LA NUIT QUI NE FINIT PAS

Ellie intervint :

— Oui, et je préciserai qu’elle nous a mis en garde contre l’avenir, au cas où nous nous entêterions à demeurer sur le « Champ du Gitan ».

— Vous me surprenez ! Habituellement, elle se contente de prophétiser des événements favorables. Une bande de romanichels campa sur votre propriété lorsque j’étais écolier, et j’ai souvent eu l’occasion de goûter à leurs ragoûts. Ma famille, d’autre part, doit beaucoup à Mrs. Lee, puisque vers la même époque elle tira mon jeune frère d’une pièce d’eau sur laquelle il patinait et dont la glace se rompit sous son poids.

Un mouvement maladroit me fit heurter un verre qui tomba en se brisant. Le major m’aida à chercher les morceaux, tandis que ma femme remarquait :

— Ce que vous venez de nous raconter démontre que Mrs. Lee n’est pas une méchante créature, et j’ai eu tort de la craindre.

— Vous aurait-elle effrayée ?

Je répondis à la place d’Ellie.

— Elle a presque proféré des menaces et le soir de notre installation, il s’est produit un fait qui nous incite à prendre les avertissements de Mrs. Lee au sérieux.

Je lui racontai l’histoire de la pierre lancée dans la fenêtre, ce qui consterna le brave homme.

— Nous ne comptons pas beaucoup de voyous dans le pays. Je suis vraiment navré que vous ayez subi une telle vexation, madame.

— Je me suis vite remise de cette émotion, mais un autre incident s’est produit peu après. Mike, racontez-le pour moi.

J’informai donc le major qu’un matin, nous avions trouvé devant notre porte un oiseau, percé d’un couteau et un chiffon de papier sur lequel nous avions déchiffré ces mots tracés d’une écriture grossière : « Si vous connaissez votre intérêt, partez vite d’ici. »

— Et vous n’en avez pas informé la police ?

— Si nous avions agi de la sorte, nous risquions de nous attirer la colère du plaisantin.

— Il faut éclaircir cette affaire au plus vite, sinon elle pourrait avoir des suites fâcheuses. C’est plus qu’une plaisanterie, à mon sens, et il ne saurait s’agir d’une vengeance personnelle, puisque personne ne vous connaît par ici.

— Évidemment, il reste que nous sommes étrangers à la région.

— Permettez-moi de procéder à une petite enquête.

Il se leva pour prendre congé et jeta un coup d’œil autour de lui.

— J’aime beaucoup votre maison, bien que je préfère le style traditionnel, par habitude. L’architecte que vous avez employé a certainement de hautes qualités.

Je lui parlai de Santonix. Il déclara avoir remarqué certains de ses travaux dans « Maisons et Jardins ». Sur le point de partir, il nous proposa de fixer une date pour aller déjeuner chez lui.

— Vous me direz alors, à votre tour, ce que vous pensez de ma maison.

— Est-elle ancienne ?

— Elle date de 1720, une belle époque ! La bâtisse originale qui avait été construite cent ans plus tôt a disparu dans un incendie, et l’actuelle repose sur les mêmes fondations que la précédente.

— Votre famille a toujours habité la région ?

— Toujours. Les bouleversements économiques nous ont parfois forcés à vendre des parcelles de nos terres, que nous rachetions dès que la situation se stabilisait à nouveau. Je serais heureux de vous montrer mon domaine un de ces jours.

Un épagneul attendait le major dans sa voiture à la carrosserie écaillée. Pourtant, malgré son vêtement râpé et sa vieille guimbarde, je n’avais aucun mal à comprendre le respect qu’inspirait Phillpot. Nous lui avions plu, surtout Ellie. En ce qui me concernait, j’avais surpris à plusieurs reprises son regard inquisiteur posé sur moi.

Regagnant le salon après avoir raccompagné notre visiteur, je trouvai Ellie occupée à placer les derniers morceaux de verre brisé dans la corbeille à papiers. À mon arrivée, elle annonça tristement :

— Je regrette que ce cristal soit brisé, il me plaisait.

— Il nous sera facile de le remplacer.

— Je sais. Qu’est-ce qui vous a rendu si maladroit, Mike ?

Je réfléchis un moment.

— Une remarque de Phillpot qui m’a rappelé un incident survenu dans mon école… J’étais allé patiner sur un lac gelé avec un camarade et avant que je n’aie pu intervenir, la glace s’est rompue sous son pied et il s’est noyé.

— C’est affreux !

— J’avais complètement oublié cet accident, jusqu’au moment où Phillpot nous relata celui dont son frère fut sauvé.

— Le major m’est très sympathique. Que pensez-vous de lui ?

— Il est sans aucun doute un brave homme.

Au début de la semaine suivante, nous nous rendîmes chez les Phillpot. L’extérieur de leur maison, de style très ancien, ne me plut pas du tout. Il est vrai que seule l’architecture moderne m’intéresse. Cependant, l’intérieur, bien que dépourvu de luxe, était confortable. Les murs de la longue salle à manger disparaissaient sous une rangée de portraits. Les ancêtres de la famille sans doute. Certains avaient beaucoup d’allure, bien qu’un expert eût pris grand plaisir à les nettoyer. Je m’arrêtai devant un visage de jeune fille blonde, et mon expression fascinée amena un sourire sur les lèvres de notre hôte.

— Vous avez du goût. C’est là un très bon Gainsborough, quoique le modèle ait joui d’une réputation assez troublante. Elle fut soupçonnée d’avoir empoisonné son mari, Gervaise Phillpot, qui l’avait ramenée d’un de ses voyages. Sa qualité d’étrangère ne disposa guère les juges en sa faveur.

Quelques voisins avaient été invités en même temps que nous : le docteur Shaw, un sexagénaire aux manières affables – il dut se retirer avant la fin du repas, appelé au chevet d’un malade –, le « vicaire » enthousiaste, sympathique et une dame sans âge, à la voix de ténor, qui nous apprit qu’elle élevait des « corgis ». Il y avait aussi une belle jeune femme, Claudia Hardcastle qui ne s’intéressait qu’aux chevaux. Avec Ellie, elles parlèrent équitation et se découvrirent la même allergie, une sorte de rhume des foins, qui les prenait chaque fois qu’elles approchaient d’un animal.

J’entendis ma femme confier à sa nouvelle amie :

— Un médecin américain m’a récemment donné des pilules orange, qui combattent à merveille cette indisposition. Il faut absolument que vous les essayiez. J’en prends une avant de monter à cheval et je n’éprouve pas le moindre malaise.

Je me trouvai placé auprès de notre hôtesse qui se plaignait de sa santé, tout en mangeant de bon appétit. Avec l’éleveuse de corgis – dont j’ai oublié le nom – elles se relayèrent pour me poser des questions sur mon existence antérieure. J’avais assez roulé ma bosse pour détourner habilement leur intérêt d’un sujet sur lequel je n’avais pas l’intention de les renseigner.

La réunion fut agréable, bien qu’un peu monotone. Plus tard, alors que nous visitions le jardin et que je suivais seul une allée, Claudia Hardcastle me rejoignit pour m’annoncer :

— Mon frère m’a parlé de vous.

— Êtes-vous sûre qu’il s’agissait de moi ?

— Oui, car c’est lui qui a construit votre maison.

— Santonix est votre frère !

— Demi-frère. Nous nous voyons très peu. Je me tiens au courant de ses succès, dans les magazines.

— Il est merveilleux.

— Beaucoup le pensent, en effet.

— Pas vous ?…

— Je ne sais pas. Il y a en lui deux aspects contradictoires. À une certaine époque, personne ne voulait en entendre parler, et brusquement ses affaires se sont arrangées. Il est très connu, maintenant.

— Avez-vous vu notre maison ?

— Pas depuis qu’elle est terminée.

— Nous serions heureux de vous la faire visiter.

— Je vous préviens qu’elle ne me plaira pas. Les maisons modernes me laissent indifférente ; et mon époque préférée est celle de la reine Anne. Votre femme et moi, nous nous verrons souvent. Je me propose de la faire inscrire au club de golf et nous irons chevaucher ensemble. Elle m’a dit vouloir acheter un cheval.

Le major s’avança vers nous et me proposa de jeter un coup d’œil sur son écurie. Une fois seuls, il me confia :

— Claudia est une bonne cavalière. Dommage qu’elle ait gâché sa vie.

— Comment cela ?

— Elle avait épousé un Américain du nom de Lloyd, extrêmement riche et beaucoup plus âgé qu’elle. Ils ont divorcé très vite. Depuis, elle en veut à tous les hommes et vit en recluse. Je ne crois pas qu’elle se remarie jamais.

Nous prîmes bientôt congé de nos hôtes. Sur la route du retour, Ellie résuma :

— Des gens ennuyeux, mais charmants. Nous allons être heureux ici, n’est-ce pas, Mike ?

— Bien sûr, chérie.

Je la déposai devant le perron et allai ranger la voiture dans le garage. En revenant vers la maison, je perçus quelques notes de musique. Ellie s’accompagnait sur sa vieille guitare espagnole, tout en fredonnant d’une voix douce et plaintive, quelque ballade écossaise ou irlandaise dont je n’avais jamais entendu parler.

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