LA NUIT QUI NE FINIT PAS

Il soupira :

— Je ne puis, hélas ! attendre. Il me reste peu de temps à vivre. Encore une maison… peut-être deux… Ce n’est pas gai de mourir jeune, mais il n’y a pas moyen de modifier son destin.

— Il va donc me falloir aiguillonner mon ambition.

— Vous êtes en bonne santé, la vie que vous menez vous satisfait, ne changez rien.

— Je ne le pourrais pas, même si j’essayais.

Sur le moment, j’étais sincère. J’aimais mon existence telle qu’elle se présentait, je me distrayais et ma santé ne me donnait aucun souci. J’avais promené en voiture assez de riches, souffrant de maladies de cœur et d’ulcères dus à un surmenage de tous les instants, pour ne pas désirer suivre leur exemple.

Je pensais souvent à Santonix. Il m’intriguait, je crois qu’il faisait partie de ces êtres et de ces choses que j’avais choisi de ne pas oublier : Santonix et ses maisons, le tableau de Bond Street et ma visite à la propriété « Les Tours » avec sa légende de malédiction. Cela formait un ensemble de souvenirs dont je ne me séparerais jamais. Il y avait bien certaines filles aussi, et quelques-uns de mes voyages à l’étranger. Quant à mes clients, ils étaient tous pareils : ennuyeux. Ils descendaient toujours aux mêmes hôtels et, dépourvus de toute imagination, réclamaient sans cesse la même nourriture.

À cette époque, je ne savais rien de l’amour, sinon ce genre d’aventures sentimentales qu’un jeune homme rencontre au gré des jours. Notre génération discute trop des rapports entre sexes et n’apprécie les filles que pour leurs attraits physiques. Plus un garçon collectionne de conquêtes, plus il se figure supérieur à ses copains. Je n’aurais jamais pensé que l’amour – le vrai – fut autre chose et pouvait se manifester de manière soudaine. N’est-ce pas un vieux comédien qui racontait : « J’ai été amoureux une fois, et si je sentais le mal me reprendre, je fuirais à toute allure. » Eh bien ! pour ma part, si j’avais su, si seulement j’avais pu deviner, j’aurais agi de même… en admettant que j’eusse été assez raisonnable pour me comporter de la sorte.

CHAPITRE IV

Je n’oubliai pas la vente qui devait avoir lieu trois semaines plus tard et à laquelle je désirais assister. Je me rendis une fois encore en France et en Allemagne. Mon passage à Hambourg marqua un tournant décisif de ma vie. Pour commencer, je pris en grippe le couple d’Anglais que je pilotais. Tous deux représentaient à mes yeux le genre d’individus que je déteste le plus : grossiers et laids. Un jour, je décidai de les planter là. Je me comportai avec prudence car pour rien au monde, je n’aurais voulu que la compagnie qui m’employait, inscrivît mon nom au crayon rouge sur ses fiches. Je téléphonai donc à l’hôtel où logeaient mes clients pour m’excuser en prétextant une indisposition et j’expédiai un télégramme à Londres, expliquant qu’un médecin m’ayant mis en quarantaine, il serait peut-être sage d’envoyer un chauffeur pour me remplacer. Je me réservais, de retour à Londres, de raconter une histoire à ma façon, mais je pensais bien que cela ne serait pas même nécessaire. J’en avais par-dessus la tête de promener du monde ! Cette soudaine rébellion contribua à la réalisation de mon grand désir : me rendre à la vente de la propriété « Les Tours ».

Comme je l’ai déjà dit, je n’avais jamais assisté à ce genre d’enchères. Je me figurais que ce serait passionnant, mais je me trompais du tout au tout. La vente se déroula dans la pénombre, en présence de seulement six ou sept personnes. Le commissaire-priseur ne ressemblait en rien à ce que je m’imaginais. D’un ton désabusé, il fit l’éloge de la propriété, donna un bref aperçu de sa superficie et passa sans enthousiasme aux enchères. Une voix proposa cinq mille livres. Le commissaire-priseur se permit un sourire ironique et adressa à l’assistance quelques remarques qui stimulèrent un peu les acheteurs éventuels, des provinciaux pour la plupart. Mais la vente se termina bientôt après, faute de surenchères, le commissaire ayant déclaré que le prix demandé n’avait pas été atteint.

— Une vente bien monotone, confiai-je au provincial qui sortait en même temps que moi.

— Elles le sont presque toutes. Vous êtes venu par simple curiosité ? Je ne vous ai pas vu surenchérir.

— Pas de danger ! Je tenais seulement à me rendre compte de la tournure que prendraient les choses.

— Ma foi, la vente aux enchères sert souvent à guider les vendeurs quant au prix. À mon avis, il n’y a que trois acheteurs éventuels : Whetherby, l’entrepreneur de Helminster, Dakhams et Coombe qui représentent une firme de Liverpool et un concurrent inconnu, mais dangereux, arrivé de Londres. Naturellement, il se peut que ces trois-là ne soient pas les seuls à entrer en compétition. On dit que la propriété se vendra néanmoins à bas prix.

— À cause de sa réputation ?

— Ah ! vous avez donc entendu parler du « Champ du Gitan » ? L’histoire circule dans le village. Le conseil municipal aurait dû s’occuper de cette route depuis longtemps… elle est dangereuse.

— Mais, à part la route, l’endroit a mauvaise réputation, n’est-ce pas ?

— Bah ! Je ne crois pas aux superstitions. Le marché va maintenant se poursuivre derrière le décor. Les intéressés vont aller présenter leurs offres et, pour moi, ce seront les types de Liverpool qui l’emporteront. Whetherby ne misera pas assez gros. Je le connais, il achète pour une bouchée de pain et construit des cabanes à lapins. Notez qu’il n’a pas tort car, de nos jours, qui pourrait se permettre de reconstruire sur des ruines, une maison de particuliers ?

— Pourtant, ce serait l’idéal, à mon avis.

— Trop coûteux, mon vieux. À cause des taxes et des problèmes que posent les domestiques. Les gens préfèrent investir leurs millions dans un appartement de luxe, perché au sommet d’un bâtiment moderne. Les grandes maisons de campagne sont abandonnées aujourd’hui.

— On pourrait y installer le confort moderne, ce qui résoudrait en partie le problème domestique.

— Bien sûr, mais cela coûte cher et, d’autre part, peu de gens se plaisent dans la solitude.

— Elle a pourtant du bon.

Je le quittai, l’esprit préoccupé. Mes pas me guidèrent machinalement sur la route bordée de sapins qui monte vers la lande. Tout là-haut, je découvris Ellie ! Elle se tenait devant un sapin géant et semblait s’être matérialisée subitement. Elle portait un ensemble de tweed sombre, ses cheveux avaient les teintes rousses des feuilles d’automne et il se dégageait de toute sa personne quelque chose d’aérien, qui me fascina. Je restai là à la regarder ; de son côté, elle m’examinait, légèrement surprise. À court d’imagination, je bredouillai :

— Excusez-moi, je… je ne voulais pas vous effrayer. Je ne m’attendais pas à trouver quelqu’un ici.

D’une voix douce, elle répondit :

— Je ne vous ai pas entendu arriver. Je suis venue jeter un coup d’œil dans le coin. Cet endroit est très isolé.

— Assez effrayant, en effet. Je veux dire, la maison en ruine est plutôt macabre.

— Elle s’appelle « Les Tours » et, cependant, aucune tour n’est visible.

— J’imagine que les gens baptisent ainsi leurs propriétés afin de leur donner un air de grandeur.

— Vous êtes peut-être au courant ? Elle se vendait aux enchères aujourd’hui.

— J’en viens.

— Vraiment ? Êtes-vous intéressé ?

— Que ferais-je d’une maison en ruine enfouie dans les sapins au milieu de la lande !

— Quelqu’un l’a-t-il achetée ?

— Non. Les enchères n’ont pas atteint le prix demandé.

Elle eut l’air soulagée, ce qui me fit dire :

— Vous ne voudriez pas l’acheter, par hasard ?

— Oh ! non, certainement pas !

J’éprouvai soudain le désir de me confier à elle et de lui avouer :

— Si je déclare que je n’ai pas l’intention de l’acheter c’est tout simplement parce que je n’en ai pas les moyens, mais en vérité, j’aimerais en être propriétaire. Riez si vous voulez, j’ai l’impression que, dans ce domaine, je me sentirais chez moi.

— Mais, n’est-il pas en trop mauvais état ?…

— À l’heure actuelle oui, mais j’ai réfléchi à ce que j’en aurais fait. Les ruines disparaîtraient, elles sont laides et tristes, alors que le cadre a un caractère grandiose. Venez, je vais vous montrer… Là… entre ces arbres, on voit les collines, et la lande et là…

Je lui pris le bras et l’emmenai rapidement vers un autre coin de la propriété.

— Regardez comme le terrain, en s’allongeant permet d’apercevoir la mer. De ce côté, les rochers masquent un village enfoui dans la vallée. À votre droite, se dresse une masse de verdure que vous ne pouvez distinguer à cause des sous-bois touffus. En éclaircissant ce sous-bois, on pourrait y bâtir une maison qui ne ressemblerait en rien à l’ancienne ; une maison merveilleuse, conçue pour ce décor exceptionnel. Un architecte de génie saurait adapter la demeure au cadre.

— Avez-vous jamais entendu parler d’un architecte de génie ?

— J’en connais un.

Je lui parlai alors de Santonix. Nous nous assîmes sur un tronc d’arbre et j’exposai à cette fille, surgie de l’ombre d’un sapin, tous les plans échafaudés depuis trois semaines et qui peuplaient mon rêve.

— Je sais que mon désir ne se réalisera jamais, mais essayez de vous représenter tout ce que l’on pourrait tirer d’un tel paysage. Ici, on couperait des arbres, là on planterait des rhododendrons et des azalées. Mon ami Santonix construirait la maison là-bas… Il est très malade et je crains qu’il ne meure bientôt de tuberculose, mais il aurait le temps de terminer le travail. Vous ne pouvez imaginer comment sont les maisons qu’il fait ; il ne choisit que des gens riches pour clients, des gens riches dont la personnalité lui plaît. Il matérialise alors la demeure idéale qu’ils portent en eux.

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