu dérangée.

— Ce n’est pas l’impression que j’ai eue. Elle m’a semblé en vouloir à quelqu’un. Lui auriez-vous causé quelque tort ?

Ellie répondit pour moi.

— Elle est persuadée que cette propriété appartient à ceux qu’elle considère comme les siens : les gitans. Un campement de nomades fut chassé d’ici, il y a longtemps.

— Elle doit vouloir de l’argent. Ces gens-là sont ainsi. Ils gémissent et menacent, mais lorsque vous leur montrez quelques billets, ils oublient tout de suite leurs lamentations. À propos, qui est cette jolie personne qui habite chez vous ?

Ellie lui expliqua sa longue amitié avec l’Allemande, et comment, grâce à elle, elle avait épousé l’homme qu’elle aimait. Je l’entendis conclure :

— Greta est merveilleuse et je me demande ce que je ferais sans elle.

— Vit-elle avec vous ou n’est-elle que de passage ?

— Lorsque je me suis foulé la cheville, je lui ai demandé de m’aider et à présent que je suis remise, ma foi…

— Les jeunes gens devraient habiter seuls.

Elle nous embrassa et s’éloigna. Ellie, qui la suivait des yeux, remarqua d’un air pensif :

— Elle a beaucoup de personnalité.

Je lui en voulais encore de sa visite secrète à ma mère, mais au moment où je m’apprêtais à lui dire ce que je pensais, je vis son regard limpide et son sourire espiègle. Ma rancune s’envola.

— Petite cachottière !

— Parfois, c’est nécessaire.

— « Elle a trompé son père et peut te tromper à ton tour[3]. »

— Je ne crois pas avoir abusé mon père. J’étais probablement trop jeune pour cela.

— Il n’aurait pas approuvé notre mariage.

— Dans ce cas, s’il vivait encore, je me serais enfuie pour vous épouser.

— Pourquoi désiriez-vous tant voir ma mère, Ellie ?

— N’exagérez pas. Je savais qu’elle tenait beaucoup à vous et qu’elle serait heureuse de connaître sa belle-fille. Elle a dû travailler dur pendant des années, pour vous permettre de poursuivre vos études.

— Cette histoire ne regarde qu’elle et moi.

— Dans un sens, je comprends pourquoi vous ne souhaitiez pas que je la connaisse.

— Vous vous imaginez que je souffre d’un complexe d’infériorité à cause de notre pauvreté ? Je vous jure pourtant que je n’y songe jamais.

— Je vous crois. Vous ne vouliez pas qu’elle me parle de vous. Elle aurait probablement souhaité vous voir choisir un bon métier.

— Oui, un bon métier assurant un avenir stable.

Elle haussa les épaules.

— Quelle importance, à présent… Je comprends son ambition, mais je me doute que vous l’auriez toujours déçue. Vous n’êtes pas du genre d’hommes à accepter une existence étriquée. Il vous faut tout entreprendre, tout voir et tout tenter afin d’arriver au sommet !

— Moi ? Je n’aspire qu’à rester dans cette maison, avec vous.

— Pour le moment, mais cette vie vous lassera bientôt. Peut-être la fantaisie vous prendra-t-elle d’aller étudier divers styles de jardins à travers le monde, pour glaner çà et là quelques idées qui puissent donner au nôtre un caractère exceptionnel ? Je suis sûre, néanmoins, que vous désirerez toujours revenir vous reposer ici entre deux voyages, et c’est ici que nous serons toujours le plus heureux.

— Nous ne nous ennuierons jamais, chérie. Je regrette de m’être fâché au sujet de ma mère.

— Elle n’a pas paru beaucoup aimer Greta.

— Beaucoup de personnes éprouvent un sentiment identique à son égard.

— Vous, compris ?

— J’admets qu’au début je souffrais de la voir tant compter à vos yeux, mais à présent, nous nous entendons très bien. Elle inspire un sentiment de réserve, au premier abord.

— Oncle Andrew ne l’aime pas non plus. Il se figure qu’elle a trop d’influence sur moi.

— Est-ce vrai ?

— C’est possible, mais dans ce cas, c’est aussi assez naturel. Greta est d’un tempérament dominateur et j’ai souvent eu recours à son affection pour supporter ma famille.

— Et finalement vous débarrasser d’eux.

Nous regagnâmes la maison en riant. Notre domestique nous apprit que Greta était repartie se promener.

À présent que ma mère connaissait Ellie et le cadre dans lequel nous vivions, j’osai enfin lui envoyer un gros chèque en lui conseillant de s’installer dans une maison plus confortable. Mon chèque me fut renvoyé par retour du courrier, déchiré en deux avec ces quelques phrases : « Je ne veux pas de cet argent. Vous ne changerez jamais, Mike. J’en ai maintenant la conviction. Que le ciel vous vienne en aide. »

Je montrai le tout à Ellie, en observant avec humeur :

— Vous voyez comme elle est ! Parce que j’ai épousé une femme riche et que je dépense un argent que je n’ai pas gagné en travaillant…

— Calmez-vous, chéri, elle oubliera. Votre mère vous aime beaucoup.

— Alors, pourquoi cherche-t-elle toujours à me changer ? Je suis un adulte, ma personnalité ne se modifiera plus.

— Je vous aime tel que vous êtes. Pour me distraire elle passa à un sujet qui fut loin de m’apaiser. Que pensez-vous de notre nouveau valet ?

Je n’en pensais rien, sinon qu’il cachait mal son mépris à mon égard.

— Il est consciencieux dans son travail… Pourquoi ?

— Je me demande s’il ne serait pas un détective au service d’oncle Andrew.

— Pourquoi Lippincott vous mettrait-il un tel type sur le dos ?

— En prévision d’un enlèvement, j’imagine. Aux États-Unis, chaque fois que je voyageais, il s’en produisait un ou deux.

— Un autre inconvénient que doivent subir les riches, et que j’ignorais. C’est inquiétant.

— Quelle importance, après tout ?

— Et la femme de ce valet ?

— S’il est vraiment détective, elle est sûrement dans le coup. Sa cuisine est bonne, pour un amateur. J’imagine qu’oncle Andrew à moins qu’il ne s’agisse de Stanford Lloyd a payé le couple que nous avions, pour l’éloigner. Le remplacement par celui qu’il avait choisi, était un jeu d’enfant.

— Mais, pourquoi ne pas vous en parler ?

— J’aurais pu protester, rendant ainsi son projet irréalisable. Au fond, je me fais peut-être des idées, néanmoins… Vous allez probablement me juger stupide, mais j’ai tellement été habituée à traîner des détectives dans mon sillage que, d’instinct, je sens de loin leur présence.

— Pauvre petite fille riche ! J’en découvre des choses sur votre compte !

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